Lorsquâon travaille avec un enfant autiste, la difficultĂ© la plus grande est de parvenir Ă mesurer les variations qui affectent son comportement. En effet, sauf dans des cas extrĂȘmement graves, un enfant nâest pas autiste de maniĂšre continue. Dans certaines situations favorables, il parvient Ă faire des choses qui sont censĂ©es ĂȘtre rĂ©servĂ©es Ă ceux qui vont bien. Tant dâun point de vue scientifique que dans une perspective de soin, il importe donc de dĂ©terminer les caractĂ©ristiques de telles situations favorables. Il convient Ă©galement de prĂ©ciser si ce quâil accomplit dans ces moments-lĂ est en tout point comparable Ă ce que ferait un enfant allant bien. Câest souvent pour repĂ©rer et Ă©tablir des conditions dans lesquelles apparaissent des comportements Ă©voluĂ©s que la vidĂ©o est prĂ©cieuse. Lâanalyse de vidĂ©os montrant des interactions avec des enfants autistes mâa convaincu que les choses ne sont pas toujours aussi claires que les nosographies voudraient le faire croire.
Dans ce chapitre, jâaimerais montrer, Ă partir dâanalyse de vidĂ©os, que les difficultĂ©s de lâenfant autiste dans le domaine de lâinteraction et du jeu symbolique ne sont pas toujours simples Ă caractĂ©riser. Un grand nombre dâindices montrent en effet que sâil est en difficultĂ© pour des raisons instrumentales, son appĂ©tence Ă la communication nâen est pas moins avĂ©rĂ©e, tout comme son dĂ©sir de jouer. Les documents sur lesquels je vais Ă©tayer ces considĂ©rations proviennent essentiellement de films familiaux qui mâont Ă©tĂ© confiĂ©s par des familles qui ont enregistrĂ© leur enfant trĂšs jeune, avant tout diagnostic, ce dernier nâayant Ă©tĂ© posĂ© que lorsquâil avait 3 ans. Il sâagit de scĂšnes de la vie familiale dont les protagonistes sont le petit et ses parents. Pour lâessentiel, lâapport de ces observations concerne deux domaines.
Le premier est celui du repĂ©rage des signes dâappels trĂšs prĂ©coces que lâon peut observer chez le nourrisson avant tout diagnostic explicite dâautisme. Les considĂ©rations qui interviennent concernent son tonus et sa posture, ainsi que sa coordination motrice, avant toute perspective de communication explicite avec autrui dans le cadre dâune interaction. Ă cet Ă©gard, les observations confortent lâidĂ©e que les premiĂšres Ă©mergences du trouble dont souffre lâenfant ne se marquent pas dans la sphĂšre de lâinteraction, mais dans celle du comportement sensori-moteur (du cĂŽtĂ© du tonus, de la posture et du mouvement, comme des sensations Ă©prouvĂ©es face au monde). Câest Ă mon sens un argument plaidant en faveur de lâidĂ©e que lâessence du trouble autistique ne relĂšve pas dâemblĂ©e du registre de la communication. Le second domaine est celui de cette derniĂšre et du jeu symbolique. Il part de lâobservation dâenfants un peu plus ĂągĂ©s. On y surprend lâenfant en train de faire des choses dont on le disait incapable, ce qui mĂ©rite Ă nouveau rĂ©flexion.
Une observation
Avec mon Ă©quipe de recherche1, nous avons entrepris une Ă©tude systĂ©matique des bains apparaissant dans les films familiaux dâenfants autistes dont nous disposions. Il semble que certains indices trĂšs prĂ©coces puissent y ĂȘtre dĂ©celĂ©s. Du cĂŽtĂ© des enfants, ils manifestent un trouble de lâassociation et de la coordination. On voit ainsi apparaĂźtre dans cette sphĂšre ce qui sera plus tard leur difficultĂ© majeure. Toutefois, lorsquâon se penche sur les interactions filmĂ©es, il apparaĂźt que les manifestations de tous les participants se trouvent affectĂ©es par ces difficultĂ©s.
Il nây a pas que lâenfant qui est en souffrance. Sa mĂšre lâest Ă©galement. Et mĂȘme si elle nâest pas en mesure de formuler ce qui se passe, elle sâadresse diffĂ©remment Ă cet enfant-lĂ . On la sent mal Ă lâaise, sans quâelle puisse dire dâoĂč cela provient. Avant de le savoir, elle sent intuitivement que quelque chose ne va pas, et cela transparaĂźt dans la maniĂšre quâelle a de sâadresser Ă lui. Pour apprĂ©hender les signes cliniques ressortissant Ă la relation mĂšre-enfant, il convient donc dâĂȘtre attentif aux particularitĂ©s de celui-ci en interaction avec elle, mais Ă©galement Ă la maniĂšre dont elle sâadresse Ă lui. Cela ne veut Ă©videmment pas dire que la mĂšre soit responsable en quoi que ce soit du trouble de lâenfant. Cela veut dire quâelle y est instinctivement sensible, avant mĂȘme que les mĂ©decins puissent lui dire ce quâil en est. Elle rĂ©agit au manque de « responsivitĂ© » de lâenfant et tente dây remĂ©dier.
Ce phĂ©nomĂšne assez rĂ©gulier a dâailleurs donnĂ© lieu Ă une mĂ©prise particuliĂšrement douloureuse. Face Ă leur enfant autiste, bien souvent, les parents sâadaptent spontanĂ©ment. Or le comportement particulier qui en rĂ©sulte a Ă©tĂ© stigmatisĂ© par certains observateurs comme une cause des difficultĂ©s de lâenfant. En imputant lâorigine de lâautisme aux particularitĂ©s du comportement des parents, ces observateurs nâont pas vu quâil sâagissait des effets de lâadaptation des parents aux difficultĂ©s de leur enfant, Ă leurs efforts pour le ramener vers lâĂ©change. La consĂ©quence du cĂŽtĂ© des parents a Ă©tĂ© prise Ă tort pour une cause. Du cĂŽtĂ© de lâenfant, diffĂ©rentes observations ont montrĂ© quâen dehors mĂȘme de toute interaction, sa motricitĂ© spontanĂ©e quand il est trĂšs jeune et est par la suite diagnostiquĂ© comme autiste prĂ©sente un certain nombre de particularitĂ©s. Certaines ont trait Ă la maniĂšre dont il parvient Ă se retourner pour se placer sur le ventre lorsquâil est allongĂ© sur le dos, dâautres Ă la maniĂšre dont il marche Ă quatre pattes, dâautres enfin Ă la façon dont il fait ses premiers pas. Il sâagit lĂ de signes qui intĂ©ressent ses gestes et ses mouvements hors de toute relation Ă autrui. Cependant, chaque fois, ils sont la consĂ©quence dâun manque de coordination.
Dâautres signes ont Ă©galement Ă©tĂ© relevĂ©s, cette fois dans lâĂ©change et lâinteraction avec lâadulte. Ils se marquent Ă©galement au niveau de la posture et du tonus, mais cette fois en cours dâinteraction. Il peut sâagir par exemple de la façon dont lâenfant de 8 mois, contrairement Ă ce qui devrait se passer, se montre incapable dâanticiper que sa mĂšre va le prendre dans ses bras. Typiquement, par exemple, les enfants qui seront ultĂ©rieurement diagnostiquĂ©s comme autistes ne comprennent pas que leur mĂšre leur tend les bras pour les porter et ils ne leur tendent pas les leurs en retour. La maniĂšre dont lâenfant sâĂ©lance vers sa mĂšre indique comment il anticipe et « se reprĂ©sente » la suite de lâĂ©change de postures et de gestes. Ici, les particularitĂ©s du comportement de lâenfant ne sont plus Ă considĂ©rer en elles-mĂȘmes, mais comme indices de la qualitĂ© de son interaction avec sa mĂšre, de ses capacitĂ©s dâanticipation, de reprĂ©sentation et dâadaptation Ă lâautre.
Toutefois, certaines caractĂ©ristiques du trouble communicationnel de lâenfant sont Ă©galement repĂ©rables sur lâautre pĂŽle de la dyade, dans lâattitude de la mĂšre. En observant cette derniĂšre, redisons-le, il ne sâagit pas de revenir Ă lâidĂ©e stupide selon laquelle son comportement serait la cause des difficultĂ©s de lâenfant. Il sâagit seulement de prendre son attitude, sa mimique et son discours comme des dĂ©tecteurs particuliĂšrement sensibles des dysfonctionnements propres Ă la relation que lâenfant Ă©tablit avec elle. Il sâagit, si lâon veut, dâobjectiver les indices qui marquent du cĂŽtĂ© de la mĂšre quâelle a lâintuition que quelque chose ne va pas. Elle nâen est pas consciente, mais cela se trahit et se traduit dĂ©jĂ Ă son insu.
Dans nos recherches sur le bain des enfants, lâobservation a portĂ© dâabord sur le discours dâaccompagnement que la mĂšre tient, sur la maniĂšre dont elle parle et dont elle formule ce qui se passe. Puis, nous nous sommes tournĂ©s vers les signes relatifs Ă lâenfant, en nous centrant plus spĂ©cifiquement sur sa posture et son regard. Sâagissant du langage adressĂ©, nous avons constatĂ© des diffĂ©rences remarquables entre le discours quâune mĂšre tient Ă un enfant qui va bien et celui quâelle tient Ă un autre qui va Ă©voluer vers lâautisme. Bien entendu, a priori, une mĂšre ne parle pas nĂ©cessairement de la mĂȘme façon Ă tous ses enfants dans la mĂȘme situation. Toutefois, dans le cas observĂ©, il nous a semblĂ© que les variations dĂ©passaient le simple effet du hasard.
Nous disposions de deux filmages de bains. Ă deux ans dâintervalle, la mĂȘme mĂšre donnait le bain Ă lâune, puis Ă lâautre de ses filles, ĂągĂ©es toutes les deux de 6 mois. La premiĂšre a par la suite prĂ©sentĂ© des traits autistiques, mais pas la seconde. Nous avons observĂ© le comportement de la mĂšre, ses commentaires et la maniĂšre dont son discours accompagnait les mouvements de chacune. Nous avons constatĂ© que le langage adressĂ© dans les deux cas Ă©tait diffĂ©rent Ă la fois dans son lexique et dans son intonation. Lorsquâelle sâadresse Ă lâenfant qui deviendra autiste, ses commentaires sont rares. Ils se bornent Ă dĂ©crire ce que fait lâenfant. Lâintonation est faiblement modulĂ©e. Au contraire, lorsquâelle sâadresse Ă lâautre enfant (celui qui ne prĂ©sentera pas de symptĂŽmes), les commentaires sont plus nourris et le contenu du propos exprime souvent ce que la mĂšre imagine que lâenfant peut ressentir. Dans le second cas, tout se passe comme si elle avait plus de facilitĂ©s Ă sâidentifier Ă sa fille et Ă mettre en mots les sentiments quâelle lui prĂȘte. Quant Ă lâintonation, elle devient moins monotone. Ainsi, face Ă lâenfant en difficultĂ©, le discours de la mĂšre semble se faire lâĂ©cho dâun malaise dont elle-mĂȘme ne sâest pas encore rendu compte. Comme si elle sentait que quelque chose nâallait pas et que cela se traduisait dans sa maniĂšre de parler Ă lâenfant, mais quâelle nâavait pas clairement conscience dâun trouble dans lâinteraction. Et ce trouble, tel quâil ressort de la comparaison du bain donnĂ© Ă chacune des deux fillettes, semble provenir dâune difficultĂ© Ă identifier ce que lâenfant autiste peut ressentir, faute de pouvoir saisir la valeur des signes quâelle Ă©met.
Nous ne savons pas Ă partir de quel Ăąge le discours adressĂ© Ă lâenfant en risque dâautisme se diffĂ©rencie de celui qui est adressĂ© Ă lâenfant banal. On pourrait penser que la datation de la diffĂ©rence permettrait de savoir Ă partir de quel Ăąge il serait raisonnable de rechercher des signes de prĂ©disposition Ă lâautisme, lâintuition de la mĂšre servant alors de rĂ©vĂ©lateur, mĂȘme Ă son insu. Une chose en tout cas semble claire : Ă 6 mois, le discours de la mĂšre manifeste des diffĂ©rences palpables. Toutefois, quand elle parle Ă la petite fille qui deviendra autiste, il reste pleinement adaptĂ©. Au risque de me rĂ©pĂ©ter, donc, la mĂšre nâest pas en cause. Elle sait trouver la bonne distance et le bon langage pour entrer en interaction avec sa fille. Dans la parole quâelle lui adresse, elle lui dĂ©crit ce qui se passe et ce quâelle est en train de faire. Or, lorsquâon travaille avec des enfants autistes plus ĂągĂ©s en cherchant Ă dĂ©velopper leurs capacitĂ©s dâĂ©change et de communication, câest ce mĂȘme type de langage descriptif que lâon emploie. Pour que lâenfant parvienne Ă saisir Ă quoi renvoient les mots, dans un premier temps, il faut se contenter de gloser ce qui se passe. Avec lâenfant autiste, la mise en mots des Ă©motions est certes nĂ©cessaire, mais elle doit se faire de maniĂšre dĂ©licate et progressive. Faute de quoi, elle risque de donner lieu chez lui Ă de nouvelles incomprĂ©hensions.
On pourrait Ă©videmment penser que toutes les diffĂ©rences ici relevĂ©es dans le comportement de la mĂšre face Ă chacune des deux sĆurs lors de leur bain Ă 6 mois sont aussi alĂ©atoires que subjectives. Cependant, lâĂ©prouvĂ© direct de personnes non prĂ©venues face Ă un enfant de 6 mois qui manifeste des difficultĂ©s de communication montre quâil nâen est rien. Câest du moins ce quâune expĂ©rience imprĂ©vue me donne Ă penser. Il mâest en effet arrivĂ© Ă diffĂ©rentes reprises de montrer Ă des collĂšgues successivement lâune, puis lâautre scĂšne de bain sans leur dire quelle Ă©tait celle des deux sĆurs qui Ă©tait en difficultĂ©. Chaque fois, avant quâils sachent de quel enfant il sâagissait, jâai pu constater une diffĂ©rence manifeste dans la maniĂšre dont chacune des deux situations Ă©tait accueillie. Le bain de lâenfant en difficultĂ© suscite rĂ©guliĂšrement de la part du public un regard attentif, mais retenu et silencieux. En revanche, le bain de sa sĆur provoque immĂ©diatement un sentiment de plaisir et un attendrissement qui se marque par des mimiques et des murmures de participation. Comme si les collĂšgues oubliaient dans le second cas quâils Ă©taient spectateurs dâun film et quâils rĂ©agissaient comme ils lâauraient fait en prĂ©sence directe dâun enfant au bain, se laissant alors porter par lâheureux Ă©change dâaffect et le mouvement dâaccordage. LâĂ©prouvĂ© direct de personnes non prĂ©venues manifeste donc une diffĂ©rence entre les deux situations. Câest spĂ©cifiquement ce ressenti immĂ©diat qui est au fondement de ce que la psychanalyse dĂ©signe par contre-transfert. Il constitue une rĂ©ponse subjective, intuitive, mais fiable Ă des caractĂ©ristiques inhĂ©rentes au sujet avec lequel lâobservateur participant est en relation. Il ne reprĂ©sente pas, comme on serait tentĂ© de le croire, un ensemble de rĂ©actions alĂ©atoires qui dĂ©pendent de lâhumeur.
Si on se penche sur le comportement de lâenfant, lâobservation du bain rĂ©vĂšle Ă©galement des diffĂ©rences entre les deux sĆurs. Elles se marquent dans la maniĂšre dont chacune rĂ©agit quand la mĂšre la berce dans lâeau. Lorsquâelle berce chacune dâentre elles, tout en la maintenant sous la nuque et les fesses, elle lâĂ©carte dâelle, puis la ramĂšne prĂšs de son visage. Or, pendant tout le mouvement, lâenfant qui va bien garde les yeux rivĂ©s dans ceux de sa mĂšre. En revanche, ce nâest pas le cas de celui qui deviendra autiste. Son accrochage au regard de la mĂšre est instable : elle regarde sa mĂšre dans les yeux quand celle-ci la « ramĂšne » face Ă son visage, mais elle dĂ©croche de son regard et laisse ses yeux se porter au plafond quand le mouvement de bercement lâĂ©carte dâelle. En dâautres termes, elle ne semble pas chercher Ă faire pivoter ses yeux pour rester en contact lorsque la mĂšre lâĂ©carte de son visage. Il nây a chez elle aucun mouvement compensatoire des dĂ©placements imprimĂ©s Ă sa tĂȘte et Ă son corps par le bercement. Quand son corps bouge, il entraĂźne la tĂȘte. Comme le regard reste fixe, quand la tĂȘte bouge avec le corps, la cible visuelle change. Les yeux balaient le plafond au rythme du balancement. Chez la petite qui va bien, câest tout le contraire : tout au long du bercement, quand sa mĂšre lâĂ©carte dâelle, elle parvient Ă compenser le dĂ©placement du regard imprimĂ© par le mouvement que subit sa tĂȘte en basculant son regard vers le haut pour rester agrippĂ© aux yeux de sa mĂšre.
Les mouvements du regard ne sont pas la seule diffĂ©rence entre les deux sĆurs. Au cours du bain, le tonus et la posture gĂ©nĂ©rale des deux enfants diffĂšrent Ă©galement. La sĆur qui va bien est physiquement dĂ©tendue et souple. Celle qui deviendra autiste se tient les mains serrĂ©es sur la poitrine, se raidit, ferme les poings, se met les mains dans la bouche ou encore garde les jambes et les pieds en extension, comme tĂ©tanisĂ©e.
Pour comprendre ces diffĂ©rences, il faut dâabord tenter de se figurer ce que reprĂ©sente un bain pour un enfant. Pour tous, câest source physique et psychique de plaisir, mais aussi dâinquiĂ©tude. Lâenfant qui est dans son bain nâest plus au contact de lâair. Le contact de lâeau sur la peau nâest pas celui que lui offre son milieu naturel. Par ailleurs, dans le bain, il ne dispose plus non plus des appuis qui sont les siens sur la terre ferme. Il en rĂ©sulte une inquiĂ©tude. Face Ă cela, il lui faut sâaccrocher Ă quelque chose. Lâenfant banal sâaccroche au regard de sa mĂšre, tandis que lâenfant autiste sâaccroche Ă lui-mĂȘme, en recourant Ă son tonus, Ă sa posture ou Ă ses mouvements.
Pourquoi lâenfant autiste ne peut-il sâagripper au regard de sa mĂšre ? Pourquoi ne bascule-t-il pas les yeux pour maintenir le contact Ćil Ă Ćil lorsque la mĂšre lâĂ©carte de son visage ? Notre hypothĂšse consiste Ă penser que pour sâagripper au regard de sa mĂšre, quand la tĂȘte bouge, il lui faut calculer le mouvement compensatoire Ă imprimer Ă ses yeux Ă partir de la sensation de dĂ©placement Ă©prouvĂ©e. Câest cette conversion modale (de la sensation du mouvement imprimĂ© Ă son corps en production de mouvement oculaire) qui se trouve en dĂ©faut chez lâenfant qui deviendra autiste. Du coup, il ne peut plus maintenir son regard dans celui de sa mĂšre.
Il sâagit lĂ dâun effet prĂ©coce de la dissociation modale (ou dĂ©mantĂšlement) qui constitue le trouble majeur de lâenfant autiste. Ce dĂ©mantĂšlement fait obstacle Ă la conversion. Le ressenti du mouvement impulsĂ© par le bercement de la mĂšre ne peut plus servir au calcul du mouvement oculaire qui permettrait Ă lâenfant de garder les yeux fixĂ©s dans ceux de sa mĂšre. Câest pourquoi le lĂącher intermittent du regard de lâenfant prĂ©disposĂ© Ă lâautisme peut ĂȘtre envisagĂ© comme un signe prĂ©coce de dĂ©mantĂšlement.
Lâobservation qui prĂ©cĂšde appuie lâhypothĂšse du dĂ©mantĂšlement. Elle conduit Ă©galement Ă une rĂ©Ă©valuation de la valeur du signe plus tardif que constitue le dĂ©tournement du regard. Curieusement, le visionnage de films familiaux des enfants autistes montre que, avant 2 ans, le dĂ©tournement du regard ne sâobserve pas de maniĂšre rĂ©guliĂšre. Auparavant, les enfants qui deviendront autistes ont parfois du mal Ă conserver un contact Ćil Ă Ćil avec autrui, mais ils ne prĂ©sentent pas Ă proprement parler de fuite du regard. Comment expliquer la soudaine Ă©mergence de ce symptĂŽme ? Lâune des hypothĂšses possibles consiste Ă poser que ce dĂ©tournement est un signe non pas primaire, mais secondaire, un signe « rĂ©actionnel ». On en vient alors Ă lâinterprĂ©ter comme une mesure de « sauvegarde ». ConfrontĂ© dans lâĂ©change Ă certaines exigences dâaccordage trop lourdes pour lui, lâenfant autiste cherche Ă construire une interaction « restreinte » et simplifiĂ©e en Ă©cartant une partie des donnĂ©es, celles que fournit la perception visuelle du visage et du regard dâautrui. En regardant ailleurs, il met ces donnĂ©es de cĂŽtĂ©. Sur ces bases restreintes, il peut alors continuer Ă satisfaire les exigences de cohĂ©rence de lâinteraction.
Dans la communication avec autrui, tout sujet doit fabriquer des signes qui articulent des modalitĂ©s de natures trĂšs diffĂ©rentes : la parole (phonĂšmes et intonation), la mimique (regard, sourire), le geste de la main et de la tĂȘte. En outre, le produit de cette articulation complexe de modalitĂ©s hĂ©tĂ©rogĂšnes doit constamment ĂȘtre inflĂ©chi en fonction des signes Ă©mis par lâautre. Ces signes de lâinterlocuteur traduisent sa comprĂ©hension et son adhĂ©sion aux propositions que le locuteur formule. Ă chaque instant, le locuteur doit moduler les signes quâil sâapprĂȘte Ă adresser pour tenir compte de ce que rĂ©vĂšlent les indices produits par celui qui lâĂ©coute. Câest cette double exigence de cohĂ©rence que lâenfant autiste ne parvient pas Ă satisfaire. Pour maintenir malgrĂ© tout la communication, il dĂ©tourne alors le regard. En procĂ©dant ainsi, il sâaffranchit de ce quâautrui lui adresse visuellement pour structurer et rythmer ce quâil produit lui-mĂȘme. En ne le regardant plus, il se simplifie donc la tĂąche : il nâa plus Ă inflĂ©chir ses productions en fonction des rĂ©actions de son vis-Ă -vis. Ayant dĂ©jĂ du mal Ă articuler les diffĂ©rentes modalitĂ©s des signes quâil doit produire (modalitĂ© vocale, mimique, direction du regard), il se dĂ©gage dâun accordage qui le contraindrait Ă moduler cette totalitĂ© complexe en fonction des signes quâon lui envoie.
Ce que lâon observe chez lâenfant autiste au bain semble donc la marque dâune dissociation modale qui le contraindra ultĂ©rieurement Ă dĂ©tourner le regard pour prĂ©server sa communication avec autrui en la simplifiant. Le dĂ©tournement du regard est une mesure de sauvegarde. Ă 6 mois, la dissociation touche lâarticulation entre les informations posturales (liĂ©es au dĂ©placement induit par le bercement de la mĂšre) et le mouvement oculaire (quâil conviendrait de produire pour maintenir le contact Ćil Ă Ćil en corrigeant lâĂ©cart causĂ© par le mouvement de bercement). Or, Ă cet Ăąge, le dĂ©tournement du regard nâest pas encore systĂ©matique : la diversitĂ© des modalitĂ©s Ă agencer dans la communication est encore assez restreinte pour que la production dâun signe tenant compte du regard reste possible. Câest quand la communication se complexifie et quâil faut articuler le verbal (phonĂšmes, intonation) au non-verbal (mimique, gestes, posture) que les capacitĂ©s de liaison de lâenfant se trouvent dĂ©passĂ©es et que la fuite du regard devient alors un ultime recours destinĂ© Ă le libĂ©rer de la soumission aux ponctuations rythmiques que son interlocuteur impose Ă lâĂ©change.