Une gauche possible
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Une gauche possible

  1. 114 pages
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Une gauche possible

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À propos de ce livre

Si cet essai fait d'abord le bilan d'un certain parcours personnel engagé, il est aussi une réflexion sur le monde et sur la politique, qui expose au fil des pages les éléments d'un projet de société où il devient possible de composer avec nos différences, qu'elles soient sociales, politiques ou nationales. Une gauche possible, c'est une voie progressiste, qui ose remettre en question certaines vérités proclamées, pour mieux s'inscrire dans le réel et dans le débat démocratique. Il y a là un point de vue affirmé sur ce qui commence à ressembler au symptôme d'un échec, se référant ici au débat identitaire, ainsi que la proposition d'une nouvelle relation Québec-Canada. Enfin, face au découragement et au cynisme entretenu, il y a l'espoir, l'espoir que tout peut encore changer, et pour le mieux.

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Chapitre 1

Là d’où je viens

Je viens de Rouyn-Noranda, de la rue Montréal, juste en face de ce qui était l’école Monseigneur Pelletier. J’y ai passé la majeure partie de mon enfance et de mon adolescence. C’était un coin assez pauvre qu’on appelait le «quartier des vétérans», et qui regroupait plusieurs immeubles de briques brunes, de quatre logements chacun. Les résidents de ces habitations à prix modique, qui étaient en quelque sorte des coopératives d’habitation avant l’heure, avaient, pour la plupart, fait la deuxième guerre mondiale. Mon père aussi avait fait la guerre, mais lui c’était celle de Corée, ce qui en faisait l’un des plus jeunes pères de famille du quartier. Il avait rejoint l’armée à l’âge de dix-sept ans pour s’arracher à son milieu et à la pauvreté. Au retour, il s’était dirigé vers les mines en Abitibi, et s’était arrêté à Rouyn-Noranda.
À la maison, on ne parlait pas beaucoup de ses sentiments. Mon père était plutôt emmuré dans ses secrets et dans ses silences, que ma mère remplissait. On pouvait finir par s’y sentir à part, ce qui ne veut pas dire malheureux.
Mes amis, c’étaient les enfants des «vétérans», fils et filles de gens souvent meurtris par la vie, mais davantage par la guerre. La violence familiale et l’alcoolisme étaient présents, la délinquance, manifeste. J’ai passé là-bas de belles années. On construisait des cabanes dans les bois environnants, on explorait la ferme laitière pas très loin, on se faisait des peurs avec Maurice, le géant simple d’esprit qui rodait dans les parages, on faisait nos expériences, nos batailles, nos guerres…
À l’école primaire, on se retrouvait dans le même groupe. Eux étaient toujours assis au fond de la classe parce que considérés comme délinquants et pas doués. Moi j’avais des bonnes notes, peut-être même parmi les meilleures, mais je m’assoyais avec mes amis. Mon appartenance était là, clairement là, et pas ailleurs. J’estime y avoir fait mon premier apprentissage des divisions sociales. Je me souviens d’ailleurs de la fois où notre enseignante nous a répartis en équipes pour un concours de mathématiques. Je m’étais retrouvé le dernier chef à «choisir» les derniers élèves, ceux du fond de la classe, mes amis. Nous avions livré bataille, mais avec le résultat que l’on peut imaginer.
C’est à cette même école que j’ai organisé mon premier mouvement de désobéissance civile : la direction ayant restreint notre aire de jeu dans la cour de l’école, j’avais tenté d’organiser un boycott du retour en classe à la fin de la récréation. Au bout de quelques minutes de résistance, il ne restait plus que moi. C’est là aussi que j’ai expérimenté l’un de mes premiers grands moments de solitude.
Ma vie est jalonnée de ruptures. Ruptures pas toujours souhaitées mais qui résultent de prises de décision. La première, à la fin de l’école primaire, quand j’ai décidé, soutenu par mes parents qui faisaient là un grand sacrifice, d’aller poursuivre mes études dans une école privée, le séminaire Saint-Michel, pour faire mes études secondaires. Sans l’avoir voulu ni pressenti, je rompais avec mes amis et avec mon quartier, tout en continuant à y vivre. Plusieurs d’entre eux se dirigeraient vers des écoles de métier alors que moi je rejoignais l’école de l’aristocratie, celle des gosses de riches et de notables.
Dans cette école que j’ai aimée et détestée à la fois, j’ai ressenti encore plus vivement les divisions sociales. En effet, fils de mineur accidenté du travail de surcroît et sans emploi pendant quelques années, et donc sans beaucoup de ressources financières qui entraient à la maison, je me souviens de certaines moqueries de camarades d’école, par exemple à propos de mes vieux souliers. Plus que tout, je savais n’être pas de leur monde; nos milieux, nos quartiers, nos maisons étant trop différents. D’ailleurs je ne les invitais jamais chez moi. Je regrette aujourd’hui cette honte, celle d’un enfant, d’un adolescent, qui vient d’en bas.
C’est pourtant dans cette même école que des professeurs passionnés de littérature, d’histoire, de religion, de politique ou de sciences, m’ont tant appris, éveillé la conscience et permis d’entrer en contact avec le monde. C’est un prof de sciences physiques, Réal Roy, qui nous expliquait, dès l’automne 1973, et pendant tout un cours, les ramifications du coup d’État au Chili qui avait renversé le gouvernement légitime et démocratique de Salvador Allende, avec la complicité de certaines minières canadiennes, dont Noranda Mines. C’est à la suite de ce cours, je crois, que j’avais organisé une collecte, à coups de sous et de cinq sous, dans toutes les classes de l’école pour soutenir la résistance chilienne. J’avais acheminé ainsi une centaine de dollars au comité Québec-Chili, qui avait ses bureaux à Montréal. Un autre professeur, Rénal Dufour, nous enseignait la chimie, à travers des élucubrations philosophiques, comme s’il marchait sur les murs. Un autre nous parlait de la mystique chrétienne avant de nous ramener à ses désaccords avec Karl Marx. Sans oublier le frère Lamy qui faisait rouler ses «r» militaires, en nous apprenant à taper à la machine à écrire à coups de petites claques derrière la tête. Tout de même fascinant…
Il y a eu là, indéniablement, un réel processus de politisation, commencé dès l’âge de dix, onze ans, au printemps 1970, pendant les élections provinciales, alors que nous assistions à l’irruption d’un nouveau parti politique devenu un formidable catalyseur de l’espoir d’un peuple, le Parti québécois. Je distribuais des dépliants aux portes des maisons. Entraîné par un voisin un peu plus âgé que moi, je me joignais à des manifestations péquistes, dans un climat de tension à couper au couteau. Nous étions en effet en terre créditiste, c’est-à-dire dominés par une sorte de populisme de droite incarné par les figures de Réal Caouette et de Camil Samson. À l’élection suivante, à l’automne 1973, je participais aux débats étudiants, je faisais du porte-à-porte, cherchais à convaincre. J’avais alors quatorze ans…
Le séminaire Saint-Michel m’a apporté un cadre d’enseignement que je n’aurais pas eu ailleurs, m’amenant entre autres à pousser plus loin ma réflexion et mes convictions. Ça se passait à gauche, et pour le jeune que j’étais, l’époque était formidable: le Québec débattait, les idées éclataient de partout, les grèves et les mobilisations étaient omniprésentes, c’était comme si nous étions engagés dans un processus de libération que rien ne pourrait arrêter. C’est à la lecture de documents syndicaux, au printemps 1975 — L'école au service de la classe dominante et Le manuel du 1er mai —, et en organisant sur la base de ces mêmes documents une journée du premier mai au séminaire, que je décide de rompre avec l’école privée: je quitte l’«école au service de la bourgeoisie», pour aller terminer mes études secondaires à l’école publique, la polyvalente. Il me reste le secondaire 5 à terminer. Et c’est ce que j’ai fait. Cela n’a pas été sans provoquer, bien sûr, une nouvelle rupture, plus brutale celle-là, parce que décidée face à un milieu donné, expression claire d’un rejet et, en plus, exposé publiquement.
C’est encore au séminaire Saint-Michel que j’ai fait également l’expérience d’un autre grand moment de solitude dans mon cheminement militant. Animateur du bulletin étudiant, qui se voulait un peu le «phare» de l’opposition étudiante, je ressentais une sorte d’apathie généralisée face à notre journal, c’est pourquoi j’avais tenté de provoquer une réaction en menaçant d’en cesser la publication si un grand nombre d’étudiants ne nous exprimaient pas leur soutien par écrit. Il y avait une date butoir, et une boîte où remettre son message. Nous en avons reçu moins que les doigts d’une main. Lamentable échec de mobilisation pour celui qui voulait changer le monde. C’est un professeur qui m’a remonté le moral et m’a servi les arguments pour continuer le « combat ».
C’est un peu à tâtons, en formation et en devenir, que je faisais l’apprentissage de cette dichotomie entre, d’une part, la volonté et la passion qui peuvent nous animer à vouloir changer l’ordre des choses et, d’autre part, le peu de participation que cela peut parfois susciter, sinon d’être confronté à la dépolitisation et au désintérêt le plus complet. Et c’est dans ce même contexte que je faisais aussi l’apprentissage des clivages sociaux, des différences de classes, et des ruptures avec un milieu qui avait été le mien.
Aujourd’hui, je compte derrière moi plus d’une trentaine d’années de militantisme. Différentes influences ont parcouru cette route, et parfois se sont croisées ou additionnées. Ainsi dès l’âge de seize ans, après le séminaire Saint-Michel, je me suis joint à un groupe maoïste, En lutte, avec lequel j’ai rompu au bout d’un an et demi, un peu saoulé par son dogmatisme et ses pratiques staliniennes. Nouvelle rupture, là aussi fort brutale parce que j’étais jeune et que j’habitais une petite ville de trente mille habitants où on croise tous les jours les mêmes personnes. En quittant cette organisation politique, je devenais, aux yeux de plusieurs de ses militants tous plus âgés que moi (j’avais alors dix-huit ans), un ennemi idéologique, ce que certains ne se gênaient pas d’exprimer. Je suis alors parti en voyage, loin, un peu vagabond, pendant six mois dans l’Ouest canadien.
Par la suite, ce sont les idées anarchistes qui m’ont attiré, et ce jusqu’à l’aube de mes trente ans. Pourtant, toujours le même malaise: derrière le discours libertaire et ses prétentions antiautoritaires, je retrouvais le même dogmatisme, la même chapelle idéologique et, l’échafaud sous le bras, le même éloignement des réalités. Là aussi, la rupture fut brutale. Non seulement j’étais lié à ces gens par la politique, mais c’était mon milieu de vie, mes amis qui me tournaient le dos, parce que j’avais décidé de divorcer politiquement. Jeune et toujours en construction de moi-même, c’est partir qui m’a probablement « sauvé ». Cette fois-là, je suis allé au Chili où j’ai vécu, par périodes entrecoupées, entre la fin des années 1980 et le début des années 1990.
Pourtant, toutes ces jeunes expériences — celles de l’école, des mouvements politiques, des voyages — ont contribué d’une façon ou d’une autre à ma formation et à ma compréhension du monde, à sa connaissance théorique aussi bien qu’à celle, vivante, de mes semblables. J’ai appris à me remettre en question, à conserver une distance critique face à la vérité proclamée, convaincu que celle-ci, pour peu qu’elle existe, résulte de la rencontre de plusieurs vérités, et que l’on y trouve, sur son chemin, beaucoup de doute et de souffrance.
J’ai compris que je n’aime pas beaucoup les carcans, et que je crains ceux qui craignent l’esprit libre et la critique, et qui préfèrent les règlements de compte aux débats. Il existe, par exemple, et je la connais trop bien, une gauche impossible et non souhaitable. Les matériaux de sa construction sont la langue de bois, l’excommunication et la rigidité idéologique. J’ai rompu avec elle, il y a longtemps, pour ne plus jamais y revenir.
En toute matière, les absolus me gênent.

Chapitre 2

Premier constat :
l’échec du projet révolutionnaire

«Un spectre hante l’Europe: le spectre du communisme. […] Que les classes dirigeantes tremblent à l’idée d’une révolution communiste! Les prolétaires n’y ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à y gagner. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous! »
Ces mots de Marx et Engels, en 1848, n’ont plus rien à voir avec nous. On pourrait dire, avec raison, qu’ils sont d’une autre époque. Mais surtout, les réalités qu’ils expriment ne sont plus les nôtres: il n’y a plus de spectre communiste, et si les classes dirigeantes font de l’insomnie, ce n’est pas à cause de cette idée, mais bien plus à cause d’un syndicat qui s’organise. De plus, les prolétaires auraient certainement beaucoup à y perdre, sans compter que le vingtième siècle témoigne qu’il n’y aurait pas de monde meilleur à y gagner. Reste l’appel à l’union et à la solidarité, valeurs fondamentales de la condition humaine.
J’ai passé ma jeunesse dans des milieux politiques que l’on pourrait définir d’extrême gauche. J’aspirais, avec mes camarades, au renversement du capitalisme et à l’avènement d’une société nouvelle, une société socialiste qui reposerait sur le pouvoir populaire et ouvrier. Très jeune marxiste, j’étudiais bien sûr Marx et Engels, mais aussi Lénine, Mao, et même Staline. Plus tard anarchiste, je plongeais dans l’œuvre de Bakounine, étudiais les débats de la Première Internationale, maudissais ceux que j’avais adorés, lisais Kropotkine, Malatesta et d’autres théoriciens libertaires; j’étais avec la FAI en Espagne en 1936, à Barcelone avec la CNT, à Kronstadt en 1921. Je tenais haut et fièrement le drapeau noir et rouge de la révolution et de la liberté.
Jeune gringo, j’ai voulu me joindre à la révolution salvadorienne, bien maladroitement il faut dire. J’ai passé plusieurs mois dans ce pays où j’y ai vécu des expériences très fortes sur le plan personnel, et cela dans un contexte de guerre civile où les forces armées, sinon les escadrons de la mort, étaient omniprésentes. J’ai participé à toutes sortes d’événements et de rencontres, à des manifestations pour le moins très tendues et parfois plutôt violentes, à des occupations d’usine ou à celle de la cathédrale de San Salvador à la suite de l’assassinat en 1987 du président de la Commission des droits humains, Herbert Anaya Sanabria, j’ai été vigile pour d’ex-prisonniers politiques qui ne pouvaient réintégrer la vie civile. Mes repères là-bas étaient bousculés. En effet, discuter avec un ex-prisonnier politique analphabète, mais rusé comme dix, ramène les théories à un niveau bien différent. Aller visiter des gens qui habitent un quartier construit sur une décharge municipale, c’est rencontrer une réalité à laquelle on n’avait pas encore fait face. Se faire dire par un militant que c’est la «conjoncture» qui dicte l’action et non l’«énervement militant», phénomène assez caractéristique de certains milieux du Nord, apporte un autre angle d’approche. Côtoyer des hommes et des femmes qui, comme on dit là-bas, « se la jouent totalement», change en somme la perspective. Mais surtout, et c’est peut-être cela qui a été le plus marquant pour moi, j’ai constaté que plusieurs dirigeants de ces mouvements travaillaient à bâtir des majorités sociales et des majorités politiques, avec tout ce que cela implique de compromissions avec des acteurs dont ils ne partageaient pas toujours les convictions.
C’est dans le prolongement de ce même voyage que je me suis rendu jusqu’au Chili où j’ai passé trois mois qui allaient changer bien des choses. C’est là que j’ai rencontré la femme avec qui je partagerais ma vie au cours des dix années suivantes et avec qui j’aurais deux magnifiques enfants. Militante du Comité de défense des droits des femmes (Codem) à Concepción, mais surtout militante du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR), elle-même ex-prisonnière politique, elle avait passé les cinq années précédentes dans les prisons de Pinochet. Nous nous sommes rencontrés à cause d’une serrure qui ne fonctionnait pas. Curieuse affaire tout de même. J’étais arrivé de Santiago le jour même, avec des lettres à remettre à certaines associations, et je devais repartir le lendemain. Une militante du Codem devait m’héberger pour la nuit, mais en raison de cette serrure défectueuse, notre départ du local était empêché; c’est au moment où j’arrivais enfin à verrouiller la porte de l’entrée principale que Marcela faisait irruption, devant «impérativement» repartir avec la personne qui m’hébergeait. Pour le dire en deux mots, je ne suis pas reparti pour Santiago le lendemain, mais plusieurs jours plus tard, et avec son foulard autour du cou. Je reviendrais souvent à Concepción…
Au Chili, je me suis lié avec les gens de cette organisation politique, le MIR, et avec ses composantes sociales, comme le Comité de défense des droits du peuple (Codepu), en d’autres mots une organisation de défense des droits humains. J’ai posé des affiches, parfois en plein jour comme celles, immenses, collées à la vitesse grand V à la barbe des militaires, sur l’édifice de la cour suprême pour dénoncer les condamnations de prisonniers politiques. La nuit, j’ai fait des graffitis, imprimé des tracts ou fait la mise en pages du bulletin régional du MIR. J’allais visiter les prisonniers politiques à la prison du Manzano. J’introduisais, en les cachant sur moi, des lettres ou des bandes pour enregistrer des messages, je les faisais ressortir en les enfouissant dans le fond de mes bottes. Une fois, un gardien m’a fouillé plus méthodiquement. J’ai gardé mon sang-froid, mais dire que j’ai eu peur serait un euphémisme.
Entre ces deux pays, le Salvador et le Chili, j’ai traversé l’Amérique latine du nord jusqu’au sud. J’ai fait des rencontres et je me suis lié à des personnes tout à fait extraordinaires. Je me souviens de ce vieux Puchero qui habitait dans le quartier Doc Sud de Buenos Aires et qui m’avait hébergé. Je dis «vieux» parce qu’il se disait vieux. Militant anarchiste d’une soixantaine d’années, il connaissait le port de Buenos Aires comme le fond de sa poche. Il avait connu le Che, aidé à organiser, dans les années 1950, une livraison d’armes au Mouvement du 26 juillet, à une époque où ce mouvement de libération était mal vu des autorités communistes. Dans sa cuisine, épinglé sur le mur, il y avait une photo de Camus; sous la table, un revolver qu’il sortait le dimanche matin, officiellement pour le nettoyer, mais peut-être pour ne pas oublier, ou bien pour impressionner la jeune personne que j’étais. C’est à sa recommandation que je m’étais rendu en Uruguay y rencontrer les gens de la fédération anarchiste.
Ce pays émergeait à peine de la dictature, plusieurs militants de cette organisation sortaient de prison, parfois après plus de dix ans d’incarcération et de mauvais traitements. Toujours déterminés, avec une foi inaltérable, ils travaillaient à reconstruire non seulement leurs infrastructures, mais l’ensemble de leur travail politique et social. Ainsi, dans un quartier populaire, celui du Cerro, ils bâtissaient brique par brique, et de leurs propres mains, une clinique communautaire pouvant desservir la population du quartier en services de médecine générale et en soins dentaires, tout en offrant des repas gratuits aux enfants des familles défavorisées. Tout ce travail reposait sur l’action volontaire et l’entraide, entre autres de professionnels des milieux de la santé, mais aussi de la généreuse contribution d’ouvriers de la construction qui ouvraient leurs chantiers, la nuit, aux besoins en matériaux de la clinique… Une solidarité tout à fait surprenante, mais combien engagée dans ce projet qui s’affichait sur fond noir et rouge, au-dessus de l’entrée principale : « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. »
Je revendique ces années et jamais ne les occulterai. Mes premières sympathies, mes premiers élans, mes premières appartenances sont là. Elles m’ont appris énormément sur la politique et sur le monde. Quand je suis allé à Paris, c’est au cimetière du Père Lachaise que je me suis rendu, au mur des Fédérés, pour m’y recueillir. Quand j’ai vu le film L’armée du crime, qui retrace l’histoire du groupe de résistants communistes, immigrants, mené...

Table des matières

  1. Page de couverture
  2. Demi-page titre
  3. Page de titre
  4. Page de copyright
  5. Dédicace
  6. Avant-propos
  7. Chapitre 1: Là d’où je viens
  8. Chapitre 2: Premier constat: l’échec du projet révolutionnaire
  9. Chapitre 3: Deuxième constat: le capitalisme est là pour rester
  10. Chapitre 4: Changer la gouvernance
  11. Chapitre 5: Les contre-pouvoirs sociaux
  12. Chapitre 6: Relancer un projet démocratique
  13. Chapitre 7: La question identitaire
  14. Chapitre 8: Le monde et nous
  15. Chapitre 9: La souveraineté tranquille
  16. Épilogue
  17. Table des matières