CHAPITRE 1
Aspects historiques, culturels, médicaux et neurobiologiques
Je ne chercherai pas à uniformiser le langage. Je parlerai tantôt de drogue, de toxicomanie, d’addiction, de dépendance, d’alcoolisme, de tabagisme, tantôt de conduites addictives ou de phénomènes d’addiction. Ces termes seront synonymes. À travers eux, nous devons entendre le jeu du désir qui traverse la condition humaine.
Il y a toutefois un avantage à utiliser « addiction » à la place de « toxicomanie », par exemple, car le mot couvre un éventail plus grand d’expériences, soulignant « la parenté entre dépendance aux drogues interdites, alcoolisme, tabagisme, abus de médicaments » et dépendance au travail, à l’amour, au jeu, etc. Du latin addictus, le mot anglais addiction « dérive lui-même d’un terme de l’ancien français qui désignait la situation d’asservissement dans laquelle tombait un vassal incapable de régler ses dettes à son suzerain ». Parce qu’il est en manque, disons d’argent, le sujet doit s’abandonner à la volonté d’un autre. Le risque est bien sûr d’emprunter pour rembourser, mais cela donne l’illusion de ne pas être en manque. N’en va-t-il pas de même des conduites addictives ? Le toxicomane s’abandonne et consomme pour pallier ses besoins. Il s’endette pour rembourser. Le plaisir obtenu trop facilement, sans effort et sans exiger du temps doit être dès lors payé de son corps et de sa personne.
Définir la toxicomanie et ses limites, le lieu où commencent et où s’arrêtent les conduites addictives, relève au contraire de l’impossible ou revient, à tout le moins, à en restreindre le sens et à en borner la compréhension. Souvent, dans l’imaginaire collectif, le toxicomane est un jeune, socialement mal intégré, délinquant, qui se « shoote » aux drogues « dures ». Pourtant, la réalité sociale du phénomène révèle autre chose. Les phénomènes d’addiction forment un champ polymorphe de significations, la toxicomanie n’est pas un phénomène unitaire. Lorsque l’on parle de dépendance ou de toxicomanie, il ne s’agit pas seulement de drogues illicites mais aussi de drogues licites, de médicaments, de jeu compulsif, de dépendance à internet, au travail, à la marchandise, au sexe, aux sports, aux thérapies, etc. À cet égard, « les nuances de vocabulaire ne sont jamais gratuites, et dans le domaine qui nous intéresse elles traduisent les hésitations des sociétés devant les comportements tantôt individuels, tantôt collectifs, et parfois excusés ou même approuvés, parfois condamnés selon que le veulent l’époque ou le groupe ».
Par exemple, il faut faire la distinction entre la bière avec un taux d’alcool autour des 5 %, selon les pays et les variétés, le cidre, dont le taux varie entre 1,5 % et 20 %, le vin, 13 %, et les spiritueux qui tournent autour de 40 %. De même que le cannabis des années 2000 ne présente pas la même teneur en THC que celui des années 1960-1970. À quoi il faut ajouter la pureté du produit : l’héroïne à l’état pur et celle que l’on trouve dans la rue peuvent être très différentes, de même l’alcool frelaté durant la prohibition et celui d’aujourd’hui n’offrent pas la même qualité. Il n’est donc plus approprié de faire une distinction entre drogues douces et drogues dures. À la qualité, il faut encore ajouter la quantité, la fréquence, le mode de consommation (le binge drinking, par exemple, consiste à se livrer à une consommation excessive d’alcool en un minimum de temps et le plus souvent à jeun) et le contexte psychologique et social. « D’un strict point de vue pharmacologique, entre un poison, un médicament et un narcotique, tout est donc question de dosage et d’usage. » C’est la raison pour laquelle « une drogue qui n’était pas, à l’origine, classifiée comme psychotrope le [devient] dorénavant à cause du changement apporté dans la manière de l’absorber et l’intention motivant son usage ». Ajoutons que ce n’est pas seulement le dosage qui rend un produit toxique, l’accumulation de petites doses peut aussi avoir des conséquences sur la santé.
Il faut également faire la distinction entre consommation à caractère thérapeutique et consommation récréative, abusive et addictive. L’usage récréatif se caractérise par une consommation de substances psychoactives qui n’entraînent pas de complications ni de dommages. Par contre, l’abus ou l’usage nocif, selon le DSM-IV (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) ou la CIM-10 (Classification internationale des maladies), se caractérisent « par une consommation répétée induisant des dommages dans les domaines somatiques, psychoaffectifs ou sociaux, soit pour le sujet lui-même, soit pour son environnement proche ou à distance, les autres, la société », tandis que la dépendance se définit par l’impossibilité de s’abstenir. Cette dernière s’observe chez les sujets qui font l’expérience du craving, cette envie irrésistible de chercher une substance, et cela contre la raison et la volonté. Cependant, il est bon de nuancer ces catégories : on peut manifester des signes de dépendance sans tomber dans l’usage abusif.
En matière de narcotiques, ces substances qui agissent sur l’humeur, la perception et la conscience, il faut encore faire la différence entre les dépresseurs (somnifères, alcool, barbituriques, héroïne, morphine), les stimulants (amphétamines, cocaïne, caféine) et les altérateurs de conscience et de perception (LSD, mescaline, marijuana, haschisch).
La toxicomanie se conjugue donc au pluriel. On évitera dans ce sens de faire d’un type de toxicomanie l’étalon de mesure de l’addiction. En fait, il y a autant de toxicomanies que de discours. Il faut déjà en conclure que toxicomanie, addiction ou dépendance sont des concepts normatifs institués à partir d’une évaluation morale, sociale, juridique et politique. J’ajoute que les phénomènes d’addiction sont, pour l’être humain, induits par une manière d’être présent à soi, aux autres et au monde, où on se sent envahi par une expérience étrangère dont on s’absente pour n’acquérir qu’une existence de fantôme.
Si à notre époque plusieurs usages et contextes de consommation rendent malaisé le jugement sur ces phénomènes en se limitant à une définition claire et précise, la difficulté de comprendre les différents usages de la consommation dans le passé se trouve amplifiée en raison de notre éloignement et de notre manque de connaissances. C’est pourquoi il est nécessaire de garder à l’esprit que les phénomènes d’addiction dans les autres époques et cultures ne sont peut-être pas comparables.
Aspects historiques et culturels
De tout temps et dans toutes les cultures, il a existé une relation étroite entre l’homme et les drogues. Cette permanence et cette universalité laissent entendre que celles-ci répondent à une véritable nécessité. L’homme a en effet toujours utilisé diverses substances pour modifier son état physique et mental, afin de s’unir avec la communauté, la Nature ou le Divin, liant ainsi la consommation aux idées de vie, d’immortalité, de connaissance, de sagesse et de vérité.
L’usage des boissons et des drogues est universel. Des fouilles en Turquie, en Syrie et au Liban montrent que la consommation du vin a commencé environ dix mille ans avant Jésus-Christ pour se répandre ensuite en Mésopotamie, puis dans tout le bassin méditerranéen. Au troisième millénaire avant notre ère, des tablettes sumériennes portent les traces de consommation de pavot.
En Égypte, on connaissait le vin — auquel on attribuait des vertus analgésiques et sédatives — et l’opium. En Chine, on consommait la bière et des graines de chanvre. En Afrique, l’usage de la bière était également répandu, ainsi qu’au Japon, dans les régions du Pakistan, de la Birmanie et en Polynésie.
En Amérique, les Amérindiens « posséd[ai]ent plusieurs boissons fermentées ». Ils brassaient « de la bière avec le manioc, le maïs, le mil et avec la tige de certains palmiers ». Chez les Incas, l’usage de la coca était aussi réservé à l’élite sociale ; ce n’est qu’en 1532, lors de la chute de l’empire, que sa consommation s’est répandue. De plus, avec le marc de la bière de maïs, ils fabriquaient une boisson plus forte. Les anciens Aztèques avaient recours à différents cactus et champignons hallucinogènes, dont le peyotl, qui contient la mescaline, connu aussi sous l’appellation de teonanacatl . La drogue était « un moyen [permettant] aux individus d’être constamment en rapport avec l’ensemble de la création. Cette unité cosmique comprend également le contact avec les créateurs du monde, ainsi qu’avec les ancêtres fondateurs. » Cette communication favorisait la guérison des malades, la chute des pluies ou l’abondance du gibier. Cependant, l’usage des drogues dans ces sociétés était très codifié et réservé aux chamans, aux sorciers, aux prêtes, etc., pour des occasions très précises. « Cette idée nous paraît importante dans l’histoire des consommations de drogue, car elle laisse déjà transparaître des précautions d’usage et de maîtrise des substances qui ne sont pas à la portée de tous, préservant en quelque sorte les sociétés des usages funestes. C’est la sagesse du chef, le savoir du prête ou du guérisseur. »
Les plus anciennes traces écrites qui témoignent d’une consommation quelconque de drogues remontent à l’Atharva Véda et au Rigveda, textes sacrés de l’Inde ancienne datant de plus deux mille ans avant Jésus-Christ, dans lesquels les auteurs font souvent référence à la consommation du chanvre, du soma, de l’Amanite muscaria et de l’Harmala. La consommation de soma se pratiquait à l’intérieur de rites secrets accessibles seulement aux voyants (rishi ), et procurait l’immortalité comme l’ambroisie chez les Grecs anciens. Si le soma est un breuvage sacrificiel, il désigne aussi le nom d’un dieu. Le chanvre quant à lui est une plante sacrée qui représente la « nourriture des dieux » et « la source de vie ». Au sixième siècle av. J.-C., un traité médical indien « décrit le vin comme tonifiant de l’esprit et du corps, l’antidote à l’insomnie, à la mélancolie et à la fatigue […] stimulant de l’appétit, du bonheur et de la digestion ». Toutefois, « la religion hindoue, dès ses origines, prête aux boissons alcoolisées un caractère de mensonge. Le sura désigne en sanscrit la boisson qui...