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La culture en exil
Multiculturalisme, pluralisme — voilà deux des termes qui font couler le plus d’encre dans les débats contemporains sur la culture, en particulier au Québec.
Qu’il soit considéré comme un trait nécessaire et important de la culture québécoise ou comme l’oubli d’un ancrage culturel fort, le multiculturalisme — qui comprend, entre autres, le pluralisme religieux — ne laisse personne indifférent. Bien que cet essai ne porte pas expressément sur le multiculturalisme, il est indispensable de s’y intéresser car il offre un éclairage appréciable — quoique problématique — sur diverses pratiques de recyclage culturel. Après tout, le multiculturalisme suppose la coexistence de multiples cultures dans un même lieu. Il soulève ainsi les problèmes de l’adaptation et, surtout, de l’intégration : l’intégration de l’individu à la société, mais aussi, et plus précisément encore, d’une culture à une autre. À cet égard, le point de vue le plus largement partagé semble être une ouverture à la coexistence des cultures, à condition que, dans la mesure du possible, les nouveaux arrivants « intègrent » la culture d’accueil. Cela ne signifie pas forcément l’abandon pur et simple de la culture d’origine, mais une rencontre, voire un amalgame entre les cultures.
Les recherches du sociologue Roger Bastide sur la religion afro-brésilienne du candomblé ont bien mis en lumière ce qui peut se produire lorsque des cultures étrangères nouent un rapport si intime qu’elles en viennent à s’agréger l’une à l’autre. Le candomblé rassemble des croyances chrétiennes et africaines : il admet à la fois un dieu unique (il est donc « monothéiste ») et des orixás (des divinités associées à des éléments de la nature). Dans ses travaux, Bastide a surtout été interpellé par le destin d’hommes et de femmes contraints à l’immigration. Que se passe-t-il lorsque des gens quittent leur patrie ? Le rapport au passé paraît dangereusement menacé, l’éloignement de la patrie pouvant occasionner une brisure irrémédiable. Les Africains ont cependant réussi à célébrer une sorte de continuité en ne perdant de vue ni leur propre culture ni leur culture d’accueil. Selon Bastide, ce phénomène fut permis par « l’extraordinaire plasticité des cultures africaines, qui savent s’adapter aux plus divers milieux sociaux et culturels pour pouvoir survivre dans d’autres environnements que leur environnement originel ». À travers cette culture recyclée, les cultes s’intègrent les uns aux autres jusqu’à former un composite d’idées et de symboles.
Le recyclage culturel ne s’effectue pas à sens unique : si les Africains ont conservé leur culture d’origine à leur arrivée au Brésil, ils ont aussi pleinement assumé leur culture d’accueil. Pour le meilleur et pour le pire : comme le rappelle Bastide, il existe des candomblés commerciaux, ou pour touristes — « ce sont bien les mêmes gestes, le même cérémonial ou à peu près […] mais les chefs de ces candomblés ont une mentalité occidentale, et non plus africaine, ayant perdu la foi ». Les chefs ne gèrent donc pas leur religion comme des croyants, mais comme des commerçants qui exploitent une entreprise ; le recyclage des éléments du rite est stratégiquement dosé en vue de mieux séduire les éventuels clients (la publicité est l’une des formes les plus visibles du recyclage culturel).
Comme nous ne cesserons de le voir, en matière de recyclage, le thème de l’exil est crucial, au propre comme au figuré. Plus souvent qu’autrement, le recyclage culturel tire un élément de son monde d’origine pour le faire entrer dans un autre. L’exil n’est pas nécessairement géographique, mais il implique régulièrement un nouvel univers de référence et la rencontre qui en résulte provoque parfois un choc profond.
L’exil des idées et des symboles est constamment alimenté par les nombreuses et très contradictoires retombées de la technologie, qui est animée par une inextinguible soif de nouveauté, chaque entreprise proposant de « nouveaux » produits tous les ans. Cette nouveauté est pourtant relative : de l’édition 2.0 à 3.0, peu de choses ont changé ; la mise à jour implique des modifications, certes, mais aussi une profonde continuité. La soif de nouveauté cache bien souvent autre chose — une volonté de reprendre ce qui a déjà servi, de conforter les agents de la culture en leur présentant des produits qui leur sont familiers. C’est aussi cela, le recyclage culturel.
Ces remarques s’appliquent à peu près telles quelles à la publicité. Après tout, cette dernière mise elle aussi sur l’alliance de l’ancien et du nouveau, de la surprise et du confort. Le produit dont on fait la promotion doit être à la fine pointe de l’évolution, dans son domaine. On laisse entendre que l’acheteur potentiel doit absolument se le procurer s’il souhaite passer « à la prochaine étape » et suivre le courant. Mais la manière la plus efficace de vendre un produit qui semble marquer une avancée par rapport à ses prédécesseurs est paradoxalement de fournir à l’acheteur un cadre de référence agréable — de lui donner des repères. Ces repères supposent, chaque fois, un rapport avec une réalité que l’acheteur connaît déjà.
Dans le monde de la publicité, le produit dérivé est un bon exemple de recyclage culturel. La dérivation suppose, par essence, une source. Cette source représente la première occurrence — le plus souvent, d’un personnage de fiction. Ce personnage appartient initialement à un univers connu (film, émission de télévision, livre, etc.), et la dérivation consiste à le faire passer d’un univers à un autre : il devient alors un jouet, le porte-parole d’une compagnie, la vedette d’une bande dessinée, etc. Le but poursuivi par cet exil est surtout de plaire aux amateurs de la première occurrence du produit mais aussi, par ricochet, aux amateurs des autres univers : on veut vendre une figurine du héros de bandes dessinées Tintin non seulement aux amateurs de Tintin (ou de bandes dessinées), mais aux amateurs de figurines en général. La dérivation des produits permet ainsi de rejoindre un plus large auditoire.
L’exil des produits est parfois naturel, mais il est souvent forcé, voire même controversé. J’évoquerai deux exemples tirés de films d’animation pour mieux cerner ces deux éventualités.
La série de films Toy Story (dont les trois épisodes ont paru en 1995, 1999 et 2010) met en vedette des jouets anthropomorphes qui s’animent aussitôt que les êtres humains quittent la scène. Il était inévitable que ces personnages — surtout les deux héros : Woody et Buzz Lightyear — deviennent de véritables jouets. Bien que discutable d’un point de vue éthique et économique, une telle dérivation est naturelle puisqu’elle est conforme à l’univers de référence.
En revanche, la publicité entourant le film The Lorax a provoqué des remous, au printemps 2012. Le film adapte le livre pour enfants du même titre publié en 1971 par Theodor Geisel (alias Dr. Seuss). Dans ce livre, un être énigmatique appelé Once-ler arrive un jour dans une flore magnifique, mais il entreprend d’en couper tous les arbres afin de confectionner des « thneeds ». Le thneed, sorte de tricot qui peut être adapté à toutes les situations, est un objet qui semble répondre à un besoin (need), mais c’est un besoin vide créé par l’offre ; il connaît néanmoins un immense succès commercial dans une ville sans arbres, rendue stérile. Le Lorax, porte-parole des arbres, avait pourtant averti Once-ler des terribles conséquences d’un tel geste, mais ce dernier n’a rien voulu entendre. Le livre du Dr. Seuss est donc une fable sur les dangers entraînés par le capitalisme, et l’adaptation cinématographique conserve cet élément en accentuant le contraste entre la flore paradisiaque des commencements et le monde technique et aride ultérieur. Pendant les semaines entourant la sortie du film, le Lorax a toutefois été employé dans une publicité de Mazda chantant les louanges du véhicule CX-5. La publicité soutient que ce véhicule est « bon pour les arbres » (tree friendly). Bien des observateurs ont été outrés de voir un chantre de l’environnement transformé en vendeur de voitures. La dérivation des produits tente donc parfois de croiser des univers incompatibles.
La convergence médiatique si présente dans la culture contemporaine facilite l’engendrement de produits dérivés : certaines marques s’efforcent d’être présentes dans bien des sphères — dans les journaux, à la télévision, sur internet, dans les salles de cinéma, etc. Afin de maintenir une certaine visibilité, elles font constamment leur promotion.
La dérivation concerne surtout des produits — personnages, décors, objets, etc. —, mais elle paraît de plus en plus concerner des êtres de chair et d’os. Bien des figures connues de la culture contemporaine franchissent allègrement les frontières séparant les disciplines, qu’il s’agisse de la chanson, de l’humour, de la littérature, de la télévision ou du cinéma. Ce phénomène a longtemps été confiné aux seuls humoristes (auxquels on reproche souvent de « voler » des emplois aux comédiens), mais il ne leur est pas exclusif. Il est notamment dû à la convergence, puisqu’une même société possède parfois un réseau de magasins, un journal, une chaîne de télévision et une chaîne de radio, tout en comptant des notoriétés parmi son personnel.
Certaines vedettes médiatiques québécoises sont considérées comme des touche-à-tout qui ont « plusieurs cordes à leur arc » (ce sont des jack of all trades, selon l’expression anglaise ). Sans entrer dans un débat sur leurs mérites ou leur talent, on peut au moins retenir que ce qui compte surtout, dans le rayonnement pluridisciplinaire de ces personnalités, c’est moins leur aptitude dans tel ou tel domaine que leur renommée générale. En publiant un livre de François Morency ou en produisant un film mettant en vedette Louis-José Houde, on ne veut pas forcément convaincre les éventuels lecteurs et spectateurs du talent exceptionnel d’écrivain de Morency ou de l’extraordinaire don de comédien de Houde. On recycle plutôt l’image et la personnalité d’une vedette médiatique (ainsi que ses admirateurs), au lieu de courir le risque de passer inaperçu avec un artiste anonyme.
Dans l’industrie hollywoodienne, on accorde une importance énorme à la « reconnaissance » (recognition) : au fait de reconnaître, à l’avance, des figures familières. Bref, il semble important pour l’agent de la culture recyclée de se trouver dans un univers aux repères rassurants. C’est ainsi que l’annonce d’un film mettant en vedette Johnny Depp ou Tom Hanks suscitera la curiosité de millions de spectateurs potentiels, qui ignorent encore tout de l’œuvre en question. Il en va de même, à un degré moindre, d’une émission de télévision animée par Marc Labrèche ou d’un film de Patrick Huard.
Le phénomène est encore plus frappant dans les films d’animation américains à gros budgets, qu’ils soient produits par Disney, Dreamworks, Blue Sky ou Illumination Entertainment. Depuis la parution d’Aladdin (1992), avec la voix du comédien Robin Williams dans le rôle du génie, la plupart des films d’animation n’emploient plus d’artistes de l’ombre ou de doubleurs professionnels dans les rôles principaux, préférant avoir recours à des vedettes du cinéma. Tant et si bien qu’il n’est pas rare, aujourd’hui, de voir une publicité suggérant qu’un film d’animation « met en vedette » tel ou tel acteur, alors que ce dernier ne fait que prêter sa voix à un personnage. C’est encore une fois la personnalité et les admirateurs d’une vedette que l’on recycle dans un tel projet.
La télévision n’échappe pas à la règle : les canaux sportifs, en particulier, participent constamment à ce recyclage de personnalités connues. Bien des anciens joueurs et entraîneurs deviennent des commentateurs, après leur retraite sportive. Le néologisme « joueurnaliste » est souvent employé pour qualifier les transfuges censés cumuler deux habiletés qui, à première vue, n’ont rien en commun. La renommée athlétique d’un individu semble être perçue comme un gage de réussite et de reconnaissance : il suffit d’avoir été un athlète connu pour devenir un « commentateur connu », quel que soit son degré de compétence.
Aux yeux de ses détracteurs, un tel recyclage commercial et artistique accrédite l’expression jack of all trades, master of none : à force de se disperser et de pratiquer de nombreuses activités, on n’en maîtrise aucune. Le jack of all trades n’est pas tellement différent du syncrétiste tel que nous le décrirons bientôt, dans la mesure où, aux yeux de ceux qui l’apprécient, il paraît réunir des compétences variées. Mais il s’expose aussi aux critiques sévères des experts de chacune de ses activités, qui estimeront peut-être qu’il ne les maîtrise pas suffisamment.
À travers ses réseaux technologiques et publicitaires, la société de consommation paraît imposer un « mode de consommation » autoritaire : voici comment on doit se vêtir, se divertir, manger ou décorer son domicile. Les choses dont on se sert et que l’on achète ont été créées ou fabriquées dans un but spécifique — pour être employées de telle ou telle façon.
Certes, bi...