QUATRIÈME PARTIE
Délinquance et récidive
CHAPITRE 11
La notion de maturité criminelle
La théorie des associations différentielles qui est présentée aujourd’hui dans les manuels de criminologie est celle qui a été «affinée et rendue opérationnelle» par Ronald Akers1. Elle stipule que «les comportements déviants s’apprennent en compagnie de pairs par l’imitation, par leur renforcement, et par l’exposition à des définitions favorables à cette déviance2». Cette théorie a été rendue opératoire par une enquête sur la consommation déclarée de marijuana auprès d’écoliers. La notion d’association différentielle a été mesurée par trois questions : 1) est-ce que les adultes dont l’opinion compte pour vous approuvent ou désapprouvent la consommation de marijuana? 2) Est-ce que les camarades dont l’opinion compte à vos yeux approuvent ou désapprouvent la consommation de marijuana? 3) Parmi vos amis intimes et vos amis réguliers, combien y en a-t-il qui consomment de la marijuana? Les interprétations favorables à la délinquance sont les attitudes exprimées par les sujets à l’endroit de la consommation de marijuana et celles-ci sont mesurées en leur demandant s’ils sont ou non d’accord avec une liste d’énoncés qui justifient ou rationalisent leur consommation. L’imitation est mesurée par le «total des personnes “admirées” que le répondant a vu poser l’acte déviant sous observation». Le renforcement différentiel est «la balance des récompenses et des punitions passées, présentes et anticipées consécutives au comportement déviant» et cette notion est mesurée par trois questions: 1) Vos parents et amis vous encouragent-ils ou non à ne pas consommer de marijuana? 2) S’il vous arrivait d’en consommer, est-ce que les réactions de vos parents et amis seraient positives ou négatives? 3) S’il vous arrivait d’en consommer, quelles seraient les probabilités que vos parents l’apprennent?
On peut se demander si cette reformulation «affine» la théorie dont elle s’inspire et si les résultats empiriquement probants obtenus dans cette recherche d’Akers confirment les mérites de la théorie des associations différentielles. D’un côté, on ne peut nier qu’elle s’en inspire et qu’on y retrouve effectivement plusieurs thèmes développés par Sutherland: le comportement délinquant s’acquiert au cours d’échanges interpersonnels et fait l’objet d’une délibération qui n’a rien de solitaire (la notion d’associations différentielles); les individus n’adopteraient pas ce comportement délinquant si la mise en balance des avantages et des inconvénients ne jouait pas en leur faveur (la notion de renforcement différentiel); la diffusion du comportement délinquant est stimulée par des protagonistes crédibles qui suscitent le respect ou l’admiration de leur entourage ou de leur socius (la notion d’imitation).
On peut imaginer qu’une recherche similaire pourrait être réalisée pour examiner le processus par lequel les employés d’entreprises en viennent à voler leurs employeurs, les ferrailleurs et les garagistes à recycler les véhicules volés ou les délinquants du «milieu» à participer à des règlements de compte.
D’un autre côté, cet affinement s’accompagne d’un élagage important de la thématisation proposée par Sutherland. On voit bien comment la formulation révisée s’en «inspire». Mais on retrouve difficilement l’esprit du projet théorique de Sutherland. La formulation d’Akers, comme la théorie des associations différentielles dont elle s’inspire, n’a pas pour fonction de décrire le marché de la marijuana comme système de délinquance (ce n’est pas une théorie «dynamique» de la délinquance), son insertion dans l’organisation sociale quotidienne des écoles ou des bars (ce n’est pas une théorie «situationnelle» des mécanismes de contrôle social), ou les carrières délinquantes qu’un tel marché rend possibles (ce n’est pas une étude «historique» des trajectoires délinquantes). Bien entendu, ce n’est pas non plus une théorie qui traite des raisons pour lesquelles les autorités publiques ont choisi de crimi-naliser l’usage et la vente de la marijuana (objet d’intérêt pour la sociologie du droit pénal) ou des mesures pénales prises à l’endroit des usagers, des revendeurs ou des planteurs (objet d’étude de la pénologie au sens large du terme). La théorie des associations différentielles était une théorie sociologique du comportement criminel, avec Akers elle s’est psychologisée et passablement trivialisée.
La personnalité sociale du délinquant
La première proposition de la théorie des associations différentielles spécifie son objet d’étude ou la «variable» qu’elle souhaite expliquée: le comportement de celui qui à l’âge adulte a acquis la personnalité sociale du délinquant accompli et endurci et qui est parvenu à la maturité criminelle. La dernière proposition de cette théorie stipule que ceux qui adoptent le comportement délinquant n’ont pas des «valeurs» différentes des non-délinquants. De fait, ces trois règles de conduite (endurance, performance, solidarité) n’ont rien de spécifique aux délinquants. Elles «orientent» leur comportement, mais elles pourraient tout aussi bien «orienter» d’autres types de comportements. Non seulement les délinquants n’ont pas de valeurs qui leur sont propres, mais ils acceptent les «règles du jeu», celles d’être sanctionnés, ou les jugements de gravité relative des délits qui prévalent dans la société où ils se trouvent. C’est précisément parce qu’ils en tiennent compte que l’on peut prévoir qu’à avantages comparables ils choisiront le délit le moins grave, celui qui réduit au minimum leurs risques.
Cette proposition ne soutient pas qu’il est indifférent de considérer les raisons d’agir des délinquants. Au contraire, il est indispensable de considérer que les raisons d’agir ne diffèrent pas de celles des «non-délinquants» lorsque vient le moment de reconstituer les systèmes de délinquance (distinguer parmi les vols de véhicules automobiles, ceux qui sont commis pour fins d’usage personnel et ceux qui sont commis pour fins de revente). La raison pour laquelle on «comprend» fort bien la plupart des contrevenants ne tient pas seulement, comme le souligne David Matza, au fait que leur délinquance est épisodique ou circonscrite (les policiers «ripoux» ne le sont que dans certaines circonstances), mais au fait qu’ils veulent exactement la même chose que la plupart d’entre nous (être plus riches ou moins pauvres, être respectés, influencer ou dominer autrui). On objectera sans doute que les motifs de certains sont obscurs, irrationnels ou suicidaires. Mais c’est également le cas d’individus qui ne sont pas délinquants. Il est vrai aussi que certains d’entre eux sont incompétents (techniquement, intellectuellement ou socialement). Mais bon nombre de personnes qui ne sont pas délinquantes le sont au moins autant. En outre, tous les individus, qu’ils deviennent délinquants ou non, doivent apprendre avec un succès très variable à développer leurs aptitudes, à «lire» autrui, à maîtriser des techniques, à s’adapter aux circonstances, à développer des réseaux de contact, à rationaliser leur comportement3, à se former des opinions ou des attitudes, à maîtriser leur tempérament. Ce qui diffère dans les deux cas, c’est la nature ou la «direction» que leur engagement dans la délinquance donne à leurs opinions, à leurs préjugés, à leurs justifications, et aux conséquences des conflits auxquels ils sont confrontés.
Une préoccupation centrale de Sutherland est de comprendre comment les individus en viennent à intégrer leur délinquance dans leur personnalité sociale. La théorie des associations différentielles adopte le délinquant comme unité d’analyse et s’intéresse au premier chef à ceux que l’on qualifie parfois de délinquants «chroniques» ou «multirécidi-vistes”. C’est une théorie sur les individus qui deviennent délinquants au sens fort du terme. Sa variable dépendante oppose ceux qui sont devenus des délinquants “accomplis” à ceux qui n’ont pas évolués ainsi. Celle d’Akers oppose ceux qui commettent un délit à ceux qui s’en abstiennent. La formulation préliminaire de la théorie des associations différentielles, celle que l’on trouve dans l’édition de 1939 des Principes de criminologie, indique que sa variable dépendante était le «comportement criminel systématique» et la première proposition stipulait que le «comportement criminel systématique est appris». Le qualificatif, qui avait beaucoup de mérite, a été retranché de la formulation de 1947. Sutherland s’en explique: «Un psychiatre de la prison d’État de l’Indiana […] affirmait que sur 2000 détenus il n’y en avait que deux qui étaient des délinquants systématiques. Mon propre point de vue était que presque tous les détenus l’étaient4.» Par «systématique» Sutherland entendait un engagement ferme à commettre des délits lorsque l’occasion se présente. L’échange de points de vue et la décision de retrancher la qualification du «délinquant systématique» laissent les disciples de Sutherland perplexes : “Sutherland ne pensait pas que sa théorie pouvait expliquer les délits accidentels, occasionnels ou triviaux. Il est difficile de savoir ce que voulaient dire ces adjectifs. Devait-on en conclure que Sutherland pensait que les délits accidentels étaient dépourvus de causes? Ou qu’ils avaient été commis par des “amateurs”? Ou par des délinquants dépourvus d’une identité criminelle5?»
Lorsque certains assistants de recherche du département de sociologie de l’université de l’Indiana procédèrent, à la demande de Sutherland, à des études de cas de ces détenus, ils en arrivèrent, eux aussi, à la conclusion qu’il était presque impossible de qualifier un détenu de délinquant systématique, occasionnel ou accidentel. «Puisque la distinction devait être utile et qu’elle ne l’était manifestement pas, j’ai retranché le qualificatif de “systématique” et décidé que la théorie englobait tous les délits, quelle qu’en soit la qualité qui les caractérisait. Certains de mes amis, tout particulièrement Alfred R. Lindesmith, ont souligné que j’allais devoir introduire à nouveau cette distinction, ou quelque chose d’approchant6.»
Cette discussion souligne les rapports étroits entre les deux quadrants “microsociologiques” de Sutherland, celui des associations différentielles (la genèse de la trajectoire du délinquant accompli) et celui de la maturité criminelle (l’actualisation de cette trajectoire). Les années de maturité criminelle seraient celles pendant lesquelles le délinquant “systématique” développe et réalise ses aptitudes, s’intègre à un ou plusieurs systèmes d’opportunités criminelles et parvient à se conformer à un certain idéal. Alors que la criminologie développementale conçoit la maturité sociale comme la cessation d’activités délinquantes, Sutherland, qui se méfie des moralistes de la socialisation, adopte plutôt le point de vue selon lequel la maturité sociale peut être aussi bien normale que déviante, légale qu’illégale et définit la maturité criminelle comme l’atteinte d’un objectif d’un niveau optimal de performance criminelle et la réalisation d’un projet personnel dont l’issue, comme tout projet de vie d’ailleurs, est intrinsèquement incertaine.
La trajectoire de vie comme apprentissage
Deux écoles de pensée dominent les travaux sur les processus d’apprentissage, qu’ils soient linguistiques, cognitifs, symboliques ou normatifs7. La première, à laquelle se rattache Akers, soutient que l’apprentissage prend la forme d’un conditionnement par lequel l’agent social, sous l’influence de son milieu, enregistrerait et intérioriserait les «réponses» qu’il convient de donner aux différentes situations qu’il est susceptible de rencontrer. La deuxième école de pensée, à laquelle se rattache Sutherland, soutient que l’apprentissage met en uvre un processus autonome (ou rationnel) de développement des aptitudes individuelles qui dépend de la nature du système d’interactions dans lequel il s’insère.
Aptitudes. Les individus possèdent des aptitudes diverses, y compris des aptitudes pour la délinquance. Sutherland mentionne qu’un certain nombre d’entre elles sont requises pour entreprendre une carrière réussie de voleur: de l’esprit, du culot, de la faconde, de l’honnêteté, de la fiabilité, du nerf et de la détermination8. Dans l’enquête de Perri, les qualités invoquées par les «voyous» pour réussir dans le milieu sont similaires à celles qui sont mentionnées par ceux qui trouvent dans leur emploi un accomplissement personnel: 1) «l’ambition et la ténacité, l’ambition parce qu’elle te pousse vers l’avant, vers le haut de l’affiche; la ténacité car pour réussir, il ne faut jamais baisser les bras, jamais montrer de faiblesses, mais au contraire recommencer et recommencer»; 2) “penser à long terme”, “apprendre les dernières techniques policières», «apprendre les lois pour mieux nous défendre et jouer avec au possible9»; 3) «si tu n’es pas vicieux ne te lances jamais dans la criminalité, le vice est très important puisqu’il te permet de savoir si tel gars est un bon contact, si telle personne va essayer de te fourrer, ou encore si la personne qui est en face de toi est un flic, un indic ou un bon gars”; 4) «être équitable dans le partage non seulement avec tes associés mais aussi avec ceux dont tu te sers pour réaliser ton projet»; 5) le recours stratégique à la violence : «lorsque la situation l’exige, il devient impératif d’utiliser des arguments aussi importants que la violence10».
Aptitudes et habiletés facilitent l’apprentissage des «techniques» ou du savoir-faire des délinquants. Celles-ci influent à leur tour sur leur réussite relative dans la délinquance. Suhterland ne voit pas d’inconvénient à concéder que certains traits de personnalité puissent être un atout pour la délinquance et qu’ils augmentent leurs chances de persévérer dans leur engagement.
Interactions. Ces aptitudes se réalisent ou s’actualisent à condition qu’elles bénéficient de circonstances favorables, qui prennent la forme de rencontres, c’est-à-dire d’interactions personnelles (deuxième et troisième proposition de la théorie des associations différentielles). Ces rencontres sont nécessaires parce que l’acquisition des compétences, notamment celles qui sont mises en uvre par les délinquants ne s’enseignent dans aucune «école» et requièrent une «formation sur le tas». La fermeté de l’engagement dans la délinquance s’évalue également à l’épreuve —la peur et la panique lors des délits, les tentations de la délation lors de l’arrestation, l’endurance lors des séjours en prison. C’est le sens de cette autre proposition de la théorie des associations différentielles selon laquelle un engagement ferme dans la délinquance ne se développe pas en lisant les journaux, en bavardant dans un cocktail; elle s’élabore dans le contexte de relations privilégiées avec des interlocuteurs expérimentés.
Le terme «association» décrit bien la relation forte qui s’instaure entre personnes qui poursuivent un objectif commun, le «consensus» qu’évoque Sutherland à plusieurs reprises dans Le voleur professionnel. L’apprentissage du comportement délinquant s’actualiserait dans le contexte d’interactions qui ne sont pas purement utilitaires, mais également affectives: relations de mentor ou de «père d’élève» comme dans le monde des cirques. L’apprentissage du comportement criminel se réalise dans le cadre d’échanges avec une multiplicité d’interlocuteurs privilégiés: «C’est principalement dans le cadre de groupes restreints de personnes proches les unes des autres que le comportement délinquant est appris.» On remarquera que Sutherland se réfère non pas à un mais à plusieurs groupes. Une nuance qui n’est pas sans importance puisqu’elle souligne que le projet délinquant ne prend forme que s’il existe dans l’entourage du délinquant potentiel une abondance relative de délinquants accomplis, une diversité de modèles de réussite dans la délinquance. En l’absence d’un tel apprentissage, d’un tel mentorat, conclut Sutherland, la trajectoire délinquante sera instable, brève ou incohérente: elle manquera de profondeur, elle manquera de maturité.
Autonomie. L’apprentissage n’est pas un dressage qui incite les in...