Chapitre 1
Mai
6 mai 2018
Hier soir, je suis revenu au chalet aprĂšs un rendez-vous manquĂ© avec la mort. Je suis en paix. Jâai soixante-seize ans et jâai dĂ©cidĂ© de mettre fin Ă mes jours. Je ferai un dernier tour de piste pour prĂ©parer mes proches au deuil que je leur imposerai. Jâen tiendrai un journal, un journal ouvert, comme on dit dâune lettre quâelle est ouverte. Une sorte de testament spirituel. Je verrai, le temps venu, sâil est pertinent de le rendre public. Mon prochain rendez-vous aura lieu le 2 novembre prochain, jour des morts.
Cette idĂ©e dâun « dernier tour de piste » Ă©voque un film de Louis Malle Le Feu follet ( 1963 ), un souvenir de jeunesse. Au dĂ©but du film, on voit un homme seul dans sa chambre. Il envisage le suicide. Il revoit des objets qui lui rappellent sa vie passĂ©e, des objets quâil met de cĂŽtĂ© parce quâils nâont plus de rĂ©sonance. Il prend un pistolet, prĂȘt Ă passer Ă lâacte, mais le dĂ©pose aprĂšs un instant sur sa table de chevet. Il a dĂ©cidĂ© de faire une tournĂ©e de ses amis, Ă la recherche dâune raison de vivre. Ă la fin du film, nâayant rien trouvĂ© de significatif, il se retrouve dans cette mĂȘme chambre oĂč il met fin Ă ses jours.
7 mai
Mon premier tĂ©moin sera mon beau-frĂšre. Depuis la mort de ma conjointe, il y a douze ans, je nâai plus de contact avec ma belle-famille. LâaĂźnĂ© seul fait exception. Il y tient le rĂŽle de pater familias depuis la mort des parents. Il mâa toujours fait bon accueil depuis mon mariage avec sa sĆur. Lorsque je vais Ă QuĂ©bec, il mâarrive de le rencontrer pour un dĂ©jeuner. Depuis que je suis veuf, il mâinvite encore Ă certaines rencontres familiales. Je me dĂ©siste, et il accepte que je me tienne Ă distance. Je prĂ©fĂšre un tĂȘte-Ă -tĂȘte occasionnel avec lui plutĂŽt que les fĂȘtes dâune famille qui, Ă part lui, ne mâa jamais rĂ©ellement acceptĂ© au cours de mes quarante ans de mariage. Jâai pris rendez-vous. Nous dĂ©jeunerons ensemble samedi prochain.
13 mai
La rencontre dâhier avec mon beau-frĂšre sâest prolongĂ©e tard en aprĂšs-midi. Un moment dâintimitĂ©, malgrĂ© son incomprĂ©hension Ă lâĂ©gard du geste que je veux poser.
Je rĂ©digerai une lettre pour rĂ©sumer lâessentiel de nos Ă©changes. Il ne la recevra jamais, mais le style Ă©pistolaire peut mâaider Ă faire le point. Câest cette rencontre dâailleurs qui mâa donnĂ© lâidĂ©e dâun journal de mon dernier tour de piste. Jâai mis par Ă©crit rĂ©troactivement les Ă©vĂ©nements qui lâont prĂ©cĂ©dĂ©e, depuis le 6 mai.
Cher beau-frĂšre,
Merci de mâavoir reçu et de mâavoir Ă©coutĂ© malgrĂ© le caractĂšre insolite de ce tĂȘte-Ă -tĂȘte. Jâai Ă©tĂ© trĂšs touchĂ© par ton accueil.
Nous avons Ă©voquĂ© notre histoire familiale. Lorsque jâai quittĂ© la communautĂ© religieuse dans laquelle jâai vĂ©cu pendant sept ans, ta sĆur mâa prĂ©sentĂ© Ă vos parents pour leur annoncer que nous allions vivre ensemble. Jâai compris leur dĂ©ception : un ex-religieux ? Si au moins il venait dâun ordre prestigieux comme celui dont tu avais fait partie ! Tu nâas pas protestĂ© lorsque je tâai parlĂ© de lâattitude hautaine de tes parents. Je prĂ©sume que tu en as souffert toi-mĂȘme aprĂšs avoir quittĂ© lâordre des Dominicains pour te marier et fonder une famille avec « une fille du peuple » comme disait ton pĂšre. Tu sais comment ta mĂšre pouvait transmettre subtilement son mĂ©pris dans une conversation apparemment anodine. Je me rappelle cette remarque lors de notre premiĂšre rencontre : « Lâordre des Dominicains a beaucoup contribuĂ© au renouveau social du QuĂ©bec. Malheureusement, toutes les communautĂ©s nâont pas suivi, vous ĂȘtes bien placĂ© pour le savoir. » Ta sĆur souffrait, comme moi, de cette attitude. Sans compter lâhostilitĂ© de ton frĂšre qui sâopposait sans subtilitĂ© Ă notre mariage. Bref, nous avons quittĂ© la ville de QuĂ©bec pour aller vivre en banlieue de MontrĂ©al, ce qui a fait lâaffaire de tous. Toi seul es demeurĂ© accueillant pour moi.
Lors de cette derniĂšre rencontre, tu tâes dit surpris que je veuille mettre fin Ă mes jours. AprĂšs quelques tentatives discrĂštes pour mâen dissuader, tu as respectĂ© mon choix. Je tâen suis reconnaissant. Tu nâen voyais aucune raison, alors que jâai seulement soixante-seize ans. Jâai voulu rĂ©pondre Ă ta curiositĂ© bien lĂ©gitime.
Lorsque je tâai dit que je ne souffrais dâaucune maladie grave, seul le poids de lâĂąge se faisant sentir dans mes articulations, tu mâas demandĂ© sâil sâagissait dâune souffrance morale. La rĂ©ponse est plus difficile. Jâexclus la dĂ©pression ou toute autre maladie mentale qui me rendrait la vie intolĂ©rable. Je vis en paix avec moi-mĂȘme et je goĂ»te les plaisirs quotidiens. La seule « souffrance morale » que je pourrais allĂ©guer est le sentiment dâune vie devenue insignifiante, auquel sâajoute la perspective de devenir invalide et encombrant alors que jâaurai perdu les moyens dâen finir. AprĂšs une vie bien remplie dont je suis satisfait, je considĂšre que jâai eu ma part dâhumanitĂ©. Jâarrive Ă la derniĂšre ligne du scĂ©nario oĂč il est Ă©crit que le personnage quitte lentement la scĂšne sans se retourner. Il y a pourtant un sursis, puisque jâai entrepris ce dernier tour de piste. Mais ma sortie ne saurait tarder.
Tu mâas aussi demandĂ© si je voulais dĂ©fendre une
cause quelconque par ce geste. Je te lâai dit, ce nâest pas le cas. Je souhaite me retirer sans Ă©clat. Tellement que jâai Ă©tĂ© sur le point de le faire en cachette. Je tâai parlĂ© du sentiment de tristesse de derniĂšre minute qui mâa fait ajouter quelques lignes au scĂ©nario de ma vie. Jâai pensĂ© que ce serait plus responsable dâen informer quelques personnes, dont toi. MalgrĂ© notre Ă©loignement et mon absence de lien significatif avec ta famille, tu as toujours Ă©tĂ© prĂ©sent pour ta sĆur et moi. Mais au lendemain de notre rencontre, ta question mâa donnĂ© une idĂ©e. Jâai commencĂ© un journal de mon dernier tour de piste. Peut-ĂȘtre pourrait-il susciter une rĂ©flexion sur la mort volontaire. Je verrai plus tard sâil est pertinent de le transmettre Ă qui que ce soit, voire de le rendre public. Dans les dĂ©bats de sociĂ©tĂ© actuels, on ne se pose jamais une question de fond : « Est-ce que ma vie mâappartient ? » Je tâai parlĂ© de ce que lâon raconte des Inuits qui peuplent le Grand Nord canadien. Lorsque les vieillards deviennent un poids pour leur communautĂ©, ils « partent sur la glace » comme ils disent. Ils sâisolent et se laissent mourir de froid, par sacrifice en quelque sorte pour le reste de leur famille. Quel contraste avec la levĂ©e de boucliers de ceux qui, dans notre sociĂ©tĂ©, sâopposent Ă toute forme de mort volontaire ! MĂȘme les lois sur lâaide mĂ©dicale Ă mourir, pourtant si restrictives, rencontrent de lâopposition.
Tu me disais craindre quâune libĂ©ralisation de la mort volontaire nous entraĂźne vers un « devoir de mourir ». La prise en considĂ©ration dâune dĂ©mographie galopante, du vieillissement de la population, des coĂ»ts incontrĂŽlables du systĂšme de santĂ© pourrait crĂ©er une pression terrible qui sâexercerait sur les personnes en fin de vie. On leur ferait comprendre quâelles doivent mourir pour Ă©viter lâimpact social dâune vie prolongĂ©e au-delĂ dâun certain seuil. Certes, la vigilance est de mise, mais je continue, pour ma part, Ă dĂ©fendre la mort volontaire, confiant quâon saura lâencadrer. La meilleure protection contre une
pression indue est le principe que la vie de chacun lui appartient. On peut penser que les Inuits qui « partaient sur la glace », se sacrifiant pour le bien de la communautĂ©, subissaient une pression sociale, mais cela ne signifie pas que leur dĂ©cision, une fois cette coutume intĂ©grĂ©e dans leur systĂšme de valeurs, ne relevait pas dâun choix personnel. Il y a sans doute une limite Ă ne pas franchir dans la sociĂ©tĂ©, mais on peut trĂšs bien la respecter tout en aidant les gens qui le souhaitent Ă bien mourir. Tu craignais quâon puisse un jour fixer lâĂąge de la mort comme on fixe lâĂąge de la retraite. Tu me trouvais naĂŻf lorsque jâallĂ©guais une ligne rouge Ă ne pas franchir. Je tâai concĂ©dĂ© quâun dĂ©rapage reste possible, mais jây vois une raison de plus pour reconnaĂźtre le principe que « ma vie mâappartient ».
Tu as cherchĂ© dâautres explications Ă mon dĂ©sir dâen finir. Ta gĂ©nĂ©rositĂ©, dont jâai toujours Ă©tĂ© tĂ©moin, ne mâa pas Ă©tonnĂ© lorsque tu mâas dit que si jamais une des raisons Ă©tait dâordre financier, je pouvais compter sur toi. Tu pensais que mon entrĂ©e tardive sur le marchĂ© du travail et ma retraite forcĂ©e avant lâĂąge de soixante-cinq ans pouvaient me laisser avec des fonds insuffisants. Je tâai rassurĂ© en te disant que jâavais de quoi bien vivre sans problĂšme.
Tu mâas questionnĂ© aussi au sujet de mon fils, mort prĂ©maturĂ©ment, Ă lâĂąge de vingt-sept ans. Tu craignais que la tristesse de lâavoir perdu, accentuĂ©e par le dĂ©cĂšs de ta sĆur onze ans plus tard, soit Ă lâorigine de ma dĂ©cision. Tu as compris que mon deuil Ă©tait terminĂ©, que jâĂ©tais parfaitement serein dans les deux cas. Ces Ă©vĂ©nements mâont plutĂŽt aidĂ© Ă apprivoiser la mort. Aujourdâhui, elle est devenue pour moi presque une amie. Je fredonne souvent cette chanson interprĂ©tĂ©e par Serge Reggiani en pensant Ă la mort comme Ă une sĆur jumelle de la « solitude ».
Pour avoir si souvent dormi
Avec ma solitude
Je mâen suis fait presquâune amie
Une douce habitude
Elle ne me quitte pas dâun pas
FidĂšle comme une ombre
Elle mâa suivi çà et lĂ
Aux quatre coins du mondeâŠ
Tu tâes demandĂ© si jâespĂ©rais rejoindre mon fils et ma femme dans lâau-delĂ . Je tâai appris, ce qui ne tâa pas Ă©tonnĂ©, que jâavais depuis longtemps perdu la foi. Pour moi, je te lâai dit, la mort est un terminus. Et câest trĂšs bien ainsi. Seul lâĂȘtre humain considĂšre quâil ne devrait pas mourir. En tout respect pour le croyant que tu es, je rejette cette vision, quâelle soit religieuse ou transhumaniste. Ce quâon observe partout dans la nature, et lâhomo sapiens nâa ...