CHAPITRE 1
La schizophrénie
La schizophrĂ©nie est considĂ©rĂ©e, en psychiatrie, comme une maladie. On lui attribue ainsi une Ă©tiologie (des causes), des symptĂŽmes (des manifestations), un diagnostic (une identification) et un pronostic (une Ă©volution). Elle serait mĂ©dicalement traitable et devrait ĂȘtre suivie par un psychiatre. En somme, ce serait une pathologie au mĂȘme titre que le cancer. On pourrait mĂȘme avancer quâelle symbolise la psychiatrie tant elle lui est intimement liĂ©e.
La schizophrĂ©nie se rĂ©fĂšre Ă des comportements bizarres variĂ©s, la plupart du temps socialement handicapants. Elle apparaĂźtrait gĂ©nĂ©ralement Ă la fin de lâadolescence, mais la schizophrĂ©nie de type paranoĂŻde serait plus tardive. Les symptĂŽmes se manifesteraient parfois brutalement, parfois sur une longue pĂ©riode de temps. Dans la plupart des cas, le sujet nĂ©gligera de plus en plus ses activitĂ©s personnelles, professionnelles et sociales. Le schizophrĂšne tend Ă perdre le contact avec la rĂ©alitĂ©, ce que lâon peut observer sous diverses formes : discours dĂ©sorganisĂ© ou incomprĂ©hensible, communication difficile ou dĂ©concertante, manque de spontanĂ©itĂ© et dâexpressivitĂ© Ă©motive, croyances insensĂ©es, rĂ©actions inappropriĂ©es, repli sur soi, asocialitĂ©, hallucinations auditives. La psychiatrie distingue plusieurs types de schizophrĂ©nie et les symptĂŽmes varient dâun type Ă lâautre, parfois mĂȘme dans le mĂȘme groupe. Prenons par exemple un cas de schizophrĂ©nie paranoĂŻde, principalement caractĂ©risĂ©e par un dĂ©lire de persĂ©cution et une folie des grandeurs. Ce cas, dĂ©crit dans le manuel de psychiatrie Synopsis of Psychiatry, permettra dâillustrer partiellement ce quâest la schizophrĂ©nie, dans la mesure oĂč chaque cas se manifeste sous des formes qui tĂ©moignent de diffĂ©rences significatives.
Un homme de quarante-quatre ans est conduit dâurgence Ă lâhĂŽpital aprĂšs avoir frappĂ© une vieille dame. Son trouble psychiatrique se dĂ©clare Ă lâĂąge de vingt-deux ans. Durant sa premiĂšre annĂ©e en droit, il est de plus en plus convaincu que ses compagnons de classe se moquent de lui. Il obtient peu aprĂšs un emploi comme conseiller financier dans une banque et commence Ă entendre des voix. Il sera congĂ©diĂ©. Ă vingt-quatre ans, il est hospitalisĂ© pour la premiĂšre fois et ne travaille pas depuis. Socialement isolĂ©, il sâoccupe de lui-mĂȘme et administre seul un modeste hĂ©ritage. Cet homme est persuadĂ© que son appartement fait lâobjet de surveillance et, selon lui, des rĂ©seaux de tĂ©lĂ©vision et ses voisins sont complices dans cette machination. Des camĂ©ras cachĂ©es dans son appartement suivent toutes ses activitĂ©s ; lorsquâil sort, il croit que tout le monde le surveille ; sâil regarde la tĂ©lĂ©vision, il est convaincu que ses moindres gestes, comme aller Ă la salle de bain, sont commentĂ©s par lâanimateur. Il pense que ses voisins utilisent des machines visant Ă le rĂ©genter ; lâune dâelles, actionnĂ©e par la vieille dame quâil frappera, est Ă lâorigine des voix obsĂ©dantes quâil entend, une autre insĂšre des rĂȘves Ă©rotiques dans son esprit. Selon lui, il y a beaucoup dâargent engagĂ© dans ce travail de surveillance et il lui arrive de penser que tout cela vise Ă dĂ©couvrir les secrets de son intelligence supĂ©rieure.
On prĂ©sume que le cerveau des schizophrĂšnes est anormal. Or, la schizophrĂ©nie nâest pas universellement reconnue comme une vĂ©ritable maladie du cerveau. Les manuels de mĂ©decine et de pathologie ne la mentionnent pas et les neurologues nâont rien Ă dire Ă son sujet. Pourquoi ? Parce que la schizophrĂ©nie, comme maladie du cerveau, nâa pas Ă©tĂ© Ă©tablie. En 1999, A. Siebert souligne que toutes les hypothĂšses sur la schizophrĂ©nie en tant que maladie du cerveau ont Ă©tĂ© rĂ©futĂ©es. Il en est encore de mĂȘme aujourdâhui. Comme le note Boyle, bien que les critĂšres qui dĂ©finissent la schizophrĂ©nie soient arbitraires, quâil y ait des dĂ©saccords au sujet de la distinction entre dĂ©lire bizarre, qui est une forme de schizophrĂ©nie, et non bizarre et quâaucun marqueur ou anormalitĂ© biologique ne lui soit attribuĂ©, on persiste Ă la prĂ©senter comme si nous avions acquis une rĂ©elle connaissance scientifique Ă son sujet.
Critique des théories biologiques
Au cours des annĂ©es 1920, on a observĂ© une tache mauve dans lâurine des patients schizophrĂšnes. On a pensĂ© que cela pouvait ĂȘtre utile dans le diagnostic de la schizophrĂ©nie, quâon cherchait dĂ©jĂ Ă expliquer par cette anomalie biologique apparente. Or, dâautres chercheurs ont dĂ©couvert que cette tache Ă©tait en rĂ©alitĂ© associĂ©e Ă un mĂ©tabolite (produit de dĂ©composition rĂ©sultant de mĂ©dicaments) provenant des drogues administrĂ©es aux patients. Cet exemple illustre la tendance, en psychiatrie, Ă rĂ©duire la schizophrĂ©nie Ă des explications biologiques, sans tenir compte des facteurs contextuels. La corrĂ©lation entre la schizophrĂ©nie et certaines variables biologiques ne signifie dâailleurs rien quant Ă la schizophrĂ©nie, car ces variables peuvent ĂȘtre attribuables Ă dâautres facteurs.
Théories génétiques
On estime quâenviron 1 % de la population souffrira de schizophrĂ©nie au cours de sa vie. Toutefois, si un enfant est nĂ© dâun parent schizophrĂšne, les risques augmentent jusquâĂ 7 % ; sâil est nĂ© de deux parents schizophrĂšnes, les risques atteignent 27 %. Si, chez des jumeaux identiques, lâun est schizophrĂšne, il y a de 11 % Ă 67 % (selon des Ă©tudes rĂ©pertoriĂ©es entre 1963 et 1998) de probabilitĂ© que lâautre le soit aussi. Les chiffres varient donc selon les Ă©tudes. Ce quâil faut retenir, câest que plus notre lien de parentĂ© avec une personne souffrant de schizophrĂ©nie est proche, plus nous avons de risques dâen ĂȘtre atteint. La schizophrĂ©nie pourrait ĂȘtre dâorigine gĂ©nĂ©tique. Or, aucun examen mĂ©dical, rappelons-le, ne permet dâidentifier les prĂ©sumĂ©s gĂšnes responsables de la schizophrĂ©nie. Trois types dâĂ©tudes sont invoquĂ©es pour dĂ©montrer les bases gĂ©nĂ©tiques de la schizophrĂ©nie : les Ă©tudes sur la famille, celles sur les jumeaux et celles sur lâadoption. Elles comportent des failles mĂ©thodologiques qui invalident leurs rĂ©sultats. Loin de prouver la base gĂ©nĂ©tique de la schizophrĂ©nie, elles dressent au mieux des constatations statistiques qui ne mĂšnent Ă aucune conclusion scientifique.
Par exemple, on a tout dâabord cherchĂ© Ă savoir si la schizophrĂ©nie Ă©tait plus frĂ©quente au sein des mĂȘmes familles. Lâobservation est en effet juste, mais elle peut sâexpliquer par des influences environnementales. Ainsi, nous avons tendance Ă imiter et Ă partager les attitudes et les pensĂ©es de ceux avec qui nous vivons. On aura sans doute plus de chances de devenir mĂ©canicien si lâon vient dâune famille de mĂ©caniciens et on sera plus enclin Ă partager les positions politiques de nos parents. On nâen conclut pas pour autant que notre mĂ©tier et nos positions politiques sont dâorigine gĂ©nĂ©tique. On a dâailleurs reconnu les faiblesses mĂ©thodologiques de ces travaux sur la famille. Câest pourquoi, toujours pour fonder lâidĂ©e de lâorigine gĂ©nĂ©tique de la schizophrĂ©nie, on sâest tournĂ© vers les jumeaux.
Les jumeaux identiques (monozygotes) sont plus souvent, lâun et lâautre, schizophrĂšnes que les jumeaux non identiques (dizygotes). Si lâun des jumeaux monozygotes est diagnostiquĂ© schizophrĂšne, les risques que lâautre le soit se situent entre 11 % et 67 % ; dans le cas de jumeaux dizygotes, les risques vont de 2 % Ă 18 % (toujours selon ces mĂȘmes Ă©tudes rĂ©pertoriĂ©es entre 1963 et 1998). Le taux de concordance varie selon les Ă©tudes, mais il reste plus Ă©levĂ© chez les monozygotes.
En dĂ©pit de cette concordance, la schizophrĂ©nie ne peut pas se comprendre par une cause exclusivement gĂ©nĂ©tique, comme la couleur des yeux, puisque lâun des jumeaux monozygotes peut ĂȘtre diagnostiquĂ© schizophrĂšne sans que lâautre le soit. Le taux de concordance plus Ă©levĂ© chez les monozygotes peut sâexpliquer par des facteurs non gĂ©nĂ©tiques. Plus que les dizygotes, ils ont tendance Ă ĂȘtre traitĂ©s, dans leur milieu familial, dâune façon similaire et sont ainsi susceptibles dâĂȘtre exposĂ©s aux mĂȘmes influences ; ils entretiennent aussi des liens Ă©motifs plus Ă©troits. Le taux est dâailleurs plus Ă©levĂ© chez les jumelles identiques qui entretiendraient des liens encore plus Ă©troits et seraint davantage encouragĂ©es Ă se comporter de façon similaire que les jumeaux identiques. De la mĂȘme maniĂšre, le taux de concordance de schizophrĂ©nie est plus Ă©levĂ© parmi les jumeaux non identiques que celui quâon retrouve parmi les frĂšres et sĆurs en gĂ©nĂ©ral, et ce, mĂȘme sâils ne sont gĂ©nĂ©tiquement pas plus semblables que ces derniers. Or, chez les jumeaux non identiques, on observe aussi une tendance Ă partager un mĂȘme environnement. Dans tous les cas, le taux de concordance de schizophrĂ©nie, plus Ă©levĂ© parmi les jumeaux, peut se comprendre par ces similitudes et influences contextuelles.
Le taux de concordance de schizophrĂ©nie varie selon les Ă©tudes, mais se situe en moyenne Ă 22 %. En somme, cela signifie que 88 % des jumeaux identiques ne dĂ©veloppent pas en mĂȘme temps une schizophrĂ©nie. Par ailleurs, il y aurait lieu de rĂ©duire ce 22 % si on tenait compte des critiques auxquelles ces Ă©tudes sont sujettes. J. Joseph note quâon a vu, au cours des annĂ©es, plusieurs Ă©tudes affirmer avoir dĂ©couvert le gĂšne de la schizophrĂ©nie, mais invariablement, on est incapable de les reproduire. Il semble bien que les psychiatres gĂ©nĂ©ticiens cherchent des gĂšnes qui nâexistent pas.
Est-ce que les Ă©tudes sur lâadoption permettent de mieux dĂ©gager les bases gĂ©nĂ©tiques de la schizophrĂ©nie ? On peut en douter. On retient deux maniĂšres de procĂ©der. Dans un cas, on Ă©tablit une liste dâenfants adoptĂ©s qui ont dĂ©veloppĂ© une schizophrĂ©nie et on les compare Ă leurs proches biologiques. Si on constate chez ces proches une tendance Ă la schizophrĂ©nie, on infĂšre un lien gĂ©nĂ©tique. Dans lâautre, on dresse une liste de parents schizophrĂšnes qui ont donnĂ© leur enfant en adoption. Si ces enfants adoptĂ©s souffrent de schizophrĂ©nie, on infĂšre Ă©galement un lien gĂ©nĂ©tique.
De telles Ă©tudes sont cependant moins significatives que nous pourrions le penser. Prenons par exemple une Ă©tude publiĂ©e en 1968 sur des enfants adoptĂ©s, diagnostiquĂ©s schizophrĂšnes Ă lâĂąge adulte. Les proches biologiques de trente-quatre sujets diagnostiquĂ©s schizophrĂšnes ont Ă©tĂ© comparĂ©s aux proches biologiques de trente-quatre autres sujets, non diagnostiquĂ©s schizophrĂšnes mais adoptĂ©s par les mĂȘmes familles. Une mĂȘme famille adoptive avait ainsi un enfant diagnostiquĂ© schizophrĂšne Ă lâĂąge adulte et un autre (du mĂȘme sexe et du mĂȘme Ăąge) non diagnostiquĂ© schizophrĂšne Ă lâĂąge adulte. On a retracĂ© environ cent cinquante proches biologiques dâun cĂŽtĂ© et de lâautre, le terme « proches biologiques » signifiant ici parents, frĂšres, demi-frĂšres, sĆurs et demi-sĆurs. Les rĂ©sultats de cette Ă©tude sont peu concluants, puisquâil nây aurait eu quâun seul cas de schizophrĂ©nie dans chacun des deux groupes de proches biologiques. Les auteurs de lâĂ©tude ont cependant regroupĂ© un ensemble de dĂ©sordres mentaux (Ă©tat borderline, personnalitĂ© inadĂ©quate, schizophrĂ©nie incertaine) sous un vague concept renvoyant Ă la schizophrĂ©nie (schizophrenic spectrum of disorders). En employant un tel concept, on constatait alors que 8,7 % des proches biologiques des enfants adoptĂ©s schizophrĂšnes avaient une forme ou une autre de schizophrĂ©nie, comparativement Ă 1,9 % chez les proches biologiques des enfants adoptĂ©s non schizophrĂšnes. Cette diffĂ©rence, notent Rose, Lewontin et Kamin, Ă©tait censĂ©e dĂ©montrer les bases gĂ©nĂ©tiques de la schizophrĂ©nie.
Anomalies biologiques
Ă lâaide de lâimagerie cĂ©rĂ©brale, on a relevĂ© chez certains schizophrĂšnes des anomalies biologiques susceptibles dâexpliquer leurs comportements. LâinterprĂ©tation de ces rĂ©sultats pose dâimportantes difficultĂ©s thĂ©oriques et techniques puisque les termes comme « cognitif », « mental », « facultĂ©s » et « traits » restent mal dĂ©finis. Il nâen demeure pas moins quâon tente de localiser ces abstractions sur une image en trois dimensions du cerveau. Ces Ă©tudes doivent ĂȘtre nuancĂ©es, voire contestĂ©es. On a remarquĂ© par exemple une atrophie du cerveau chez le schizophrĂšne et on suppose, sans preuves Ă lâappui, quâelle est un des facteurs responsables de la maladie. Le cerveau est composĂ© de ventricules, espaces creux interconnectĂ©s et remplis de fluide cĂ©rĂ©bro-spinal. Lorsquâils sâĂ©largissent, cela provoque un rĂ©trĂ©cissement de la masse cĂ©rĂ©brale. Cette atrophie, observĂ©e chez le schizophrĂšne, dĂ©montrerait que la schizophrĂ©nie est une maladie du cerveau.
Or, notons dâabord que maints schizophrĂšnes ont des ventricules qui se situent Ă lâintĂ©rieur des limites normales (cela varie de 60 % Ă 95 %). DâaprĂšs une Ă©tude sur vingt-quatre schizophrĂšnes, trois montraient un Ă©largissement anormal du cerveau, alors que les vingt et un autres nâen prĂ©sentaient pas. Selon certaines Ă©tudes, les schizophrĂšnes ont en effet des ventricules plus grands, mais les sujets tĂ©moins avec lesquels ils ont Ă©tĂ© comparĂ©s avaient, eux, des ventricules plus petits que la moyenne et nâĂ©taient donc pas reprĂ©sentatifs de la population gĂ©nĂ©rale. Lors dâun examen des ventricules de schizophrĂšnes et de ceux dâune pop...