Un monde sans maître
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Un monde sans maître

Ordre ou désordre entre les nations ?

  1. 288 pages
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Un monde sans maître

Ordre ou désordre entre les nations ?

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Le monde Yalta est mort le jour de la chute du mur de Berlin. Né sur les décombres de l'ancien, le monde nouveau qui voit le jour sous nos yeux est-il si indéchiffrable qu'on le dit, et, surtout, aussi dangereux qu'on le croit? La puissance américaine est-elle moribonde? Que signifie aujourd'hui la vocation mondiale de la France? Faut-il encore croire en l'Europe? Avec ce livre, c'est tout un pan de la diplomatie française qui sort de l'ombre. Ambassadeur de France, Gabriel Robin a été l'un des plus proches conseillers diplomatiques de Valéry Giscard d'Estaing, avant de devenir le représentant de la France au conseil de l'OTAN à Bruxelles.

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Informations

DEUXIÈME PARTIE

Le monde nouveau



CHAPITRE 4

Les traits généraux


Si adonné qu’il se voulût à l’endiguement, au containment, le monde de Yalta n’a jamais complètement réussi à empêcher le changement. Comme tout autre système, il a subi l’usure du temps. Il a connu l’alternance des périodes de tension et des périodes de détente ; des parties s’en sont détachées, telle la Chine, pour aller leur propre chemin ; d’importants glissements en ont assoupli les articulations ou déplacé les frontières internes : les vieux empires coloniaux se sont défaits, l’Empire soviétique s’est relâché, l’Europe s’est affirmée aux côtés de l’Amérique. Mais, enfin, rien de tout cela ne touchait à l’essentiel. Le monde de Yalta vieillissait sans se laisser défigurer. Ses traits s’empâtaient ou se creusaient de quelques rides supplémentaires ; son visage n’en est pas moins resté jusqu’au bout aisément reconnaissable.
Tout autre est le changement dont nous venons d’être les témoins. Cette fois, c’est l’édifice entier qui s’est écroulé. Sans doute en subsiste-t-il, parmi les ruines, assez de pans demeurés debout pour donner l’illusion d’une continuité et nourrir le vain espoir d’une reconstruction plus ou moins à l’identique. Il suffit, pourtant, de s’approcher pour découvrir, aux étais dont il a fallu les flanquer, que leur solidité n’est plus intacte, et aux remaniements dont ils sont l’objet, que leur destination même est devenue incertaine. Reliquats d’une ère révolue, ils se dressent inutilement sur un paysage bouleversé d’où les repères familiers ont disparu et où s’est perdue jusqu’à la trace des chemins accoutumés.
Les contemporains, il est vrai, observateurs professionnels aussi bien que simples profanes, n’en croient pas leurs yeux. Il n’est pas possible, pensent-ils, qu’un monde s’évanouisse en si peu de mois et, au total, à si petit bruit. Une révolution, d’ordinaire, s’annonce avec plus de fracas et l’on prend la précaution, avant de lever le rideau de scène, de frapper les trois coups. Il faut, pourtant, se rendre à l’évidence : la première impression est la bonne. Le plus simple, pour s’en assurer, est d’examiner ce qu’il est advenu des éléments les plus caractéristiques du monde de Yalta, qu’il s’agisse de ses formes extérieures ou qu’il s’agisse des ressorts internes qui le sous-tendaient. On prendra ainsi la mesure de l’étendue et de la profondeur du changement qui s’est opéré.

Les nouvelles formes

Le monde de Yalta était, d’abord, avions-nous constaté, un monde cloisonné, compartimenté, barricadé. Les barricades sont tombées et il ne reste qu’un immense espace ouvert dont aucun obstacle artificiel ne vient rompre la continuité ou borner les horizons. La chute du mur de Berlin n’est pas seulement l’événement inaugural des temps nouveaux ; elle symbolise leur aspect le plus visible : l’abaissement général des barrières.
La démarcation entre l’Est et l’Ouest ne s’est pas déplacée ; elle a disparu. Le rideau de fer, le rideau de bambou, ces digues qu’on avait mis tant d’ardeur à élever et de soin à entretenir ont été emportées. L’Allemagne était divisée : elle a retrouvé son unité. L’Europe de l’Atlantique à l’Oural passait pour une utopie, sinon pour une hérésie ; c’est d’une communauté s’étendant de Vancouver à Vladivostok que les communiqués de l’OTAN se sont mis à célébrer l’avènement. Encore pèchent-ils par défaut d’ambition plutôt que par excès. L’Occident se dilate en vain ; si loin qu’il repousse ses limites, elles demeurent toujours trop étroites pour enfermer une réalité qui n’en connaît plus parce qu’elle s’est élargie aux dimensions même de la planète.
Le clivage Nord-Sud, en effet, s’est effacé du même mouvement que la faille Est-Ouest. Le tiers-monde n’avait plus depuis longtemps déjà qu’une fiction d’unité mais il restait un ensemble distinct, séparé du reste. C’est cette séparation qui a pris fin. Sous des modalités diverses, il a rejoint le grand courant de la civilisation universelle. L’Amérique latine a retrouvé le chemin de la démocratie, les « dragons » d’Extrême-Orient se sont hissés au rang des économies développées, l’espace arabo-musulman, parce qu’il se confond plus ou moins avec celui des principales réserves pétrolières, vit en symbiose avec le monde occidental ; l’Afrique elle-même, que son retard isole toujours, s’en remet aux prescriptions du FMI.
Le monde, comme on le dit à juste titre, s’est globalisé. Ne nous hâtons pas, pour autant, d’en conclure qu’il est unifié ou qu’il soit en voie d’unification, comme l’imaginent volontiers ceux qui ne raisonnent qu’à partir de l’économie. L’élimination des barrières est loin d’avoir entraîné l’abolition des différences. Il y a bien, si l’on veut, un modèle unique mais il admet tant de variantes qu’il n’est jamais uniforme et qu’il n’est nulle part réalisé à l’état pur. Le monde n’est pas moins hétérogène, il l’est autrement. Au lieu de se concentrer en opposition, tranchée de part et d’autre d’une frontière fixe, les différences s’étalent et se diffusent, s’interpénètrent et se contaminent. D’un extrême à l’autre, on ne passe plus par sauts brusques et violents contrastes mais par transitions multiples et infinis dégradés.
L’Orient s’occidentalise mais l’Europe se « tiers-mondise ». L’aide au développement et le maintien de la paix étaient les deux grands thèmes des rapports Nord-Sud. Or, ils sont maintenant au cœur des relations paneuropéennes. On s’interroge sur l’assistance aux pays de l’Est et aux républiques issues de l’ex-Union soviétique comme on le faisait pour l’Afrique. Les conflits qui font rage dans les montagnes de Yougoslavie ou sur les pentes du Caucase ne sont pas d’une autre nature que ceux qui se produisaient ou se produisent encore sur d’autres continents. Dans les contingents de « casques bleus » en Bosnie, on trouve aussi bien des Ukrainiens que des Français, des Canadiens que des Égyptiens et c’est à un diplomate japonais qu’est confié le soin d’y présider aux opérations de l’ONU. La misère physique et morale du tiers-monde a envahi les banlieues des grandes villes occidentales tandis que le modernisme et le luxe de l’Occident s’étalent dans les capitales du tiers-monde. Les frontières passaient entre les blocs, elles passent maintenant à l’intérieur des États.
Ces phénomènes, il est vrai, ne sont pas entièrement nouveaux. Ils avaient commencé d’exister dans l’univers de Yalta qui était plus poreux qu’il ne voulait bien l’admettre. Mais ils se sont généralisés et, surtout, ils sont parus au grand jour. La vraie nouveauté, en effet, est qu’ils ont cessé d’être occultés. Le monde de Yalta détestait le mélange des genres ; faute de l’empêcher, il refusait de le voir. Il aimait distinguer, classer, séparer ; la réalité, pour lui, devait se ranger dans des tiroirs soigneusement étiquetés : il y avait les bons et les méchants, les riches et les pauvres, chacun à sa place. Or, les étiquettes ont disparu en même temps que les tiroirs et les choses sont apparues dans leur enchevêtrement naturel. À l’opposé du monde ancien qui haïssait le brouillage et les interférences, le monde sans cloisons d’aujourd’hui est fait de brassage, de mixité, de métissage.
Le deuxième signe distinctif du monde de Yalta était d’être organisé. Les organisations internationales servaient, pour ainsi dire, d’armature aux divers compartiments qui le composaient. Les plus importantes venaient s’appuyer directement sur le grand mur mitoyen, le mur maître, de la construction, celui qui séparait l’Est et l’Ouest ; les autres ne faisaient que s’abriter sous leur toit. Que le mur principal cède tout d’un coup, que les compartiments explosent et toutes s’en trouveraient secouées jusque dans leurs fondations. À quoi bon, d’ailleurs, garder contreforts et arcs-boutants quand la voûte qu’ils soutenaient s’est effondrée ?
À l’Est, le souffle de la déflagration a été si violent que tout a été comme volatilisé. Du Pacte de Varsovie, du COMECON, des structures du Mouvement communiste international et même du réseau de traités passés par Moscou avec ses satellites, il ne reste rien, pas même une trace, tout juste le souvenir. En vain la Russie s’est-elle acharnée à bâtir, à partir des décombres, quelque chose de plus modeste sous le nom de « Communauté des États indépendants » : les murs à peine élevés en ont vacillé à la première rafale. Ce n’est pas que la volonté ni les matériaux aient manqué mais le ciment fait défaut : la contrainte est inutilisable et la confiance est absente.
À l’Ouest, les organisations ont mieux résisté mais elles ne sont pas sorties indemnes de l’épreuve. Privées de leurs fonctions principales, elles sont condamnées à disparaître ou à se transformer. Le COCOM a choisi de se dissoudre ; l’OTAN, de survivre en se vouant à des tâches nouvelles. Son arsenal, tout neuf de n’avoir jamais servi, ne demandait qu’à s’employer ; l’Alliance a décidé que, sur simple requête, il pourrait être mis à la disposition de la CSCE ou de l’ONU pour des missions de maintien de la paix. L’instrument de guerre s’est mué en société de surveillance. Mais ce n’est rien encore auprès des transformations que l’OTAN a fait subir au rempart dont elle avait la garde ; tourné vers l’Est, il n’était percé que d’étroites meurtrières ; pour le mettre au goût du jour, on s’est affairé à y multiplier les ouvertures et à en fleurir les abords ; déjà, un porche accueillant aux visiteurs donne accès à une avant-cour qu’on a, dans un premier temps, appelée « Conseil de coopération nord-atlantique » (COCONA) avant de la décorer du nom, plus prestigieux sans doute, de « Partenariat pour la paix » ; tout porte à croire que, devant le succès remporté par ces initiatives, on n’en restera pas là et que, moyennant l’adjonction d’une ou deux ailes supplémentaires, le vieux château fort aura bientôt perdu son air rébarbatif pour devenir un de ces manoirs de plaisance spécialisés dans l’hébergement de colloques et séminaires pour hautes personnalités. Disons plus sérieusement que l’organisation de la défense occidentale se sera reconvertie en organisme de consultations et de coopération.
Le cas de l’OTAN est le plus typique. Les autres institutions occidentales qui avaient l’avantage d’être plus en retrait de la ligne de front ont été moins touchées. Toutes, cependant, présentent le même symptôme : elles sont travaillées du devoir de s’ouvrir et de s’élargir. C’est vrai de l’OCDE comme du Conseil de l’Europe, du GATT comme du FMI, de l’UEO comme de l’Union européenne. Il n’est pas jusqu’à la zone de libre-échange nord-américaine qui n’ait éprouvé le besoin de s’adjoindre le Mexique. Partout, c’est le même appel d’air, partout la même aspiration à quelque forme d’universalité qui, si elle ne peut pas toujours viser la dimension mondiale, ignore, en tout cas, les vieilles démarcations de l’ordre de Yalta.
Il est à peine utile, dans ce contexte, de s’arrêter à ce qui s’est passé dans ce qui était le Sud. Les structures internationales n’y avaient jamais eu qu’une vigueur intermittente. Entre deux accès de fièvre, elles végétaient, qu’il s’agisse du Mouvement des non-alignés ou des diverses formes de syndicats de défense des pays en voie de développement ; la fièvre n’ayant plus guère de prétexte pour se manifester, elles ont achevé de s’étioler dans l’indifférence générale. Elles vivaient du dialogue Nord-Sud ou de la compétition Est-Ouest, elles sont mortes avec eux.
Plus intéressant est le cas des organisations continentales : Organisation des États américains, Organisation de l’Unité africaine, Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE). Elles ont en commun d’avoir coexisté avec l’ordre de Yalta sans vraiment lui appartenir : la première lui préexistait, la seconde l’ignorait, la dernière visait même à le dépasser. On aurait donc pu croire qu’elles auraient trouvé dans son extinction l’occasion d’une nouvelle jeunesse. Or, rien de tel ne s’est produit : aucune n’a réussi à occuper la place laissée vacante par les organisations du monde de Yalta. Elles ne persévèrent dans l’être qu’en vertu de la vitesse acquise. Quelque effort, par exemple, qu’on ait déployé pour lui insuffler un peu de vie, la CSCE est un théâtre vide où s’agitent, de façon un peu dérisoire, une cinquantaine de personnages en quête d’auteur. Même une entreprise, comme celle du pacte de stabilité en Europe, dont la France a pris l’initiative, a trouvé le moyen de la contourner. Elle ne joue pas plus de rôle en Bosnie que l’OUA en Somalie ou au Rwanda. Tout se passe décidément comme si les États ne s’étaient pas débarrassés du carcan des blocs pour s’enfermer dans les horizons étriqués des continents de la géographie scolaire.
Si l’on veut trouver des organisations qui, non seulement, aient échappé à la tourmente mais encore y aient gagné un surcroît d’audience et d’activité, c’est à un autre niveau qu’il convient de les chercher, à celui des organisations universelles et de celles qui s’y rattachent ou de celles au moins qui, comme le GATT, peuvent espérer le devenir. Celle qui, de toutes, a le mieux tiré son épingle du jeu est aussi la plus universelle. Délivrée du blocage que lui imposaient la querelle Est-Ouest et les controverses Nord-Sud, l’ONU a repris la place centrale et la position suprême dont ses fondateurs avaient rêvé pour elle et qu’elle n’avait jamais pu remplir. C’est à elle qu’on s’adresse ; c’est son intervention qu’on sollicite ; c’est aux décisions de son Conseil de sécurité qu’on se réfère sinon toujours qu’on obéit. L’efficacité de son action peut être mise en doute, non sans quelque raison ; sa légitimité ne l’est pas. Quelles que soient ses insuffisances, elle est visiblement en harmonie avec l’esprit de l’époque.
Les tendances du monde nouveau en matière d’organisation vont ainsi au rebours de celles du monde ancien. Celui-ci était trop épris d’unité, unité de vues, unité d’intérêts, unité d’action, pour ne pas se méfier de ce qu’il y a nécessairement de divers et de confus dans l’universalité, de diviseur et de décousu dans l’indépendance. Il n’était à l’aise que dans les groupes restreints, les cercles fermés, les clubs exclusifs dont les membres se sentaient soudés les uns aux autres par de puissantes affinités électives, matérielles et morales. Il privilégiait la cohésion sur le nombre, la solidarité sur l’autonomie, l’esprit d’équipe sur l’initiative individuelle. Un État valait par la qualité de ses relations plus que par sa consistance propre, par ce à quoi il appartenait plus que parce qu’il était. On pourrait presque dire qu’aux états généraux de la communauté internationale on votait par ordres tant les déterminations étaient collectives.
Sur la balance du monde nouveau, au contraire, chaque État ne pèse, en définitive, que son propre poids et l’on vote par têtes. La communauté internationale, en effet, se fragmente volontiers jusqu’à s’accommoder de l’émiettement ; elle n’accepte d’être chapeautée que de très haut et de très loin par des institutions où chacun peut faire entendre sa voix. Au ciment de la communion idéologique ou de la discipline stratégique on préfère les liens plus souples de la simple coopération et si l’on tient tant à se faire admettre dans quelque institution c’est moins, en général, parce qu’on y est attiré par les vertus de l’union que parce qu’on y est poussé par la peur de l’exclusion. C’est à peine, d’ailleurs, si les organisations du monde de Yalta voulaient quelquefois entrouvrir leurs portes ; et c’est à peine si parmi celles qui subsistent il en est une qui puisse tenir la sienne fermée. Participer était, hier, un privilège qu’il fallait mériter, c’est, aujourd’hui, un droit que chacun revendique et dont personne n’oserait dénier le principe. Exigence ou nécessité, l’élargissement a toujours la priorité sur l’approfondissement. Le monde de Yalta avait la fibre communautaire, l’individualisme est la pente naturelle du monde nouveau.
À défaut de son cloisonnement et de son organisation, le monde de Yalta a-t-il au moins transmis à son successeur les strates savamment superposées de sa hiérarchie ? De quelque façon qu’on doive répondre à la question, une chose, en tout cas, est hors de doute : la pyramide a perdu sa symétrie. Des deux superpuissances qui en figuraient le sommet, l’une, de toute évidence, est tombée de son piédestal.
La Russie n’est pas l’Union soviétique ; elle n’est même pas l’Union soviétique en plus petit. Elle a beau, parfois, s’en dire l’héritière ou, au moins, le légataire universel, il s’en faut de beaucoup qu’elle ait recueilli la totalité de l’héritage. Le passif, d’ailleurs, l’emportait de si loin sur l’actif qu’elle en a laissé échapper ou répudié d’elle-même la plus grande partie : le communisme abjuré, l’empire disloqué, l’Union désintégrée. Même ce qu’elle en a conservé, par choix ou par nécessité, lui pèse et l’encombre plus qu’il ne la sert : un État à refaire, une économie délabrée à reconstruire sur de nouvelles bases, une armée pléthorique à réduire et à réorganiser, et jusqu’à un arsenal nucléaire aux capacités si énormes qu’il en est pratiquement inutilisable. Certes, la Russie dispose d’un immense territoire et d’une population nombreuse ; elle peut compter sur la richesse de ses ressources naturelles et sur les remarquables talents de son peuple. Au total, cependant, quand on a fait le bilan de ses atouts et de ses faiblesses, de ses difficultés actuelles et de ses chances d’avenir, on ne saurait, ni pour aujourd’hui ni pour demain, lui reconnaître un rang qui la mettrait au-dessus du Japon ou de l’Allemagne, de la France ou de l’Angleterre. Elle est ou redeviendra un grand pays ; elle n’est ni ne redeviendra une superpuissance.
Faut-il dire, alors, comme on l’entend communément, qu’il n’y a plus qu’une superpuissance ; et que, loin d’avoir disparu, la hiérarchie du monde de Yalta n’a fait que se simplifier : la dyarchie d’hier serait simplement devenue monarchie. Beaucoup d’apparences, il est vrai, plaident dans ce sens. Tout auréolée de l’éclatante victoire qu’elle a remportée dans la guerre froide, l’Amérique n’a évidemment rien perdu de sa force ni politique, ni économique, ni militaire. Elle semble plus grande de n’avoir plus de rival à sa taille. Tout ceci est incontestable mais ne représente qu’un aspect des choses. La puissance de l’Amérique est intacte : son prestige n’a jamais été plus haut et, pourtant, elle ne jouit plus du même statut.
Le paradoxe se dissipe si on se souvient de ce que nous avons expliqué dans un chapitre précédent. Une superpuissance ne fonde pas son rang sur la seule capacité de ses armes ; elle ne l’impose pas par la seule supériorité de ses moyens matériels ; elle le doit tout autant à l’autorité morale dont elle est investie. Si elle règne, c’est moins par la coercition que par le consentement. On ne lui remet les prérogatives du commandement et on n’en accepte les disciplines que parce qu’on lui fait confiance pour défendre la cause commune dont on l’a faite la championne. Bref, le pouvoir qu’elle exerce a besoin d’être légitimé par la mission qu’elle remplit.
Pareille situation ne se décrète pas à volonté ; elle ne peut ...

Table des matières

  1. Couverture
  2. Titre
  3. Copyright
  4. Introduction
  5. Première partie - L’ordre de Yalta
  6. Deuxième partie - Le monde nouveau
  7. Conclusion
  8. Table