Chapitre II
Lâabsurde
Peut-ĂȘtre un jour sâapercevra-t-on dâune chose importante : la littĂ©rature de lâabsurde, dont nous voici enfin et depuis peu libĂ©rĂ©s, on a cru Ă tort quâelle Ă©tait la prise de conscience, lucide et mythologique Ă la fois, de notre condition ; elle nâĂ©tait que le versant aveugle et nĂ©gatif dâune expĂ©rience qui affleure de nos jours, nous apprenant que ce nâest pas le « sens » qui manque, mais les signes, qui ne signifient pourtant pas ce manque. Dans le jeu brouillĂ© de lâexistence et de lâhistoire, nous dĂ©couvrons simplement la loi gĂ©nĂ©rale du Jeu des Signes, dans lequel se poursuit notre raisonnable histoire. On voit les choses, parce que les mots font dĂ©faut ; la lumiĂšre de leur ĂȘtre câest le cratĂšre enflammĂ© oĂč le langage sâeffondre.
M. FOUCAULT
Pour accĂ©der au cĆur du langage, le chemin est difficile et malaisĂ©. Il semble quâil faille emprunter la voie de lâabsurde, du dĂ©lire et mĂȘme de la folie. Est-ce bien lĂ le chemin que nous voulons suivre ? Les exemples du chapitre prĂ©cĂ©dent sont dĂ©jĂ une indication : Lewis Carroll ou Raymond Roussel ne sont pas des fous. Leur travail nous introduit, chacun Ă sa façon, au cĆur du langage. Il y a aussi dâautres paroles qui, avec leur problĂ©matique propre, ne demandent quâĂ se livrer. Je ne souhaite donc pas explorer le langage de la folie â et ce nâest pas parce quâil nây aurait plus rien Ă dire, bien au contraire. Dâailleurs, ce langage a aussi sa logique comme le montre le bel ouvrage de Michelle Nevert sur les lettres de personnes internĂ©es. Il se dĂ©gage de ces lettres, qui sont surtout des dĂ©nonciations de la condition dâinternĂ©, lâexposĂ© dâune souffrance souvent intolĂ©rable. Plusieurs sont particuliĂšrement touchantes. Le langage nây est pas incohĂ©rent. Et lĂ justement, on est un peu surpris. Car ce que montrent les lettres publiĂ©es, câest le respect de la langue, tant au niveau grammatical quâorthographique : « Dans ces circonstances, la syntaxe comme le lexique suivent docilement les conventions et respectent la plupart du temps toutes les normes langagiĂšres. » Un tel respect certes est fonction du niveau de scolaritĂ© ou de la classe sociale de lâĂ©crivain. Les auteurs de ces lettres se corrigent, sâexcusent Ă lâavance des fautes quâils commettent ou auraient pu commettre. On est respectueux de la langue, plus que ne lâexige la convention sociale. On aurait pu penser au contraire que la langue des « fous » serait singuliĂšre dans la mesure oĂč elle exprimerait la maladie. Elle serait au plus prĂšs de lâaffection dans son expression immĂ©diate tant dans sa syntaxe que dans son orthographe. Comment savoir sâil est fou quand les lettres du schizophrĂšne sont semblables aux autres. Il est difficile dâimaginer que les internĂ©s sâexpriment comme nous, parfois mieux.
Ces lettres ont un objectif, Ă©crit aussi Nevert, celui dâannuler toute possibilitĂ© dâĂȘtre jugĂ© nĂ©gativement. On ne veut pas ĂȘtre considĂ©rĂ© comme malade ou comme fou ; en fait, dans un discours au lexique qui emprunte beaucoup au discours mĂ©dical lui-mĂȘme, les internĂ©s dĂ©montent le mĂ©canisme supposĂ© de leur maladie, lâerreur de diagnostic. Au point quâil arrive que le psychiatre utilise ces discours comme une forme dâautodiagnostic dont la conclusion cependant lui Ă©chapperait, comprenant ou interprĂ©tant mal les symptĂŽmes, les circonstances, etc..
Le discours du fou, du malade, nâest pas celui, comme on aurait pu le croire, qui sâattaque au langage, qui cherche Ă le dĂ©truire parce quâil lâenferme dans la folie ou la maladie. Ătre fou, câest parler comme un fou, mais câest surtout rester prisonnier dâune langue qui condamne Ă lâavance tout ce que lâon dit ou Ă©crit. Câest difficile de parler ou dâĂ©crire lorsquâon est considĂ©rĂ© comme fou. Câest peut-ĂȘtre pourquoi, au contraire, on utilise la langue de la meilleure maniĂšre possible pour se faire comprendre, pour se faire un alliĂ© dont on reconnaĂźt la puissance tout en sachant le risque quâil y aurait pour lui dâessayer de la pervertir ou de la dĂ©truire. Ce serait un vĂ©ritable Ă©garement que de parler sans ĂȘtre compris, que de sâattaquer au langage, Ă sa syntaxe, Ă son orthographe, au point quâil devienne incomprĂ©hensible aux autres. Câest dans le langage, sa cohĂ©rence, sa structure, que prend forme, pour certains spĂ©cialistes de la psychĂ©, quelque chose comme la folie. On comprend pourquoi on nâose sây attaquer que rarement. Le prix Ă payer pour celui qui sây risque est Ă©norme.
Je veux pour ma part Ă©tudier une autre maniĂšre dâaccĂ©der au monde du langage, celui par lequel il se conteste lui-mĂȘme. Peu ont empruntĂ© cette voie. On trouve la trace dâun tel chemin dans la cĂ©lĂšbre « encyclopĂ©die chinoise », que cite Foucault au dĂ©but de Les mots et les choses, oĂč les animaux sont classĂ©s en « a) appartenant Ă lâEmpereur, b) embaumĂ©s, c) apprivoisĂ©s, d) cochons de lait, e) sirĂšnes, f) fabuleux, g) chiens en libertĂ©, h) inclus dans la prĂ©sente classification, i) qui sâagitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinĂ©s avec un pinceau trĂšs fin de poils de chameau, l) et cĂŠtera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches. »
Ă cette Ă©tonnante ou dĂ©concertante taxinomie, le philosophe conclut par une formule qui rĂ©sume bien notre confusion : « lâimpossibilitĂ© nue de penser cela ». Il souligne avec Ă -propos que cette curieuse mise en ordre des animaux nâappartient pas Ă notre pensĂ©e. Pourquoi est-il impossible, poursuit-il, de penser cela ? Ce nâest pas, comme on pourrait le croire, la proximitĂ© de ces ĂȘtres si hĂ©tĂ©roclites crĂ©Ă©e par la rĂ©partition invraisemblable qui les rĂ©unit ; ce nâest pas non plus la difficultĂ© de trouver ce quâil y a de commun entre eux ; ce qui les rassemble, ce nâest rien dâautre que lâespace du langage. Ils sont tous lĂ offerts Ă notre regard Ă©bahi grĂące au langage. Sans lui, point de mise en ordre, chaque ĂȘtre rĂ©el ou imaginaire sâĂ©vaderait dans des lieux oĂč il deviendrait difficile sinon impossible de le rattraper. En effet, oĂč rassembler, en quel espace peuvent se marier les « et cĂŠtera », les « embaumĂ©s », les « qui appartiennent Ă lâEmpereur », les « apprivoisĂ©s », les « cochons de lait », les « innombrables », etc. ? Ils appartiennent tous Ă des lieux qui, sans ĂȘtre complĂštement incommensurables, ne se croisent que de maniĂšre improbable. Ils appartiennent Ă des univers trop Ă©loignĂ©s, trop dissemblables pour quâils puissent apparaĂźtre un jour, sauf sous le mode dâune encyclopĂ©die chinoise fabuleuse ou exotique, Ă la pensĂ©e qui est la nĂŽtre. Mais ils sont venus ensemble dans cette zootaxie qui ne peut avoir pour nous que le charme de la poĂ©sie ou le comique de lâabsurde. Or, pour ce qui est du charme de la poĂ©sie, Foucault souligne que Borges « ne fait jaillir nulle part lâĂ©clair de la rencontre poĂ©tique ». Nous regarderons donc du cĂŽtĂ© de lâabsurde.
LâĂ©trange encyclopĂ©die chinoise nâest-elle pas absurde ? Elle lâest, nous dit Foucault, parce que la « monstruositĂ© que Borges fait circuler dans son Ă©numĂ©ration consiste au contraire en ceci que lâespace commun des rencontres sây trouve lui-mĂȘme ruinĂ©. Ce qui est impossible, ce nâest pas le voisinage des choses, câest le site lui-mĂȘme oĂč elles pourraient voisiner. [âŠ] Lâabsurde ruine le et de lâĂ©numĂ©ration en frappant dâimpossibilitĂ© le en oĂč se rĂ©partissent les choses Ă©numĂ©rĂ©es. » Est-ce bien ça lâabsurde ? Ce nâest pas dans ces termes quâon nous en a parlĂ©.
Un tel site, celui qui accueille tous ces ĂȘtres Ă©tonnants, nâexiste pas dans la pensĂ©e « qui a notre Ăąge et notre gĂ©ographie ». Lâabsurde nâest pas, nous a-t-on appris, lâinexistence ; le non-sens est une chose au mĂȘme titre que le sens. En effet, il ne renvoie pas Ă lâinexistence des choses ; la plupart des animaux de Borges existent. Il est vrai que le « et cĂŠtera » et le « inclus dans la prĂ©sente classification » posent un problĂšme mĂ©thodologique, dans le premier cas, et un dilemme logique, dans le second. Une classification doit pouvoir Ă©tablir un certain rapport au moins formel entre les classes, le « et cĂŠtera » vient anĂ©antir la possibilitĂ© dâun tel rapport. Une taxinomie ne peut comporter une catĂ©gorie « inclus dans la prĂ©sente classification », sans soulever un problĂšme logique. Le paradoxe est Ă©vident. Ce nâest pourtant pas lĂ que lâabsurde prend forme. Il est autre chose. Ce que Foucault affirme Ă propos de lâencyclopĂ©die chinoise, câest quâelle ruine, et câest en cela quâelle est absurde, lâespace du langage si hospitalier pour tous ces ĂȘtres. Lâabsurde, tout comme la poĂ©sie mais de maniĂšre fort diffĂ©rente, sâattaque directement Ă lâespace et mĂȘme Ă lâĂȘtre du langage, le ruinant dĂ©risoirement en lâouvrant Ă lâespace qui est le sien, celui dans lequel tout sâefface et disparaĂźt en un Ă©clair. LâencyclopĂ©die chinoise est impossible ; elle nâexiste quâĂ lâinstant oĂč Borges lâa formulĂ©e mais, et câest lĂ ce qui nous importe, elle dĂ©truit Ă lâavance tout lieu qui pourrait lâaccueillir elle-mĂȘme.
Lâabsurde et lâĂȘtre du langage
Lâabsurde a ceci de curieux quâil ne se caractĂ©rise pas par lâabsence de sens, mais par le fait de jouer sur une mĂȘme surface sens et non-sens. LĂ , tout se passe dans lâimmĂ©diat, Ă la surface du langage â qui nâest dâailleurs pour nous quâune surface oĂč quelque chose a lieu. On le voit immĂ©diatement, quelque chose cloche dans ce qui est dit, par exemple : « LâĂ©tudiant assis sur un nuage quetsche ne comprend pas les assiettes volantes qui sâĂ©clatent sur le tableau de lâocĂ©an. » Il nây a pas Ă rĂ©flĂ©chir longuement devant un tel Ă©noncĂ©. Il est absurde. Mais pour quelles raisons exactement ?
Il y en a deux qui sautent aux yeux : la premiĂšre est que les mots « Ă©tudiant », « nuage », « quetsche », « assiette », « tableau » et « ocĂ©an » ne composent pas une unitĂ© sĂ©mantique cohĂ©rente. Ils se rencontrent apparemment fortuitement sur une surface connue, le langage, et, pourtant, ils se dĂ©fient plutĂŽt que de constituer une unitĂ© significative. Il y a bien entre « Ă©tudiant » et « tableau » un lien, mais dans la phrase il est invisible. En fait, le mot « tableau » est liĂ© ici à « ocĂ©an » plutĂŽt quâà « Ă©tudiant » : on se demandera alors ce que peut bien signifier le « tableau de lâocĂ©an ». ArrĂȘtons-nous un instant Ă lâabsurditĂ© de cette phrase en cherchant Ă comprendre Ă quoi elle tient.
Est-ce lâĂ©noncĂ© qui est mal construit ? Y a-t-il une erreur de syntaxe ? Il semble que non. Est-ce au niveau sĂ©mantique que le problĂšme se pose ? Il arrive que des propositions soient absurdes simplement parce quâon ne connaĂźt pas la signification des mots. Selon lâexemple de Bouveresse, dire que « Les borogoves sont vĂ©gĂ©tariens » est absurde si on ne connaĂźt pas la signification du nom propre. LâĂ©noncĂ© ne lâest plus si lâon sait quâil sâagit des habitants dâune planĂšte Ă©loignĂ©e de la terre. Si une telle planĂšte nâexiste pas, la proposition ne devient pas pour autant absurde ; elle le redeviendrait si le mot « borogoves » dĂ©signait des roches volcaniques et que le terme « vĂ©gĂ©tariens » nâĂ©tait pas une figure de style ou une analogie pour en parler. En effet, rien ne nous permet de douter que ces habitants, si inconnus ou imaginaires soient-ils, puissent ĂȘtre vĂ©gĂ©tariens, Ă©tant entendu quâon veut dire par lĂ quâils se nourrissent de mets provenant du rĂšgne vĂ©gĂ©tal et quâils ne mangent pas de viande.
Pour revenir Ă notre phrase sur lâĂ©tudiant, câest au niveau sĂ©mantique quâelle devient inintelligible. En fait, câest la signification globale de la proposition qui est absurde et non celle de chacun des mots employĂ©s. Pour nous, il est absurde quâun Ă©tudiant soit assis sur un nuage quetsche ; quâil y ait des assiettes volantes et quâelles sâĂ©clatent sur le tableau de lâocĂ©an. Lâensemble donc nâĂ©voque rien et il est difficile dây voir une mĂ©taphore. Non seulement on ne saisit pas le sens de la phrase, mais on nâen comprend pas les raisons de lâĂ©nonciation ni le type dâacte quâelle accomplit et les instances discursives quâelle met en jeu. Selon la thĂ©orie des blocs sĂ©mantiques, tout Ă©noncĂ© donne en effet toujours une image de sa propre Ă©nonciation. Devant une telle proposition, lâesprit essaie de trouver du sens dans le non-sens apparent, puis il sâarrĂȘte pour dĂ©terminer que la phrase nâa pas de sens sauf peut-ĂȘtre dans un monde imaginaire ou exotique, comme peut lâĂȘtre la Chine oĂč, selon nos prĂ©jugĂ©s, toutes sortes de classifications sont possibles. Dans ce cas, il faudrait que lâĂ©noncĂ© donne une image de sa propre Ă©nonciation.
La deuxiĂšme raison Ă©vidente pour laquelle lâĂ©noncĂ© est absurde tient Ă la difficultĂ© de le situer : Ă quel type de langage appartient-il ? Il est possible quâune telle proposition fasse partie ...