Derrida au royaume des Mères Mortes. Fragments d’une poétique du don au Moyen Âge
Carlos F. Clamote Carreto
Nova FCSH | IELT
« Il n’y a pas de don sans possibilité et impossibilité de récit,
sans possibilité d’un impossible récit »
Jacques Derrida, Donner le temps I
Ce est li contes do greal
Don li cuens li baillas li livre.
Or oez commant il s’an delivre.
Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal (v. 64-66).
Le don équivoque
Donner le temps I, l’essai bien connu où Jacques Derrida (1991) procède à une lecture critique des thèses classiques de Mauss sur le don, s’ouvre par l’interprétation d’un fragment d’une lettre écrite à Madame de Brinon par Madame de Maintenon où celle-ci se plaint que le roi lui prend tout son temps, et donc que rien ne lui reste, ou qu’il ne lui reste précisément que ce rien qui est tout (en tant que part inaliénable de soi) et qu’elle voudrait (expression du désir formulé au conditionnel) offrir à Saint-Cyr (Derrida, 1991 : 11-16). Mais le don étant de l’ordre du visible, comment le roi peut-il avait prise sur le temps qui est invisible ? Comment peut-on prendre le temps, donner ou accorder du temps, avoir du temps ? À moins que le temps, comme le suggère Derrida (1991 : 14), soit employé de façon métonymique pour désigner « moins le temps lui-même que les choses dont on le remplit, dont on remplit la forme du temps, le temps comme forme » ; temps qui n’est dès lors plus seulement une structure ontologique articulée de manière narrative, comme le voulait Paul Ricœur, mais une forme remplie et structurée de choses qui circulent ou peut-être une forme tissée de choses que le récit de notre expérience reconfigure, met en circulation et redistribue constamment. Temps, récit et don sont ainsi symbiotiquement reliés autour d’une même figure de l’impossible.
Si pour Derrida (1991 : 17 sqq.), comme nous le savons, le don comme don doit rester anéconomique, se dérobant au calcul et à la spirale de l’échange ou, plus précisément, au cercle nostalgique de l’échange marqué par l’éternel retour (le fameux mouvement ternaire défini par Marcel Mauss en 1923-1924 [Mauss, 1950] – donner, recevoir, rendre) ; s’il est ce qui n’admet aucune dette (économique ou symbolique) ou mouvement de réciprocité, le contre-don étant toujours annulation du don ; s’il est finalement ce qui devrait se réaliser dans l’inconscience (ou la non-conscience) même du geste oblatif, i.e., dans une invisibilité totale et l’oubli le plus absolu. Autant dire que le don, pour Derrida, n’est pas seulement le figure même de l’impossible : il est ce qui n’est pas. Pur impensé ou évanescence qui relève davantage d’« une certaine expérience de la trace comme cendre » que du signe et de la présence, une telle conception du don ne peut que conduire à l’aporie, y compris et surtout à une aporie herméneutique.
En revanche, si nous nous replaçons dans une perspective anthropologique (tradition avec laquelle Derrida entre justement en rupture), force est de reconnaître que le don est partout, non seulement dans les gestes rituels qui scandent le rythme des sociétés traditionnelles étudiées par les ethnologues – sociétés fondées sur un rapport symbolique à l’univers –, mais au cœur même de nos sociétés modernes dominées par une hubris consommatoire qui menace de nous faire basculer à chaque instant dans les « fantasmes de la toute-puissance » (Caillé et alii, 2014 : 8) et au sein de laquelle les enjeux symboliques liés au statutaire (i.e., à la construction d’une identité sociale) et à la quête de la reconnaissance se révèlent plus importants que l’aspect utilitaire. En effet, comme le montre clairement l’ouvrage rédigé par l’anthropologue Mary Douglas et par l’économiste Baron Isherwood (1978) « l’une des principales motivations à acheter réside dans l’obligation de tenir notre rôle de donateur : bien recevoir les amis, aider les parents ou les enfants, etc., la consommation apparaî[ssant] ici comme un moyen de communication essentiel » (Caillé et alii, 2014 : 7) qui se manifeste jusque dans les rituels quotidiens de l’hospitalité où l’échange de dons nous permet de nous frayer un chemin dans le territoire identitaire de l’autre qui, en recevant l’offrande en même temps qu’il offre l’hospitalité, accepte d’effacer (ou de diluer et de déplacer) temporairement toutes ces frontières (physiques, éthiques et ontologiques) qui nous séparent d’autrui.
En ce qui concerne le domaine littéraire qui fait l’objet de nos réflexions, les rapports entre littérature et don ont été souvent interprétés (si l’on exclut la dimension néanmoins incontournable du circuit commercial et des gestes oblatifs qui l’accompagnent, telles les séances de dédicaces lors d’un lancement, par exemple), soit à l’aune d’une dimension essentialiste et romantique de la littérature (la question du talent, du génie, de l’inspiration) qui maintient dans l’ombre et dans le secret l’origine du processus créateur, soit à l’aune d’une conception foncièrement anti-utilitariste de l’œuvre d’art considéré comme un phénomène qui ne saurait s’annuler dans l’économie de marché et s’inscrit plutôt, que ce soit en amont (la création) et en aval (la réception de l’œuvre et la gratitude du lecteur), dans une logique du don. Cette idée, soutenue essentiellement par le poète, essayiste et traducteur américain Lewis Hyde (1983, 2007, 2008), finit en fait par rejoindre la thèse de Mauss qui, comme le rappelle Eliana Magnani (2008), avait construit sa théorie du don comme une antithèse (voire un antidote) de l’échange marchand à travers laquelle on perçoit « la nostalgie d’un mode alternatif de contrôle social qui aurait été inhérent à la tradition occidentale [qu’il] propose comme modèle pour une société émancipatrice réellement révolutionnaire, fondée sur autre chose que l’économique » (Magnani, 2008). Tout comme elle finit par rejoindre celle de Derrida, dans la mesure où elle suggère que toute œuvre échappe à une décision ou à un calcul délibéré ; qu’il y a toujours, au sein du processus de création et de circulation de l’œuvre, un reste, une trace qui n’est pas de l’ordre de la réciprocité qui configure la spirale oblative, « an invisible residue of gratuity and of absolute unconditionality that manifests itself only in the form of a need to respond felt by the recipient: a need to respond that determines our diverse modalities of viewing and that constitutes one of the motivations which compel us to write » (Somaini, 2001 : 49). Ou, pour reprendre la terminologie de Georges Bataille (1949, 2016), que la circulation de toute œuvre d’art (dont la littérature en premier lieu et ceci pour d’évidentes raisons liées à la fabuleuse technique...