Tenter de dĂ©limiter la conscience et dâexaminer les traits gĂ©nĂ©raux de son existence et de sa nature nâĂ©puise pas la problĂ©matique. Nous plaçant Ă une autre Ă©chelle, il convient maintenant dâen distinguer et dâen discuter les niveaux diffĂ©rents. Assez peu de philosophes ont abordĂ© ce difficile problĂšme du « combien de modalitĂ©s diffĂ©rentes de conscience ? ». Nous tenterons de faire un Ă©tat des lieux, au moins partiel, car les idĂ©es Ă©voluent vite dans ce domaine. Pour sâen tenir Ă lâhomme, il est en gĂ©nĂ©ral acquis dĂ©sormais que la conscience est, Ă des subtilitĂ©s prĂšs, Ă deux niveaux : la conscience dite de fond, ou de base, ou large, ou primaire, qui nous permet de vivre nos perceptions, nos actions et nos pensĂ©es, et la conscience rĂ©flexive, dite aussi autoconscience, self-conscience ou mĂ©taconscience, grĂące Ă laquelle, par lâintrospection, nous nous connaissons nous-mĂȘme en tant que percevant, agissant et pensant. Au cours de notre discussion sur cette diversitĂ©, une autre Ă©vidence sâest Ă©galement imposĂ©e : la nĂ©cessitĂ© de la phylogenĂšse. Car la conscience nâest plus actuellement considĂ©rĂ©e comme la seule affaire dâhumains, certains animaux y auraient droit, mais sous quelle forme ? Il est clair quâen y adhĂ©rant notre position est nettement opposĂ©e Ă la conception gĂ©nĂ©ralisĂ©e de Descartes, puis de La Mettrie et dâautres encore, de lâanimal-machine, qui nous paraĂźt dâun autre Ăąge.
La conscience primaire
« Quâas-tu, Balthazar, Ă tourner autour de moi ? Devinerais-tu par hasard que je mâoccupe pour lâheure de lâesprit de tes congĂ©nĂšres ? »
Il y a un demi-siĂšcle, Alfred Fessard (1954) expose ses vues sur une forme dâexpĂ©rience consciente quâil qualifie de « primaire », car relevant dâune activitĂ© intĂ©grative cĂ©rĂ©brale de base ; celle-ci, bien entendu, nâen reprĂ©sente quâune fraction, variable selon lâespĂšce animale1. Ce faisant, Fessard fait en somme le pari quâune telle instance mentale, aujourdâhui Ă©galement appelĂ©e conscience de fond ou de base, existe effectivement non seulement chez lâhumain, mais aussi dans une partie au moins du rĂšgne animal2, mais Ă quel niveau phylogĂ©nĂ©tique est-elle apparue ? InĂ©vitablement sâensuit un dĂ©bat sur le niveau de cette conscience de base chez lâanimal, et dans quels groupes, ce qui est une façon moderne et plus concrĂšte de reposer la question, ĂŽ combien traditionnelle et quasi populaire et mĂȘme humoristique : « Les animaux ont-ils de lâesprit ? »
Les idĂ©es progressant, il sâest Ă©coulĂ©, au fil de cette prise dâintĂ©rĂȘt scientifique pour la psychologie de lâanimal, qui ne date guĂšre que dâun siĂšcle et demi, un long Ă©pisode au cours duquel, tout en sâintĂ©ressant aux comportements dâespĂšces variĂ©es et en les dĂ©crivant soigneusement, les psychologues animaliers, sans doute animĂ©s du souci de ne pas sortir dâun matĂ©rialisme de bon aloi, ne concevaient le non-humain que comme une « machine », certes complexe, mais sans esprit. Câest ainsi que sont nĂ©es certaines grandes thĂ©ories sur lâapprentissage, dâabord avec Pavlov, puis avec les bĂ©havioristes essentiellement dâoutre-Atlantique, de Watson Ă Skinner (voir chapitre premier). Pour les uns et les autres, le problĂšme dâune conscience animale ne doit pas ĂȘtre Ă©voquĂ©. Ă telle enseigne que, pour les bĂ©havioristes les plus rigoureux, et contrairement en cela mĂȘme Ă lâĂ©cole russe, il ne peut pas ĂȘtre question de se poser le problĂšme des mĂ©canismes internes de tel ou tel comportement, lâorganisme devant ĂȘtre considĂ©rĂ© comme une boĂźte noire. Cette attitude excessive jusquâĂ lâabsurde a disparu progressivement pour faire place Ă des conceptions de la mĂ©canique cĂ©rĂ©brale qui, sans lâimposer bien sĂ»r ou mĂȘme le rejetant, autorisent a minima un questionnement sur un possible mental animal. Câest ainsi que se sont mises progressivement en place des conceptions plus subtiles de la dynamique stimulus-rĂ©ponse dâun organisme animal, autrement dit de sa rĂ©ponse comportementale Ă une incitation ou Ă une situation donnĂ©e. TrĂšs schĂ©matiquement, on peut volontiers imaginer trois modalitĂ©s dâanalyse, esquissĂ©es par la figure ci-dessous.
Dans la premiĂšre modalitĂ© (niveau 1), seuls sont considĂ©rĂ©s le stimulus S et la rĂ©ponse R, lâorganisme Ă©tant la « boĂźte noire » classiquement Ă©voquĂ©e par les Ă©coles bĂ©havioristes. Dans la modalitĂ© suivante (2), lâanalyste ouvre la boĂźte noire et se propose de dĂ©couvrir, entre S et R, un certain nombre de mĂ©canismes neuronaux, opĂ©rateurs centraux en principe tous accessibles Ă lâinvestigation physiologique instrumentale, qui ont variĂ© selon lâĂ©poque et sont toujours encore objet dâanalyse. Câest lĂ la pensĂ©e moderne purement matĂ©rialiste la plus acceptĂ©e aujourdâhui. Toutefois, lâanalyse peut se compliquer dans la mesure (3) oĂč lâon risque cette fois une hypothĂšse supplĂ©mentaire, Ă savoir que se dĂ©roule, en parallĂšle de lâopĂ©ration physiologique centrale ou se substituant Ă elle, une expĂ©rience de vĂ©cu subjectif. Insistons vivement : cette derniĂšre instance reste purement hypothĂ©tique, pratiquement non analysable chez lâanimal jusquâĂ ce jour, mais nous la supposons, avec dâautres, exister Ă partir dâun certain niveau phylogĂ©nĂ©tique. Il est raisonnable de penser que, phylogĂ©nĂ©tiquement, la conscience serait trĂšs Ă©lĂ©mentaire et fruste au voisinage de son niveau initial dâapparition pour se complexifier dans les Ă©tapes de plus en plus Ă©levĂ©es de lâĂ©volution, Ă lâexemple dâautres fonctions3. La conscience ne se prĂ©senterait donc en aucun cas comme un processus en tout ou rien, le long des lignĂ©es phylogĂ©nĂ©tiques. Nous acceptons cette hypothĂšse, tout en reconnaissant lâabsence de moyens directs et objectifs, ce qui nous rĂ©duit Ă des indices collatĂ©raux (Millner et -Goodale, 1995 ; Rossetti, 1997). Pour nous rĂ©fĂ©rer aux philosophes, deux questions se posent donc inĂ©vitablement : 1) pouvons-nous dĂ©terminer quels animaux ont une conscience ? 2) quelle est la nature de leur expĂ©rience subjective (Proust, 2003) ? Ces questions ont aussi Ă©tĂ© posĂ©es par Griffin (2001) qui parle dâ« Ă©thologie cognitive » et examinĂ©es par Allen (2011).
Figure 5. De la boßte noire au vécu conscient.
SchĂ©ma rĂ©sumant trois points de vue que lâon peut adopter vis-a-vis dâun animal a un niveau Ă©levĂ© dâĂ©volution (carnivore ou primate par exemple). Selon (1), le behavioriste ne jugera que le comportement de lâindividu rĂ©sultant de lâopĂ©ration [stimulus S â rĂ©ponse R], lâintermĂ©diaire interne nâĂ©tant considĂšre que comme une boite noire dont lâanalyse nâest pas Ă retenir. Selon (2), on prend, au contraire, en compte la rĂ©alitĂ© dâun opĂ©rateur central dont on analysera le fonctionnement. Cette condition (2) ne suppose que des mĂ©canismes physiologiques et psychologiques accessibles a lâanalyse scientifique. Selon (3), il est reconnu Ă lâindividu un mĂ©canisme de perception et dâaction conscientes, autrement dit un vĂ©cu subjectif qui, en parallĂšle, accompagne les opĂ©rations en cours.
Comme consĂ©quence de cette prĂ©Ă©minence de la phylogenĂšse concernant la conscience de fond, la douleur en tant quâexpĂ©rience subjective pourrait bien en dĂ©pendre. Un animal qui a une conscience primaire aurait des expĂ©riences subjectives dâautant plus prĂ©cises que son espĂšce serait plus Ă©voluĂ©e. En poursuivant lâidĂ©e, on pourrait imaginer que, dans une certaine partie du rĂšgne animal (impossible Ă dĂ©terminer actuellement) qui serait privĂ©e de conscience primaire ou chez laquelle elle serait encore trĂšs Ă©lĂ©mentaire, la rĂ©action comportementale Ă la douleur serait uniquement une manifestation de la mĂ©canique « rĂ©flexe » : stimulus â rĂ©ponse sans conscienciation lâaccompagnant, tandis que, chez lâanimal devenu phylogĂ©nĂ©tiquement « conscient », cet automatisme commencerait Ă ĂȘtre doublĂ© dâune impression subjective de douleur â et donc peut-ĂȘtre de souffrance, au sens le plus humain et le plus banal du terme. Le fait que la rĂ©action rĂ©flexe soit ou non accompagnĂ©e dâun vĂ©cu douloureux ne serait cependant pas accessible Ă lâobservation directe â dâoĂč les interminables et insolubles discussions et polĂ©miques sur la souffrance animale (voir aussi plus loin). La figure 6 ci-dessous schĂ©matise, entre autres informations, ce parallĂ©lisme supposĂ© entre conscience primaire et Ă©volution.
Figure 6. PhylogenÚse hypothétique des consciences.
Diagramme dĂ©limitant hypothĂ©tiquement le domaine du rĂ©flexe et ceux du vĂ©cu subjectif dans lâĂ©chelle animale, en particulier pour la douleur. On a place en haut lâaxe phylogĂ©nĂ©tique, des unicellulaires aux primates (bien entendu, cet axe est simplifie presque a lâexcĂšs, au point de ne pas prendre en compte lâexistence dâespĂšces peut-ĂȘtre trĂšs Ă©voluĂ©es chez les invertĂ©brĂ©s, tels certains cĂ©phalopodes). On situe selon (2) lâexistence de rĂ©actions dites « rĂ©flexes » a des stimulations, en particulier a la douleur, cela quel que soit le niveau phylogĂ©nĂ©tique (y compris lâhomme). (3) situe le domaine dâapparition progressive de la conscience primaire a partir dâun certain niveau phylogĂ©nĂ©tique non dĂ©termine actuellement, avec lâhypothĂšse complĂ©mentaire de lâapparition concomitante du vĂ©cu douloureux. (4) figure lâapparition « explosive » de la conscience rĂ©flexive, chez lâhomme et, semble-t-il maintenant aussi, en fin du phylum chez certaines autres espĂšces Ă©voluĂ©es. Notons bien que lâhypothĂšse concernant le niveau dâapparition de la « douleur animale » est purement hypothĂ©tique. Elle est simplement raisonnable !
Le problĂšme des qualia
Peut-on, maintenant, diviser la conscience de base chez lâhumain ? Assez naturellement sâest imposĂ©e peu Ă peu lâidĂ©e que la conscience de base Ă©tait une instance complexe, comportant probablement plusieurs sous-ensembles, dont lâun, concernant lâexpĂ©rience phĂ©nomĂ©nale, mĂ©ritait un examen particulier. LâarrivĂ©e de discussions sur les qualia est un des Ă©lĂ©ments clĂ©s de la dĂ©limitation de la conscience primaire, et on ne les compte plus. Le terme est utilisĂ©, semble-t-il, pour la premiĂšre fois (1929) dans son sens moderne par le philosophe C. I. Lewis pour dĂ©signer prĂ©cisĂ©ment « Ă quoi ressemble » (« what is it like ») lâexpĂ©rience subjective fondamentale vĂ©cue sous lâeffet dâune incitation ou lors dâun Ă©tat mental. De mĂȘme, avait Ă©crit Broad dĂšs 1925, Ă supposer que lâon ait une thĂ©orie complĂšte des propriĂ©tĂ©s de lâammoniac, on ne pourrait pas pour autant prĂ©voir son odeur. AprĂšs H. Feigl (1958) qui donne toute son importance Ă la pratique de lâ« expĂ©rience » (acquaintance) par rapport Ă la simple connaissance, câest Dennett (1993) qui parle des qualia comme de « donnĂ©es incommunicables Ă dâautres, non saisissables, sinon par son expĂ©rience propre, privĂ©e et inaccessible Ă des comparaisons interpersonnelles, apprĂ©hensibles immĂ©diatement Ă la conscience ».
Sur le mĂȘme sujet, Jackson (1982) prend le cas (imaginaire) de Mary, Ă©levĂ©e depuis sa naissance dans un environnement strictement noir et blanc, dĂ©pourvu de toute couleur (Nida-RĂŒmelin, 2010). Cette femme sait tout sur le fonctionnement du cerveau, sur les couleurs et le mĂ©canisme de leur perception. Elle connaĂźt tous les phĂ©nomĂšnes physiques et physiologiques sur la vision des couleurs, mais nâa jamais eu lâexpĂ©rience de leur vision. La premiĂšre fois quâelle est mise en prĂ©sence dâun objet colorĂ© dans le monde rĂ©el, elle fait manifestement une expĂ©rience nouvelle, celle dâun qualia â en lâoccurrence, « comment câest de voir une couleur ». Jackson en dĂ©duit que lâexpĂ©rience consciente implique des propriĂ©tĂ©s non physiques et que celui qui a une connaissance physique complĂšte dâun autre ĂȘtre conscient ignore sâil peut sentir les expĂ©riences sensorielles de cet autre. Dans la mĂȘme optique, Nagel (1974) introduit sa fameuse chauve-souris et note : « MĂȘme en sachant tout sur son sonar, nous ne savons pas ce que câest que dâĂȘtre une chauve-souris et de percevoir un objet avec son sonar. » Ă son tour, Ned Block (Block et al., 1999) imagine quâune population Ă©norme qui imiterait lâorganisation fonctionnelle dâun cerveau humain ne sentirait pas pour autant lâĂ©tat mental interne de la douleur.
En bref, toutes ces expĂ©riences dâidĂ©es vont rĂ©pĂ©titivement dans le mĂȘme sens, celui dâinformations neurales qui ne sont pas interprĂ©tables en termes mentaux, ce qui correspond Ă des contacts du type neural â mental, câest-Ă -dire O â S dans notre symbolique nĂ©odualiste. Elles nous font retrouver lâexplanatory gap tant citĂ© et dont nous avons dĂ©jĂ parlĂ© (voir chapitre premier4). Pourtant, comme de juste, la discussion sâest poursuivie malgrĂ© tout. Par exemple, Dennett (1993) nâen est pas restĂ© Ă ses premiers arguments â en fait, « Mary ne connaissait pas toute la physique » â, tandis que Churchland (1989), attachĂ© au physicalisme5, a estimĂ© que les centres visuels de Mary nâĂ©taient probablement pas dĂ©veloppĂ©s durant cette pĂ©riode de sa vie, etc. Ă notre avis, ces objections ne sont pas convaincantes, mais nâest-il pas normal que la discussion reste trĂšs Ăąpre, car elle met sĂ©rieusement en question les matĂ©rialismes ?
Conscience P et conscience A
Parmi les thĂ©oriciens qui ont poussĂ© plus avant la taxonomie, on peut retenir Ned Block (1989) qui, parlant de lâhomme, mais sans ignorer lâanimal6, dit voir dans la conscience de fond deux opĂ©rateurs distincts : la conscience phĂ©nomĂ©nale (quâil nomme conscience P) et la conscience dâaccĂšs ou reprĂ©sentationnelle (dite conscience A). La conscience P dĂ©signe le domaine « expĂ©rientiel phĂ©nomĂ©nal » (sensations, dĂ©sirs, Ă©motions) â autrement dit, le domaine des qualia. La conscience A, elle, gouverne les propriĂ©tĂ©s intentionnelles7 (attention, attitudes propositionnelles, raisonnement, intention et contrĂŽle dâactions Ă©ventuellement liĂ©es Ă telle sollicitation perceptive ou centrale), la disponibilitĂ© pour raisonner et guider rationnellement lâaction et, dans notre espĂšce8, la parole. Block, dans sa longue discussion, reconnaĂźt que lâopĂ©rateur A est en principe toujours transitif (la conscience dâaction), alors que P, plus couramment intransitif (la conscience simplement expĂ©rientielle), peut aussi le cas Ă©chĂ©ant mener Ă lâacte. Pour lui, les deux consciences, A et P, opĂšrent en gĂ©nĂ©ral simultanĂ©ment, mais on ne...