Désir et Mélancolie
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Désir et Mélancolie

Les Mémoires apocryphes de Thérèse Rousseau

  1. 272 pages
  2. French
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  4. Disponible sur iOS et Android
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Désir et Mélancolie

Les Mémoires apocryphes de Thérèse Rousseau

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À propos de ce livre

« Mégère, souillon, sotte, laideron, putain et pour finir empoisonneuse: ainsi a-t-on qualifié Thérèse, la servante, maîtresse, épouse puis veuve de Jean-Jacques Rousseau. Mais voilà une femme qui, pendant plus de trente ans, a pris soin du plus grand philosophe français du siècle des Lumières, qui l'a blanchi, nourri, lavé et caressé. Et il faudrait que l'on tienne son rôle pour négligeable? La publication de ses confessions dissipera, je l'espère, cette injustice. » J.-D. V. Voici donc, présentée par Jean-Didier Vincent, le scientifique qui suit à la trace les jeux du désir au plus profond de notre cerveau, la vie de Thérèse, épouse méconnue et méprisée. Morceau de bravoure libertin, c'est un portrait en creux de Rousseau, incarnation même de la mélancolie. Vrai ou faux? Membre de l'Académie des sciences de l'Institut et de l'Académie de médecine, Jean-Didier Vincent est professeur à l'université Paris-Sud-Orsay et professeur à la faculté de médecine Paris-Sud-Kremlin-Bicêtre. Sa Biologie des passions l'a rendu célèbre. Il est par ailleurs l'auteur notamment de Casanova, la contagion du plaisir et de La Chair et le Diable.

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Informations

Éditeur
Odile Jacob
Année
2006
ISBN
9782738190352
Première partie
I
Les émois de l’élève Gaston
« Je sentis avant de penser ! »
Confessions, 1, 36
Je suis né peu avant la Seconde Guerre mondiale dans une famille réduite où aucun des membres ne s’entendait avec les autres. Ma mère n’aimait pas mon père auquel on l’avait mariée contre sa volonté, mon père adorait ma mère qu’il trompait d’abondance et mon grand-père veuf aimable et tolérant aimait tout le monde, mais ne supportait que sa propre compagnie. Dans la famille, il n’y avait ni oncles, ni tantes, ni cousins ; nous étions tous enfants uniques.
Quand j’eus 9 ans, mon éducation fut confiée à un collège et à quelques livres.
J’appris à lire avant de penser. Je dévorais sans comprendre tout ce qui tombait sous mes yeux. Ces premières images ont formé le fonds inaltérable de mon imagination : illustrations de livres de contes, vignettes de dictionnaires et gravures de romans populaires dont les légendes rendaient le sens plus mystérieux encore. Les mots répétés dans ma bouche remplaçaient les bonbons rares en ces temps de disette.
Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau constituaient le nombril de la bibliothèque de mon père. Celle-ci en forme de rotonde occupait la moitié du bureau. L’œil du visiteur était d’entrée attiré par les quatre volumes reliés de chagrin vermillon et ornés de dorures éclatantes. Le titre était pour un enfant d’une douzaine d’années un écho douloureux de ces confessions trimestrielles que me forçait de subir ma mère. Cette catholique pratiquante me lavait des effets pervers du pensionnat calviniste où mon père, libre-penseur, avait décidé que je serais instruit. Rome et Genève conspiraient ainsi à faire de moi un pécheur accompli. Avec Rousseau, j’ai fait mon entrée littéraire en culpabilité.
Sur la même étagère, à quelques rayons de distance, un autre livre me fascinait : La Femme et le Pantin de Pierre Louÿs, magnifiquement illustré de gouaches d’un réalisme très cru. Mes mains tremblantes me portaient toujours vers la page où Conchita dansait sur le papier glacé ; elle était plus que nue. Des bas noirs, longs comme des jambes de maillot, montaient tout en haut de ses cuisses. Elle portait aux pieds de petits souliers sonores qui claquaient sur le plancher. Je voyais avec Mateo les gestes, les frissons, les mouvements des bras, des jambes, du corps souple et des reins musclés naître indéfiniment d’une source visible, son petit ventre noir et brun.
Il n’était pas rare que mes parents invitassent pour les vacances un professeur ou un camarade plus âgé dont ils jugeaient l’influence bénéfique. Parmi ces visiteurs, leur préféré était M. Médieu qui enseignait le français. Ce moine défroqué passé au protestantisme, avait tout pour plaire à mon père, Gascon mystique et bouffeur de curé qui confondait eucharistie et bonne chère.
À l’école, je souffrais de trois handicaps : ma petite taille qui, malgré mon allure dégingandée, rendait improbable mon identification secrète à Gary Cooper ; mon accent local, risible pour mes condisciples, tous issus de la haute société protestante, et mon prénom, Gaston, hérité d’un arrière-grand-père mort à la guerre. Au reste, cela me valait d’être le favori des professeurs, charmés par mon parfum d’innocence. Médieu était de ceux-là. Je me souviens de sa tête de lutin coiffée d’une large tonsure, posée sur un corps en théière recouvert d’un tricot trop vaste. Il méprisait les élèves :
— Picquemal, rentrez dans votre néant dont vous n’auriez jamais dû sortir.
— Bonichon, retournez à votre place et évitez de faire du bruit en ruminant votre foin.
Deux enfants attiraient sur eux toute l’affection dont il était capable : un éphèbe impubère aux yeux bleus et à la chevelure dorée, qu’il appelait « Soleil » et dont il appréciait l’inanité splendide, et Gaston, le seul être dans la classe qui lui semblait posséder une intelligence. Il m’appelait « Petit Bonhomme ».
Je n’ai jamais oublié cette soirée où nous étions seuls dans la bibliothèque paternelle. Il s’était emparé du tome I des Confessions et l’avait ouvert aux premières pages.
— Petit Bonhomme, je suis sûr que vous avez lu ce livre démoniaque. Gardez-vous de faire de Rousseau un maître. Mais il est peut-être trop tard et vous vous êtes déjà découvert semblable à lui : un petit branleur et un petit voleur.
Les deux qualificatifs m’atteignirent comme une gifle. Qu’il ait deviné mes habitudes secrètes ne me surprenait pas ; mais comment avait-il découvert le vol du stylo de mon père ? J’avais revendu l’objet à un condisciple. Mes maîtres protestants ne décourageaient pas le commerce entre élèves, bonne préparation à une existence où l’argent deviendrait le compagnon de route de la vertu. Le souvenir de cette faute m’a poursuivi pendant mes années de collège. Je l’avais cachée non seulement à mon père, mais encore à mon confesseur catholique ; trahison multiple du Père, de Dieu, du Fils et du Saint Esprit – ce dernier représentant dans ma trinité biscornue l’école protestante, jardin fertile où la culpabilité poussait comme une herbe venimeuse destinée à empoisonner ma vie.
J’avais presque d’instinct soupçonné chez le jeune Jean-Jacques des vilenies que je ne pouvais qu’imaginer et qui me faisaient partager avec lui fascination et dégoût de soi. Que d’histoires pour une fessée ! Je n’en avais jamais reçu de ma vie, mais à tout prendre, j’en concevais plus de regrets que de honte et mes rêves s’étaient chargés de combler ce manque. Pendant que Médieu racontait la scène, j’étais devenu Jean-Jacques.
Quand il eut baissé sa culotte et que les douces mains de Mlle Lambercier eurent fait rosir ses fesses, des signes visibles de sa volupté heurtèrent le regard pas si innocent de la maîtresse. Il est difficile de dire qui de celle-ci ou de l’élève éprouva le plus grand trouble. Le résultat fut que Jean-Jacques eut désormais l’honneur dont il se serait bien passé d’être traité par elle en grand garçon.
Grand garçon, le Petit Bonhomme l’était déjà et sa solitude était peuplée de maîtresses autrement redoutables que Mlle Lambercier.
En pratiquant le mensonge par omission au prêtre, j’avais choisi le péché mortel. Au vice s’était ajoutée la dissimulation, un duo infernal dont je ne devais jamais me défaire. Pendant quelques années, je me fis calviniste et pris l’habitude définitive de porter le masque ; non celui de la vertu – c’eût été trop me demander –, mais d’une fausse innocence empruntée à l’enfance.
— Petit Bonhomme, lisez Rousseau si vous y prenez du plaisir. Vous apprendrez au moins le beau style, celui d’un grand coloriste. Mais ne croyez pas à ses discours. Jean-Jacques est un bavard qui ne cesse de parler en demandant pardon de parler. Les mots sont pour lui des fruits poussés à l’engrais du péché ; ils en gardent le goût.
Comme s’il avait préparé la scène à l’avance, il sortit un autre volume d’un rayon voisin et l’ouvrit sans hésitation à la page choisie.
— Diderot, voilà un homme, un vrai ! Il n’épargne pas son ancien ami Jean-Jacques, qu’il appelle le disert atrabilaire.
Médieu se mit à lire avec ses manières de curé qui donnaient à ses déclarations l’allure de paroles d’Évangile : « Il se fit catholique parmi les protestants, protestant parmi les catholiques. »
— Veillez à ne pas tomber dans les mêmes travers, restez catholique, Petit Bonhomme et pensez protestant si ça vous chante. Vous éviterez ainsi de faire du chagrin à votre mère, la seule femme dont vous êtes assuré de l’amour. Elle vous voudrait évêque et a déjà tout fait pour vous en empêcher. Cultivez en revanche la théologie pour laquelle vous montrez des dispositions ; c’est une excellente gymnastique pour l’esprit. Il vous arrivera même de vous prendre au jeu et de croire en Dieu.
Il reprit la lecture de ce livre où Diderot exprimait son ressentiment à l’égard de celui qui l’avait calomnié, cet ancien ami qu’il avait fidèlement servi et dont il n’avait eu en retour que bassesse et hypocrisie. Doublement hypocrite d’ailleurs puisque dans un ouvrage posthume, il s’était déclaré « fol, hypocrite et menteur » et avait lui-même levé un coin du voile – comble de la perversité ! Mais, Diderot l’espérait, le temps passerait et justice serait faite du mort.
— Pauvre Diderot, la postérité ne lui a guère donné raison. On ne lui a pas fait justice lors de la Révolution où on l’a rangé parmi les terroristes et au XIXe siècle, où même parmi les bien-pensants de la gauche, on jugeait son athéisme et son immoralité dangereux. Demandez donc à notre pasteur-directeur ce qu’il pense de Diderot. Pendant ce temps, la gloire de Rousseau n’a cessé de monter. Triomphe de l’hypocrisie qui est la marque de la République plus encore que celle de l’Église.
Allons, faites comme vos penchants vous y entraînent, Petit Bonhomme. Mais je vous plains. Vous découvrirez bientôt, avec Rousseau pour guide, les voies de l’enfer où vous poussent vos turpitudes. Je vous en prie : jouissez mon petit. De toute façon, vous êtes perdu !
Et il avait éclaté de rire en posant le bouquin.
II
Au commencement était le vice
« Un aqueduc ! un aqueduc ! »
Confessions, 1, 55
Il n’est pas dans mon propos de former une entreprise qui ne saurait égaler celle de mon modèle. Le père Médieu avait mis dans le mille en dénonçant mes turpitudes secrètes. Rousseau, dans son style inimitable, décrit avec une exquise précision la première éruption de mon tempérament inquiet et les alarmes qu’elle m’avait données sur ma santé. Bientôt rassuré, j’appris comme lui ce dangereux supplément qui trompe la nature et sauve aux jeunes gens de mon humeur beaucoup de désordres aux dépens de leur santé, de leur vigueur et quelques fois de leur vie. « Ce vice, ajoute-t-il, que la honte et la timidité trouvent si commode, a de plus un grand attrait pour les imaginations vives : c’est de disposer, pour ainsi dire, à leur gré, de tout le sexe, et de faire servir à leurs plaisirs la beauté qui les tente, sans avoir besoin d’obtenir son aveu. Séduit par ce funeste avantage, je travaillais à détruire la bonne constitution qu’avait rétablie en moi la nature, et à qui j’avais donné le temps de se bien former. »
Rousseau s’y connaissait en matière d’onanisme. « C’est l’une des principales causes qui font dégénérer les races dans les villes. Les jeunes gens épuisés de bonne heure restent petits, faibles, mal faits, vieillissent au lieu de grandir, comme la vigne à laquelle on fait porter du fruit au printemps languit et meurt avant l’automne. » Un discours qui ne fait que reprendre les thèmes apocalyptiques du médecin suisse Tissot dans son livre sur l’onanisme, énorme succès de librairie publié en 1760 : fièvres, surdité, cécité, cachexie, folie. La peste est une bagatelle comparée aux dangers qu’une main trop impatiente fait courir à la santé de l’individu. Dans l’article sur la « manustrupation » de l’Encyclopédie, il est montré que celle-ci est « cause d’une infinité de maladies très graves, le plus souvent mortelles ». Rousseau selon sa stratégie habituelle trouve dans ses propres vices le moyen de sanctifier la nature – la sienne, si parfaite en somme – en accablant la civilisation, c’est-à-dire les autres. Selon la nature, si les seuls sens éveillent l’imagination, la maturation reste lente. Le bon sauvage ne se branle pas ! Dans une civilisation urbaine, tout sollicite cette imagination à devancer le besoin. C’est une perversion de la nature, la pire, car, comme l’enseigne le vicaire savoyard, on l’offense encore plus quand on la prévient que quand on la combat. Tiens donc !
Nous eûmes dans le collège la visite d’un disciple du vicaire en la personne du bon docteur L., descendant d’une lignée de ministres calvinistes qui ne pratiquaient le coït qu’à des fins reproductrices et par le truchement d’étroites ouvertures dans leur chemise de nuit. La masturbation était éclairée dans sa conférence par la sombre lumière du péché et de la maladie mortelle. Pour nous prévenir de commettre l’acte infâme, le médecin nous conseillait d’évoquer, au bord de succomber, l’image pure de celle qui serait un jour notre épouse. Un truc typiquement protestant, destiné à accroître ma culpabilité lorsqu’en fait d’images virginales, je m’abandonnais au vice solitaire bien à l’abri des draps, dans la contemplation active à la lueur d’une lampe de poche les dames nues en sépia de Paris-Hollywood dont, retouches obligent, on ne pouvait qu’imaginer l’appareil pileux.
III
La cité des vertus
« Jamais, je n’ai vu les murs de cette heureuse ville, jamais je n’y suis entré sans sentir une certaine défaillance du cœur qui venait d’un excès d’attendrissement ! »
Confessions, 4, 194
Mon enfance ne pouvait s’achever sans une escapade à Genève, la patrie de Rousseau. Peut-être avais-je déjà le secret espoir d’y secouer sa pernicieuse emprise. Car le « citoyen » s’était glissé dans mon âme à une époque où le corps me préoccupait plus que l’esprit. Son poison subtil s’était instillé dans ma chair au point de se faire parfois oublier pour mieux me surprendre à quelques tournants de ma destinée. Lorsque aujourd’hui je le relis, ce ne sont pas d’anciennes pensées et le sentiment de mes fautes qui me reviennent, ce sont les passions de mon corps qui revivent avec la même fraîcheur que les prénoms des jeunes filles que j’ai connues à Genève – Edwige, Myriam et Mathilda –, mes nymphes du Léman comme les aurait appelées Médieu.
Genève fut ma Mecque, le lieu saint de mes amours, le reposoir de mon cœur. Je visitai la ville une première fois, à l’occasion des vacances de Pâques, les dernières avant le baccalauréat. J’avais 16 ans et sortais d’une puberté épuisante. Mon âme éprise d’absolu et encombrée de sa chair balançait entre résolution et abattement. L’invitation de mon camarade Jean-Jacques Raymond-Roussel – dernier rejeton d’une illustre lignée de banquiers et de ministres du culte – fut bien accueillie, avec la bénédiction de Médieu : « Allez Petit Bonhomme, la patrie de Rousseau vous appelle ; mais faites attention à vous, Genève la prude est une dévergondée. »
Les Raymond-Roussel habitaient Champel à proximité du parc Bertrand, une villa cossue du genre chalet suisse qui semblait en acajou tant elle était astiquée. J’appris de la bouche de Jean-Jacques que Champel était la place d’exécution des criminels. Je trouvai la chose de bon augure au moment de franchir la grille du jardin. Nos pas sur le bruyant gravier attirèrent sur le seuil un majordome d’anthologie qui accepta la main familière que lui tendait Jean-Jacques avant de s’emparer de nos sacs de voyage. Ariane Raymond-Roussel se tenait dans le hall, hautaine comme une Junon encore jeune. Elle gratifia son fils de quelques effusions glacées, me réservant un sourire de Méduse et des paroles d’accueil qui emprisonnèrent mon cœur honteux dans une coque de sel. Les voix des bacchantes dissimulées derrière les boiseries me promettaient le sort d’Antée : mes membres déchirés par cette femme hautaine et mon sexe coupé offert en sacrifice pour le salut de ce fils trop aimé. Comme si mon appel terrorisé avait été entendu, retentit le rire d’une jeune fille qui se jeta dans les bras de Jean-Jacques en gloussant avant de déposer un double baiser sur mes joues : Edwige était la sœur jumelle de mon ami. « Fanfare atroce où je ne trébuche point ! Chevalet féerique ! Hourra pour l’œuvre inouïe et pour le corps merveilleux… » Ce corps promis à moi de toute éternité me venait dans le hall sinistre d’un chalet suisse mal chauffé.
Au dîner du soir, je fis la connaissance du père. Il exerçait la profession d’inventeur, ce qui lui servait à dépenser la fortune de sa femme. Celle-ci s’occupait d’institutions charitables et d’un cercle de prières. Elle m’interrogea sur le quotidien de gauche dont elle avait découvert la présence dans mon sac.
— Comment, Gaston, pouvez-vous lire de pareilles horreurs ? Ces gens-là sont une offense permanente à Dieu.
Dieu lui arrondissait la bouche en cul-de-poule ; mais son regard était celui d’une buse. Le père me promit une visite de son atelier. La fille m’offrit son cœur sans qu’aucune parole n’ait été échangée entre nous.
Les vacances furent merveilleuses – c’est ce que l’on dit, n’est-ce pas ? –, parties de tennis ; promenades champêtres ; fous rires jusqu’à ce que l’inévitable se produise.
Je me souviens, c’était un vendredi, la veille de notre départ. Jean-Jacques nous laissa, pour rendre visite à tante Aglaé : une tantassou, me dit-il ; une sainte, ajouta-t-il, pour nuancer son propos.
Les plis que donnent à notre cerveau les premières caresses d’une amante ne s’effacent jamais. Edwige me conduisit par la main dans sa chambre. D’abord gauches, puis violents, nous nous sommes retrouvés nus, extasiés de lumière et d’impudeur. Nous nous activâmes si fort que j’en arrivai bien vite au point de n’être plus en état d’attenter à son honneur. Nous restâmes ensuite couchés côte à côte comme deux gisants revêtus de notre nudité candide. J’osai à peine toucher une main qui quelques minutes plus tôt m’avait presque fait mourir. Rhabillés en hâte au son de la mère, nous nous séparâmes douloureusement sur des promesses jamais tenues.
Pour le retour en classe avec Jean-Jacques, nous fîmes...

Table des matières

  1. Couverture
  2. Titre
  3. Copyright
  4. Dédicace
  5. Avertissement
  6. Première partie
  7. Deuxième partie
  8. Remerciements
  9. Du même auteur chez Odile Jacob