Réussir l’éducation d’un enfant exige de ses parents qu’ils se remettent sans cesse en question, mais aussi et surtout, qu’ils prennent soin de cet enfant. Encore faut-il qu’ils mesurent ce que cela implique.
Le souci de l’équilibre du couple
Le premier d’entre eux se manifeste avant même la naissance de l’enfant lorsque les parents craignent qu’elle ne les amène à ne plus aimer leur conjoint ou à ne plus en être aimé comme avant. Or il n’y a aucun souci à se faire sur les limites de nos capacités d’amour. En effet, la même crainte se manifeste à la naissance de chaque nouvel enfant : « Serai-je capable d’aimer le nouveau-né autant que son aîné ? Ai-je en moi assez d’amour pour deux, trois ou quatre enfants ? » Et elle se dissipe de la même façon. En constatant que notre capacité d’amour est extensible, et que l’on n’a pas davantage besoin de retrancher une partie de l’amour que l’on porte à son conjoint pour aimer son enfant, que de retrancher une partie de l’amour que l’on porte à un aîné pour le donner au dernier-né.
Néanmoins, la naissance d’un enfant risque de modifier ou rompre l’équilibre du couple. Et, dans les couples traditionnels, les pères craignent souvent d’être délaissés affectivement et sexuellement par leur épouse au profit de l’enfant.
Aussi les jeunes mères devraient-elles faire l’amour avec leur conjoint le plus souvent possible ou au moins autant qu’avant. Car c’est une erreur de ne plus faire l’amour, ou moins souvent sous prétexte qu’on est fatigué. D’abord parce que faire l’amour ne fatigue pas, cela repose, notamment grâce aux endorphines que l’on produit et qui sont des relaxants. Et puis parce que cela favorise une communication non verbale qui dispense d’un échange, beaucoup plus épuisant qu’une étreinte de quelques minutes, fait de questions telles que : « Tu m’aimes ? Tu me trouves moche ? Tu m’aimes moins que notre enfant ? », auxquelles le fait de faire l’amour répond pour eux. De sorte que les pères doivent également reprendre dès que possible leur place de partenaire amoureux pour restaurer l’équilibre de leur couple. D’autant plus qu’en détournant la jeune mère de son enfant pour préserver leur intimité, le père évite à l’enfant de devenir tout pour sa mère, ce qui lui épargne ainsi la sensation pesante d’être responsable du bien-être de sa mère.
Cela dit, bien que l’implication des parents, et notamment celle de la mère, n’entraîne en rien l’abandon du conjoint qui le redoute, elle fait bel et bien bouger les lignes du couple. Ainsi, les pères ne peuvent que constater à quel point les mères sont gorgées d’hormones de l’attachement et reliées physiquement à l’enfant par l’allaitement, de sorte qu’ils peinent souvent à trouver leur place.
Ainsi François disait à son thérapeute : « Je ne comprends pas ma femme. Avant la naissance de notre enfant, elle refusait de se réveiller la nuit, par exemple pour faire l’amour, ou pour me faire à manger si j’avais faim. Mais maintenant elle se lève dès que l’enfant pleure. » Autrement dit, elle fait pour l’enfant ce qu’elle n’a jamais fait pour lui. Ce que François vivait comme le signe de la préférence accordée à l’enfant par sa femme. Aussi son psy dut-il lui faire comprendre que son épouse n’avait pas changé, qu’elle avait toujours envie de passer la nuit tranquille à dormir, mais que c’était une nécessité pour elle de se lever pour son bébé s’il pleurait pendant la nuit, parce qu’il n’avait pas la capacité de le faire et que cela pouvait être vital, notamment en cas de fièvre, de régurgitation ou de crainte de mort subite du nourrisson. Tandis que si lui, François, avait faim la nuit, ce n’était pas une nécessité qu’elle se lève, car il pouvait se faire des pâtes tout seul puisqu’il ne risquait rien.
Si l’enfant demande un réajustement des rapports au sein du couple, c’est au même titre qu’un déménagement, un changement de job ou d’horaires de travail de l’un des conjoints, car son humeur ou son temps de présence auprès de l’autre s’en trouvent également modifiés. En fait, c’est la vie même qui exige des gens et des couples un réajustement permanent. Et il n’y a pas lieu de réagir différemment sous prétexte qu’il s’agit d’un enfant.
Mais ce n’est pas toujours aussi simple. L’enfant chamboule réellement l’équilibre des couples qui fonctionnent sur le mode du maternage. Il remet en cause le comportement de celui qui fonctionnait comme un grand enfant ou comme le substitut d’enfant du couple, et qui est alors capable de renâcler à l’idée de s’impliquer dans l’éducation de son enfant ou de freiner son conjoint dans son élan à le faire.
C’était le cas de Diane, qui tout à coup ne supporta plus le comportement enfantin de Kélian, son mari, alors qu’elle l’avait entretenu, voire suscité, pour combler son besoin de maternage, pendant toute la période précédant la naissance de leur enfant.
Jusqu’alors Diane appelait Kélian « mon bébé ». Elle était aux petits soins pour lui, devançant tous ses désirs sans jamais rien lui demander. Bref, elle faisait pour lui exactement ce qui est indispensable à un bébé, mais dont un mari ne devrait pas avoir besoin. Ou pas à ce point-là. On peut materner son conjoint, non pas à 100 %, mais à 50 %. Car, si les hommes et les femmes ont besoin d’être maternés et pris en charge, ils ont également besoin qu’on ait besoin d’eux, qu’on leur donne leur place d’alter ego.
De sorte qu’il n’y avait rien d’étonnant à ce que Kélian voie d’un mauvais œil le changement de comportement de sa femme. Diane qui jugeait inutile que son mari endosse son rôle d’homme responsable et protecteur tant qu’il n’y avait pas d’enfant parce qu’elle se sentait indépendante, autonome et sûre d’elle, lui demandait tout d’un coup de devenir un homme rassurant et protecteur, sous prétexte qu’elle se sentait vulnérable et démunie depuis qu’elle avait un enfant.
Et il était malvenu de la part de Diane de mettre son mari au banc des accusés, puisque le fait qu’elle attende de lui une attitude protectrice n’aurait posé aucun problème à Kélian si elle s’était toujours montrée vulnérable ou démunie et qu’elle lui avait simplement demandé davantage d’aide et de réconfort à la suite de la naissance de leur enfant.
En effet ce qui est primordial dans un rapport de couple, ce n’est pas la répartition des rôles. Car ceux-ci sont interchangeables et ils peuvent être inversés par rapport au modèle traditionnel, par exemple dans le cas d’un couple homosexuel ou d’un couple non conventionnel, dans lequel la femme change la roue de la voiture et le mari donne le biberon. Non, ce qui compte, c’est le fait de réfléchir à cette répartition des rôles depuis le début, pour ne pas avoir à en changer, par exemple si l’on s’en est donné un que l’on est incapable de tenir dans la durée, comme le fait de traiter son conjoint comme un bébé, ce qui marche seulement si l’on n’a pas d’enfant.
Cette défiance à s’engager radicalement dans l’éducation de leur enfant peut également toucher des couples dont les membres n’abordent pas la vie de famille dans le même état d’esprit. Par exemple, si l’un d’entre eux est moins disposé ou moins enthousiaste à l’idée d’élever un enfant.
C’est ce qui arriva à Nathalie, qui ne parvint à convaincre Alain d’avoir un enfant qu’en mettant en avant l’idée qu’elle pourrait s’en occuper sans perturber leur vie. De sorte qu’elle fut amenée à minimiser le bouleversement de la naissance de leur fille Ella, en essayant de ne pas en faire subir les effets à Alain pour qu’il ne prenne pas leur fille en grippe. Puis à tenter de s’occuper d’Ella sans rien changer à leur vie, ou le moins possible, en s’en défaussant dès que possible auprès de crèches, de haltes-garderies ou de grands-parents. Autrement dit, Nathalie s’épuisa à masquer à Alain sa fatigue, ses difficultés et ses inquiétudes de mère pour ne pas faire peser son rôle de parent sur leur quotidien, et à afficher une image de jeunesse, d’insouciance et de disponibilité semblable à celle de leur vie d’avant la naissance, avec ses dîners entre copains et ses cinémas le week-end. Bref, masquant son implication et passant sous silence son ambition éducative, elle tenta de tout cumuler, l’air de rien, sans paraître trouver cela difficile.
Sauf qu’à force de faire le grand écart entre ces deux vies et ces deux images, Nathalie cumula tous les inconvénients. Et elle perdit le plaisir qu’elle trouvait à sa vie d’avant, et notamment le bonheur qu’elle éprouvait avec Alain, et elle ne réussit pas non plus à trouver du plaisir à s’occuper de sa fille. Si bien qu’elle était à la fois en train de détruire son couple et de passer à côté de son rôle de mère.
La réticence à changer de mode de vie
Alain est loin d’être le seul de son espèce dans sa réticence à faire de son enfant une priorité. Elle concerne malheureusement une majorité de parents qui veulent bien avoir des enfants, mais qui ne veulent pas vivre comme s’ils en avaient. De sorte qu’ils ne veulent pas changer de style de vie pour s’impliquer dans l’éducation de leur enfant.
Une attitude compréhensible, puisqu’ils se laissent influencer par l’image pesante, voire bourgeoise de la famille centrée sur l’enfant, organisée, installée, avec des sièges auto, ainsi que par le jeunisme ambiant qui les amène à vouloir garder la possibilité d’improviser et d’inventer leur vie comme des adolescents, sans endosser les responsabilités et les inquiétudes austères qui découlent de la charge quotidienne d’un enfant.
C’est une attitude beaucoup plus pernicieuse qu’il n’y paraît. Car, à force de ne rien vouloir sacrifier et d’agir comme s’ils n’avaient pas d’enfant, ces parents élèvent malheureusement des enfants qui agissent comme s’ils n’avaient pas de parents, c’est-à-dire des enfants en souffrance, délinquants, ou qui retournent la violence contre eux-mêmes. Aussi à tous ces parents, peut-on objecter pêle-mêle plusieurs arguments qui peuvent apparaître contradictoires.
Élever un enfant a indéniablement une contrepartie, qui est la fin de l’insouciance. En effet, quelle que soit l’aide matérielle dont on dispose de la part de ses proches ou de professionnels, le temps où nos actes ne concernaient que nous-même est révolu. On ne sera plus jamais seul. Ce qui nous donne un certain nombre de devoirs. On n’a plus le droit de se mettre en danger, ou de prendre le risque de mourir. On n’a plus le droit de mal se comporter, de donner un mauvais exemple, tout comme l’on ne peut plus se permettre de ne gagner qu’une misère car on doit subvenir aux besoins de son enfant.
Il faut l’accepter, et redonner ses lettres de noblesse au fait de se consacrer à ses enfants. Et en ressentir de la fierté, et de la joie. Car éduquer un enfant, loin de pousser les parents à se ranger des voitures, à rentrer dans le rang, à choisir la tradition au détriment de l’inventivité, de l’imagination, de l’innovation, est un projet de vie, une aventure essentielle au genre humain, exigeante et révolutionnaire, qui ne doit pas se faire à moitié.
Élever un enfant constitue une démarche comparable au sport de haut niveau qui requiert des années d’efforts avant d’aboutir au résultat espéré. Aussi, loin d’être bourgeoise, elle implique une exigence et un dépassement de soi qui procurent, au même titre que toutes les aventures, les plus grandes satisfactions qui soient, bien supérieures au fait d’aller au cinéma. Si bien qu’elle doit conduire les parents à pr...