Le côté obscur des émotions est celui où sont tapis les mauvais sentiments ; ceux qui pourrissent la vie et que l’on préfère cacher, bien que les autres les décodent au détour d’une phrase, d’un battement de cils, d’un éclat de voix, ou d’un geste de trop. Pourtant il n’y a rien de grave ni de mal à ressentir de mauvaises émotions, pas plus qu’il est condamnable d’avoir de mauvaises intentions nichées dans ses arrière-pensées.
Le véritable problème est dans les actes et les paroles qui expriment les émotions négatives, car leurs conséquences peuvent être néfastes. L’expression des émotions négatives par le milieu familial sous forme de critiques incessantes, d’hostilité et de surimplication émotionnelle peut avoir un effet délétère sur des personnes qui présentent des troubles psychiques.
L’expression constante d’émotions négatives par l’entourage est un facteur de rechute démontré dans 27 études portant sur la schizophrénie. D’autres études ont montré l’effet négatif de cette surexpression des émotions sur les résultats des traitements pharmacologiques, cognitifs et comportementaux dans la dépression, le stress post-traumatique, l’anorexie mentale et la boulimie.
Les personnes qui ont un haut niveau d’expression d’émotions négatives vis-à-vis des personnes malades de leur entourage sont celles qui sont le moins fatalistes, le moins tolérantes à la maladie des autres et qui cherchent à avoir le plus de contrôle sur autrui (Hooley, 2007).
De plus, La toxicité des émotions ressenties peut se traduire par leurs effets sur les comportements et les maladies physiques. Prenons quelques exemples.
Des émotions explosives comme la colère peuvent pousser au meurtre, mais le sourd cheminement du ressentiment, de la rancune et de la haine y contribue aussi. Il n’y a pas besoin de coup de poignard ou de revolver pour tuer quelqu’un. Pousser progressivement une personne au suicide en lui retirant tout soutien affectif et en la critiquant sans cesse peut suffire. C’est un fait clinique que tous les psys ont un jour rencontré dans la prévention des récidives suicidaires, où il faut ranimer la flamme de l’estime de soi et apprendre aux personnes en difficulté à s’affirmer face à un manipulateur.
La proie d’un paranoïaque
Je me souviens d’un cas particulièrement difficile où l’enjeu était la fortune d’une dame que le mari, qui présentait une personnalité paranoïaque, voulait récupérer. Il fallut plus d’un an de thérapie cognitive intensive assortie d’antidépresseurs pour qu’elle reprenne confiance en elle, divorce et se débarrasse de son bourreau, en sauvant sa fortune.
L’inaction qui résulte de la dépression peut aussi miner une vie et entraîner une demande de divorce d’un(e) partenaire qui ne supporte pas une humeur constamment triste et l’absence de désir sexuel de son conjoint. L’évitement des autres et des relations humaines par une personne qui souffre d’anxiété sociale peut freiner ou ruiner sa carrière professionnelle et la condamner à la solitude affective.
L’effroi et l’angoisse qui résultent du stress post-traumatique peuvent provoquer des troubles du rythme cardiaque ou un infarctus du myocarde. Après les attentats des 7 et 9 janvier 2015, contre Charlie Hebdo et l’Hyper-Cacher de la porte de Vincennes, 346 patients ont été admis au Centre de la douleur thoracique de Toulouse. Près de la moitié a été hospitalisée. Les trois jours où ont eu lieu les attentats ont été comparés aux mêmes jours de 2014 : 75 % de patients en plus ont été hospitalisés pour des infarctus du myocarde, des arythmies cardiaques symptomatiques ou une insuffisance cardiaque (Rosa et al., 2016).
Cette deuxième partie propose une méthode pour gérer les mauvais sentiments et les émotions toxiques. Elle commencera par un chapitre qui présente un programme d’autogestion des émotions négatives (PAEN). Dans le chapitre suivant, le programme sera ensuite appliqué à six émotions destructrices pour soi : l’angoisse, la culpabilité, la tristesse, l’humiliation, le remords et le regret. Puis le chapitre final abordera six émotions destructrices pour les autres : la colère, l’envie, le mépris, la jalousie, le ressentiment et la haine.
Chaque émotion sera traitée en fonction des données de la psychologie moderne. En outre, nous vous proposons une illustration de sa représentation dans le roman ou au cinéma.
André Gide a écrit dans son Journal en 1940 : « C’est avec les beaux sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature. » On pourrait dire la même chose de la psychologie.
Le programme d’autogestion des émotions négatives, PAEN, vise à ce que chacun d’entre vous puisse devenir son propre thérapeute en puisant dans les méthodes bien validées de la thérapie cognitive et comportementale. Une telle approche ne remplace pas une thérapie quand elle est nécessaire, mais elle peut apporter une aide immédiate pour les problèmes émotionnels d’intensité légère ou moyenne. La lecture des quatre premiers chapitres de ce livre constitue une psychoéducation qui permet, maintenant, d’aborder la pratique sur des fondations solides.
PAEN, une démarche réfléchie
Les émotions sont déclenchées par des situations spécifiques dont les effets peuvent être étudiés en détail au cours de la vie courante à condition de prendre le temps de se poser, pour s’observer, suivre ses pensées et ses réactions et en enregistrer les conséquences. La démarche, que je propose ici, va à l’encontre des réponses automatiques, des pensées toutes faites et des comportements irréfléchis. Elle sollicite davantage la voie longue et les aires préfrontales du cerveau que les réponses automatiques et parfois impulsives qui passent par la voie courte et l’amygdale.
PAEN, une aide pour gérer les émotions sociales
L’homme primitif avait le choix, lors d’une mauvaise rencontre, de fuir, d’attaquer ou de s’immobiliser sur place (flight, fight or freeze) : la réponse amygdalienne suffisait pour gérer l’urgence vitale. Mais la coopération sociale a favorisé la survie des groupes humains dans un milieu hostile au cours de l’évolution naturelle.
Pour l’homme contemporain, les choses se compliquent. Il est confronté à chaque seconde à des rencontres humaines, bonnes ou mauvaises, qui activent les six émotions vitales : joie, colère, peur, tristesse, dégoût et surprise, mais aussi une gamme d’émotions sociales qu’il lui faut gérer, à moins de vivre en ermite.
Autrefois lors d’une mésentente professionnelle, il était possible de démissionner et de retrouver rapidement un emploi. Aujourd’hui, il faut souvent supporter une ambiance délétère. La menace du chômage a entraîné l’explosion des risques psychosociaux. Six facteurs de stress émotionnel ont été isolés (Gollac, 2011). Ce sont l’intensité du travail et le temps de travail, les exigences émotionnelles, le manque d’autonomie, la mauvaise qualité des rapports sociaux au travail et la souffrance éthique ; par exemple, mentir ou faire le forcing pour vendre à tout prix et au détriment du client, et l’insécurité de la situation de travail.
La mésentente dans un couple provient à la fois du choc des personnalités, mais aussi du climat social stressant qui provoque le divorce dans presque un couple sur deux dans les grandes villes.
Ces deux exemples montrent l’intérêt d’un programme facile à appliquer avant d’en venir à des ruptures provoquées par le stress émotionnel.
Les huit modules de PAEN
Les modules de PAEN sont au nombre de huit, que l’on aura intérêt à pratiquer dans l’ordre, car leur mise en œuvre est de difficulté croissante. Mais en fonction du degré des problèmes émotionnels à résoudre on peut se contenter d’un ou plusieurs des huit modules.
Module 1. La distanciation émotionnelle
L’art de la fugue est le remède le plus léger : il peut être une amorce dans la gestion des émotions. Il consiste à se focaliser sur une activité apaisante ou simplement plus intéressante, comme la pratique d’un art, de la lecture, d’un sport ou du voyage.
Le voyage en Italie est un remède stendhalien que j’ai souvent pratiqué avec succès : quoi qu’il arrive, il laisse de belles images. Il y a peu de tristesses qui résistent à un beau voyage en bonne compagnie, malheureusement quand les raisons de souffrir sont graves, on les emporte avec soi. Et, au retour, les problèmes non résolus risquent d’être pires qu’au moment béni du départ.
Faire la fête peut transformer le chagrin en liesse, mais à la fin d’une nuit magique le jour peut se lever sur des petits matins défaits, au moment de payer les violons du bal.
Passons à des remèdes plus consistants. Si votre vie ne vous plaît pas et que vous en souffrez, cherchez d’abord à ouvrir votre angle de vision et à la voir de haut, surtout si votre humeur est au plus bas.
C’est ici qu’intervient la technique du belvédère. Elle consiste à prendre de la hauteur. Rappelons-nous qu’en italien : bel vedere signifie « avoir une belle vue ». Pour avoir une belle vue sur l’ensemble de notre vie, l’essentiel est d’augmenter l’angle de vision qui a été singulièrement rétréci par le poids des émotions et nous focalise sur un problème en apparence sans solution. Le principe de la technique du belvédère est simple. Il consiste à ne pas se focaliser sur la souffrance de l’instant, mais à observer sa vie comme un paysage contemplé depuis un belvédère situé sur une montagne.
Une fiche à cinq colonnes permet de formaliser cette expérience. Dans la première colonne est décrit l’événement de vie qui a provoqué des émotions négatives. Dans la seconde colonne so...