On sait très peu de choses sur les premières années de Tournal. Les seules informations que nous possédons sur sa jeunesse viennent des notes manuscrites de son neveu, Léonce Berthomieu : « Paul Tournal naquit… à Narbonne… Il y fit ses études mais rien à cette époque ne pouvait faire présager la place qu’il devait occuper un jour dans la science. Il ne figurait pas parmi les forts en thème de l’Institution Figeac et s’il aimait déjà la nature, il ne le manifestait guère que par de nombreuses escapades et de fréquentes écoles buissonnières ; les rochers de la Clape et les vallées des Corbières firent longtemps une rude concurrence à Virgile et à Homère7. » Déjà épris de liberté, Tournal n’a pas été un élève studieux. Il aura des regrets plus tard d’avoir négligé l’apprentissage du latin et la connaissance des grands auteurs antiques. Passionné par l’histoire romaine de Narbonne, il lui faudra combler les lacunes de sa formation pour jouer un rôle central dans la connaissance de l’épigraphie latine de la Narbonnaise. Cependant, il reste très critique sur l’enseignement tel qu’il est pratiqué à son époque, car il est persuadé que l’éducation est un des facteurs essentiels du progrès économique et social.
Une famille très unie
De 1823 à 1825, il entreprend des études de pharmacie à Paris auprès de Pierre-Joseph Pelletier8, membre de l’Académie royale de médecine : « Le savant chimiste, reconnaissant en Tournal des aptitudes peu ordinaires, le mit en rapport avec quelques sommets scientifiques de la capitale et ces relations nouvelles stimulèrent son ardeur. Ce fut grâce à elles qu’il agrandit le champ de ses études et que de la chimie et de la botanique médicale, bases de ses occupations professionnelles, il poussa ses investigations jusqu’à la minéralogie et la géologie9. »
Il obtient son diplôme de pharmacien à Montpellier en 1825. Le financement de deux années d’études dans la capitale implique des revenus familiaux conséquents. D’autres indices, par exemple le paiement d’un cens électoral élevé et la possibilité d’être remplacé comme garde national en échange d’une somme importante, confirment que sa famille appartient à la bourgeoisie aisée de Narbonne. Son père, Jean-Gabriel Tournal, est un important propriétaire terrien, sa correspondance mentionnant à plusieurs reprises les revenus tirés du blé, de la luzerne et de la vigne. Il est pharmacien dans la rue Droite à Narbonne. Mais on est loin de la vie étriquée de la bourgeoisie provinciale. C’est un partisan du progrès technique, inventeur d’une charrue à voile et d’un nouveau procédé de tannage pour les cuirs. Ainsi, Paul Tournal a baigné, dès son plus jeune âge, dans un climat propice à éveiller sa curiosité scientifique. Mais l’influence familiale ne se cantonne pas au seul domaine de la science. En fait, sa famille est la clé de voûte de toute son existence. Il préfère aux lumières de la capitale le ciel bleu de son Midi natal, là où vivent les siens. Ses parents et sa sœur occupent une place centrale dans sa vie. La correspondance en fait foi : « Ma bonne sœur, tu sais combien je t’aime, et cependant je ne dis pas la moindre parole d’affection. Tu dis si bien ces choses-là, qu’après toi, il n’y a pas moyen de le redire10… » En 1822, sa sœur Rose, de cinq ans son aînée, épouse Édouard Berthomieu, un propriétaire terrien originaire de Raïssac. C’est peut-être auprès de son beau-frère, élève à l’école de Sorèze11, que Tournal s’initie à la pensée saint-simonienne. Celui-ci est conseiller municipal de 1831 à 1834. Il soutient Tournal dans ses premiers combats patrimoniaux (création de la Commission archéologique, sauvegarde du palais des archevêques). L’engagement politique de Tournal doit certainement beaucoup à Édouard. En 1823, sa sœur met au monde une petite Léontine qui décède quelques mois plus tard. Puis vient, deux ans après, la naissance de Léonce. Le jeune homme ne suit pas les traces de son père, décédé en 1835 ; il veut devenir officier de marine. En 1839, Léonce est pensionnaire à Toulouse dans l’Institution H. Assiot puis, deux ans plus tard, il entre à l’école navale de Brest. Il devient aspirant de marine en 1843. À cette occasion, il visite, en compagnie de son oncle, la capitale. Il rencontre les amis de Tournal qui peuvent l’appuyer dans sa carrière militaire. En effet, depuis le décès d’Édouard, Tournal remplace pour son neveu Léonce le père disparu. Est-ce pour cette raison qu’il ne fondera pas lui-même une famille ? Pourtant, sa correspondance révèle quelques aventures féminines. Il fréquente les salons de la bonne société, lieux par excellence où se rencontrent jeunes gens et filles à marier. Son physique devait plaire. Les indications mentionnées sur son passeport nous indiquent qu’il mesurait 1,81 mètre, qu’il avait les yeux gris-bleu et les cheveux châtain clair. Une lithographie de Jules Boilly nous montre un jeune romantique de 25 ans, le regard tourné vers le lointain, quelque peu rêveur. Image incomplète car, si le visage est certes agréable, Tournal est tout sauf un romantique. C’est un homme d’action qui, dès l’âge de 22 ans, va mettre en ébullition le monde scientifique en s’opposant aux théories officielles du grand savant Georges Cuvier. Paul Tournal est d’une insatiable curiosité et d’une ténacité à toute épreuve. Quand il est sûr d’être dans le vrai, il est prêt à affronter les scientifiques adoubés par les cercles d’influence parisiens. Il est un des premiers à vouloir dissocier la science de la religion. Très vite, ses combats vont dépasser le domaine scientifique. Il milite pour l’amélioration des conditions de vie des plus défavorisés, pour une réforme du contenu de l’enseignement plus adapté aux besoins de la France en pleine transformation. Tournal est un des adeptes de la liberté des échanges commerciaux. Encore plus étonnant pour son époque, il est pour la suppression de la peine de mort. À ces multiples prises de position, il faut ajouter le combat qu’il mènera toute sa vie pour la sauvegarde du patrimoine narbonnais.
Un père savant, botaniste et chimiste
D’où lui viennent ce caractère de « battant » et cette insatiable curiosité dont il fait preuve dès sa jeunesse ? C’est à l’image du père qu’il faut certainement revenir. Car Tournal avait de qui tenir. Son père, Jean-Gabriel, né à Salles le 16 décembre 1773, avait reçu le 5 fructidor an XIII (1804) son diplôme de pharmacien du jury médical de l’Aude relevant de l’École de médecine de Montpellier. Il avait subi favorablement les épreuves de théorie et de pratique, ces dernières consistant en « neuf opérations chimiques et pharmaceutiques qui lui ont été désignées et qu’il a exécutées lui-même publiquement ». En vertu de quoi, il est déclaré « pourvu des connaissances exigibles pour l’exercice de la pharmacie12 ». Il s’installe à Narbonne. En 1810, il est désigné par le préfet du département pour être mis « au service de la Garde nationale destinée à la défense de la frontière ». On est alors en pleine guerre d’Espagne (1808-1814). Cette affectation n’a pas l’heur de lui plaire : il trouve un remplaçant en la personne de Jean Cavailhé, dit Cussou, tisserand en drap, habitant Carcassonne. Un contrat est passé devant le notaire Plauzoles à Carcassonne. Jean-Gabriel Tournal doit se défaire de la coquette somme de 800 francs dont 250 francs immédiatement en pièces d’or et d’argent tandis que 50 francs seront versés dans quatre mois et 500 francs à la fin du service. Cette transaction fait apparaître un homme financièrement à l’aise. Nous ignorons pour combien de temps valait cet engagement car, la guerre se poursuivant, Tournal père n’échappe pas à l’enrôlement. En sa qualité de pharmacien, on le retrouvera un temps affecté à l’hospice militaire de Cadaquès vers la fin de la guerre d’Espagne. Il en profite pour arpenter les montagnes pyrénéennes, herboriser, contempler l’art des autochtones pour les cultures en terrasses.
Esprit curieux, inventif, il est par la suite sollicité, en raison de ses compétences botaniques et chimiques, par les tanneurs de Narbonne, où il a regagné sa pharmacie. Il s’agit de suppléer à la raréfaction de l’écorce des racines de chêne kermès (la « garouille »), largement utilisée dans la préparation des cuirs. Or les chênes disparaissent toujours davantage par suite des déboisements, de leur exploitation et de la conversion des forêts en terrains cultivés. L’aridité croissante engendrée par les déforestations n’arrange rien. J.-G. Tournal accepte en 1819 d’entreprendre des recherches qui trouveront leur aboutissement en 1824. Parti de l’idée de reconnaître des plantes riches en tanin, en prenant évidemment les chênes comme référence, il soumet à l’épreuve toute une série de végétaux autochtones poussant dans divers milieux écologiques. Le long rapport qu’il fait imprimer en 1825 et qui rend compte de ses recherches révèle clairement un naturaliste compétent, expérimenté, homme de terrain et de laboratoire à la fois et, de plus, à la plume agréable13. Il finit par découvrir un arbuste, le Statice monopetala, dans l’île Sainte-Lucie près de La Nouvelle, dont il mâche l’écorce pour en évaluer le tanin. L’expérience est concluante mais encore faut-il vérifier si ce tanin-là a prise sur les peaux pour convertir celles-ci en cuir. Auparavant les peaux nécessitent une préparation pour en faciliter le débourrement et le gonflement : de la chaux, de l’orge, du seigle, du froment, du son ou du jus de tannée plus ou moins aigre peuvent être utilisés au cours de bains successifs. Fort de ces connaissances, Jean-Gabriel Tournal met au point un procédé de tannage avec diverses espèces de statices. Plusieurs expériences menées en étroite collaboration avec des tanneurs de Narbonne, dont M. Gayraud, sont positives. Les avantages sont évidents : « économie de temps et de matière, facilité d’être broyé, souplesse et moelleux de l’ouvrage, résistance à l’humidité, beauté de la couleur et usage de longue durée14 ». Il faut donc favoriser la mise en culture de cet arbuste d’autant que celui-ci s’adapte à toutes les variétés de terrains : médiocres, incultes, salés, etc. Mais combien de temps faudra-t-il pour récolter autant de statices que la consommation nécessite ? Rien ne sera facile car la graine est menue et légère.
Finalement, Tournal père décide de faire breveter sa découverte et d’assurer lui-même le monopole de l’emploi du statice pour le tannage. Il sera le vendeur exclusif de la graine qu’il recueillera lui-même. Le 15 juillet 1824, il dépose un brevet d’invention pour quinze ans qui lui est officiellement reconnu par le ministre secrétaire d’État au département de l’Intérieur au nom de Louis XVIII. À l’exposition tenue en 1827 au Louvre, des produits tannés selon cette formule recueillent une première mention honorable. La recette semble promise à un bel avenir15. Dans son Manuel du tanneur publié en 1833, Julia de Fontenelle évoque assez longuement les tentatives couronnées de succès de J.-G. Tournal sur le tannage au statice16.
Qu’advint-il en fait de cette découverte et de son application ? On n’en sait rien. Sans doute n’eut-elle pas le succès escompté par son auteur, peut-être en raison des inventions chimiques qui supplantèrent rapidement les procédés traditionnels du tannage.
L’inventeur de la charrue à voiles
Entre-temps, l’esprit fertile de Tournal père s’est tourné vers une autre invention : la charrue à voiles. En 1829, il prétend déjà avoir travaillé plusieurs années à la mise au point d’« un araire mû par le vent ». En accord avec Jean-Guillaume Baylac, arpenteur géomètre habitant à Salles, il décide de passer à sa fabrication. Il a mis au point le modèle, son collègue en assurera l’exécution. Tous deux déposeront un brevet commun et jouiront chacun par moitié des procédés de l’invention. Ils se partageront aussi les départements pour l’exploitation du brevet.
Dans un autre document, Tournal père dit avoir dépensé beaucoup d’argent et un temps considérable pour parvenir à l’élaboration de cet engin. Considérant que le vent qui souffle fort dans le Narbonnais peut être une source d’énergie importante, il pense que cette machine doit pouvoir se substituer à la traction animale. Une description malheureusement non imagée en livre le princi...