Institutions et protestations transnationales
Nombre dâauteurs insistent justement sur le dĂ©veloppement dâune sociĂ©tĂ© transnationale. En tĂ©moignent le nombre des institutions internationales organisĂ©es par des traitĂ©s entre les Ătats, tels lâONU, lâUnesco, le BIT, le FMI ou la Banque mondiale ; le nombre et lâactivitĂ© des organisations non gouvernementales (ONG) ; lâefficacitĂ© dâassociations internationales comme Amnesty International ou Greenpeace qui ont Ă©tĂ© prĂ©cisĂ©ment crĂ©Ă©es pour critiquer et orienter lâaction politique des Ătats. Le nombre des membres qui participent Ă ces organisations et des populations quâelles prennent directement en charge nâa cessĂ© dâaugmenter. Les camps de rĂ©fugiĂ©s, les bureaucraties qui les traitent, les mouvements de secours et les associations philanthropiques constituent une institution permanente de lâordre transnational1.
Ă cĂŽtĂ© des reprĂ©sentants de 175 Ătats, 1 000 ONG Ă©taient prĂ©sentes en 1992 Ă la confĂ©rence de Rio sur lâenvironnement, 1 500 en 1994 Ă la confĂ©rence du Caire sur la dĂ©mographie mondiale, 2 000 en 1995 Ă la confĂ©rence de Copenhague sur le dĂ©veloppement social. Ă la confĂ©rence de Rio, un forum global des ONG rĂ©unissant plus de 2 000 personnes doublait la confĂ©rence officielle. En 1995, 30 000 femmes ont participĂ© au forum des ONG qui se tenait en marge de la confĂ©rence de PĂ©kin sur les femmes2. Dans lâex-Yougoslavie, au cours des annĂ©es 1990, 23 ONG diffĂ©rentes Ă©taient responsables, Ă des titres divers, de plusieurs millions de personnes. Le nombre des ONG a Ă©tĂ© multipliĂ© par dix depuis 1960. Amnesty International est prĂ©sente dans 62 pays, la FĂ©dĂ©ration internationale des droits de lâhomme compte 114 implantations nationales. Les sommes collectĂ©es sont Ă la hauteur de leurs ambitions : les dons privĂ©s aux ONG sâĂ©lĂšvent annuellement Ă 4,575 milliards dâeuros au Royaume-Uni. MĂȘme en France, oĂč la fiscalitĂ© est moins favorable aux dons, MĂ©decins sans frontiĂšres, le ComitĂ© français pour lâUnicef, Handicap International, Action contre la faim et lâAssociation des volontaires du progrĂšs ont ensemble un budget dĂ©passant 32 millions dâeuros3. Ces associations bĂ©nĂ©ficient dâun grand prestige dans la mesure oĂč la majoritĂ© de la population les juge plus « morales » que les Ătats4. Cette rĂ©putation leur permet dâagir en faisant appel Ă lâopinion publique et en multipliant les interventions mĂ©diatiques. Par ses campagnes, Greenpeace a pu faire reculer des entreprises multinationales plus efficacement que les Ătats nationaux. La campagne menĂ©e contre Shell en 1995 en est lâexemple le plus spectaculaire. Lâentreprise avait dĂ©cidĂ© dâenvoyer par le fond une plate-forme pĂ©troliĂšre inexploitable (Brent Spar) situĂ©e dans la mer du Nord. Des experts renommĂ©s mandatĂ©s par le gouvernement britannique garantissaient lâinnocuitĂ© de la dĂ©marche, approuvĂ©e par le Premier ministre de lâĂ©poque, John Major. Devant lâampleur et lâefficacitĂ© de la campagne mĂ©diatique de Greenpeace, Shell dut renoncer. Lorsque de nouveaux rapports dâexperts, concluant dans le mĂȘme sens, furent publiĂ©s trois mois plus tard, le responsable de Greenpeace-UK envoya une lettre dâexcuses au P-DG de Shell. Mais lâONG avait fait la preuve de son efficacitĂ©. Il est vrai quâun nombre croissant de problĂšmes ne peut ĂȘtre traitĂ© de maniĂšre exclusivement nationale : les droits de lâhomme, lâenvironnement, les transports, la dĂ©mographie, les migrations, le dĂ©veloppement Ă©conomique sont de plus en plus confiĂ©s aux organisations internationales et aux ONG5. LâONU, dĂ©pourvue des moyens dâaction Ă la hauteur de ses ambitions, sâappuie volontiers sur elles pour contourner lâobstacle que constituent souvent les Ătats nationaux. La proclamation dâune JournĂ©e internationale des migrants et la signature de la Convention sur les droits des travailleurs migrants, entrĂ©e en vigueur en 2003 et rĂ©pondant Ă la revendication de nombreuses associations humanitaires, reconnaissent symboliquement le fait migratoire comme un phĂ©nomĂšne mondial dont la gestion ne relĂšve plus des seuls Ătats ou dâaccords binationaux.
Ce nâest pas dire pour autant que les ONG mĂšnent le monde et que le pouvoir des Ătats a disparu. Sur la politique de la Russie, de la CorĂ©e du Nord, de Cuba ou de la Chine, sur celle de la majoritĂ© des pays arabes et islamiques, les plus grandes ONG nâont pratiquement aucune influence. Les protestations des dĂ©fenseurs des droits de lâhomme nâont pas eu dâeffet sur la politique de la Russie en TchĂ©tchĂ©nie. La dĂ©fense des dissidents chinois nâa pas Ă©tĂ© plus efficace. Les succĂšs, telle la libĂ©ration dâun prisonnier politique, sont symboliques â ce qui nâenlĂšve rien Ă leur valeur â, ils ne modifient gĂ©nĂ©ralement pas les conditions de la libertĂ© politique dans les pays concernĂ©s. Ils ne sont dâailleurs pas obtenus dans les pays les plus puissants ni les plus tyranniques. MĂȘme dans les pays dĂ©mocratiques oĂč les droits de lâhomme sont respectĂ©s, lâaction des ONG consiste surtout Ă alerter lâopinion et Ă susciter une Ă©motion transnationale en Ă©voquant des cas individuels ; elle reste ponctuelle. Les ONG compliquent le jeu diplomatique, en rappelant le cynisme qui prĂ©side souvent aux relations entre Ătats, mais elles ne modifient pas substantiellement leur politique6. Il reste que les symboles et le rappel des grandes valeurs dĂ©mocratiques, la capacitĂ© Ă mobiliser les Ă©motions suscitent une sorte dâopinion publique transnationale. Mais comment Ă©valuer son pouvoir ? Les grands succĂšs dont les ONG sont crĂ©ditĂ©es, la campagne sur la dette des pays les plus pauvres, la convention dâOttawa sur les mines antipersonnelles, le traitĂ© sur la Cour pĂ©nale internationale (CPI) auraient-ils Ă©tĂ© remportĂ©s si les campagnes mĂ©diatiques des ONG nâavaient pas Ă©tĂ© relayĂ©es par la volontĂ© et les dĂ©cisions des Ătats ? Dans le monde de la communication, dâailleurs, on peut savoir quâil existe une dictature ou que des injustices et des massacres ont lieu sans que cela conduise nĂ©cessairement les gouvernants Ă agir.
Les rĂ©sultats de lâaction menĂ©e pour Ă©tablir une justice internationale restent Ă©galement modestes. Le Tribunal pĂ©nal international pour lâex-Yougoslavie (TPIY), et le Tribunal pĂ©nal international pour le Rwanda (TPIR) ne peuvent pas ne pas apparaĂźtre comme essentiellement politiques. Le « Statut Ă©tablissant la Cour pĂ©nale internationale » adoptĂ© par la confĂ©rence diplomatique des Nations unies rĂ©unie Ă Rome en 1998 nâa Ă©tĂ© ratifiĂ© que par 92 pays ; ni les Ătats-Unis ni lâUnion indienne ni la Chine ni le Japon ni la Russie, soit les pays les plus importants du point de vue dĂ©mographique, ne lâont fait. Or, la Cour nâa compĂ©tence que sur les ressortissants des Ătats qui ont ratifiĂ© le traitĂ©, sauf en ce qui concerne les affaires qui lui seraient dĂ©fĂ©rĂ©es par le Conseil de sĂ©curitĂ© de lâONU. La justice internationale, pour lâinstant, nâa pas rĂ©ussi Ă dĂ©passer sa contradiction fondamentale : comment peut-on exercer la justice sans quâil y ait une autoritĂ© qui formule les rĂšgles de droit positif, qui les impose et sanctionne leur violation ?
Il est vrai que sur certains sujets, une sorte dâopinion publique mondiale commence Ă exister. Les manifestations pacifiques de la GĂ©orgie, puis de lâUkraine, du Kirghizstan pour imposer Ă leurs dirigeants de reconnaĂźtre les rĂ©sultats des Ă©lections, bĂ©nĂ©ficiant de lâaide et des conseils de certaines ONG amĂ©ricaines, ont suscitĂ© la sympathie de tous les dĂ©mocrates. Les Libanais ou les Moldaves, par leurs manifestations massives en faveur de lâindĂ©pendance nationale et des pratiques dĂ©mocratiques, ont utilisĂ© les mĂȘmes moyens pour obtenir la fin de la prĂ©sence syrienne et russe. Mais quel rĂŽle effectif joue cette esquisse dâopinion publique mondiale ?
Ce sont sans doute les mouvements de protestation mondiaux qui semblent le mieux illustrer la naissance dâune sociĂ©tĂ© transnationale. Les militants de lâaltermondialisme contestent lâordre Ă©conomique mondial, ils protestent contre lâaction des institutions internationales par lesquelles les Ătats sâefforcent de rĂ©guler les Ă©changes Ă©conomiques, ils en dĂ©nient la lĂ©gitimitĂ©. Leurs initiatives dĂ©passent le cadre des frontiĂšres nationales dans tous les pays dâEurope et dâAmĂ©rique. Ils diffusent mondialement lâidĂ©ologie de lâ« antimondialisation » ou de lâ« altermondialisation », câest-Ă -dire lâhostilitĂ© au capitalisme « sauvage », ils sâattaquent Ă la « pensĂ©e unique », câest-Ă -dire au libĂ©ralisme Ă©conomique7. GrĂące aux moyens de communication modernes, tĂ©lĂ©phones portables et surtout Internet, la diffusion des dĂ©bats et lâorganisation des manifestations Ă travers le monde dĂ©mocratique sont immĂ©diates. Câest ainsi que des militants venus de tous les pays du monde europĂ©en et amĂ©ricain ont pris conscience de leur force au contre-sommet de Seattle en 1999 qui a fait Ă©chouer les nĂ©gociations de lâOrganisation mondiale du commerce (OMC). Ils se sont retrouvĂ©s ensuite Ă Washington en mars 2000, Ă Prague en septembre 2000, Ă QuĂ©bec en avril 2001 (contre la zone de libre-Ă©change des AmĂ©riques), Ă Nice, Ă GĂȘnes (contre la rĂ©union du G8 en juillet 2001) et Ă Barcelone. Ils ont compliquĂ© les rĂ©unions des responsables Ă©conomiques nationaux et internationaux. Ils prĂ©tendaient que la lĂ©gitimitĂ© des Ătats nationaux Ă©tait affaiblie et que devait sâimposer dĂ©sormais la lĂ©gitimitĂ© dâune « sociĂ©tĂ© civile mondiale » en voie de constitution. Ces arguments sont diffusĂ©s par de nombreuses associations, reliĂ©es lâune Ă lâautre de maniĂšre permanente par Internet. Le Third World Network, par exemple, crĂ©Ă© en 1984, est un rĂ©seau de plus de cent ONG, qui produit analyses et recherches sur la mondialisation â contre ses formes prĂ©sentes, pour en prĂŽner une autre â et possĂšde quatre magazines dans le monde. Global Trade Watch, International Forum on Globalization sont les plus fameuses ou les plus actives de ces associations, mais leur nombre ne cesse dâaugmenter. Le site du Forum mondial des alternatives, qui les met en relations continues, a rĂ©pertoriĂ©, en 2003, 1 476 organisations.
Le succĂšs mĂ©diatique des manifestations « alter » nâest pas douteux. Les militants maĂźtrisent avec brio les outils de la communication moderne. MĂȘme Ă Davos, les principaux responsables Ă©conomiques du monde ont repris certains thĂšmes â la nĂ©cessitĂ© de tenir compte du « social » ou de lâenvironnement â de la culture antimondialiste dont les militants se dĂ©finissent dĂ©sormais en militants de lâaltermondialisme, câest-Ă -dire dâune autre mondialisation. Des ministres ont assistĂ© Ă leurs rassemblements, certains soulignent quâils posent de « bonnes questions » mĂȘme sâils ne donnent pas les « bonnes rĂ©ponses ». Des chefs de gouvernement leur font Ă©cho dans leurs discours. On a volontiers Ă©voquĂ© la naissance dâune sociĂ©tĂ© civile transnationale incarnĂ©e par ces nouveaux militants. Mais sâagit-il vraiment dâune sociĂ©tĂ© civile et politique qui aurait pris conscience de sa puissance ?
La nouveautĂ© du militantisme altermondialiste ne doit pas ĂȘtre surestimĂ©e. Des manifestations avaient dĂ©jĂ eu lieu dans tout le monde dĂ©mocratique, par exemple en Europe contre le gĂ©nĂ©ral Ridgway dans les annĂ©es 1950 ou contre la guerre du Vietnam dans le monde entier au cours des annĂ©es 1960. La cĂ©lĂ©bration du 1er Mai a Ă©tĂ© pendant plus dâun siĂšcle une manifestation nationale qui se dĂ©roulait le mĂȘme jour dans les diffĂ©rents pays et affirmait ainsi sa dimension internationale. Aujourdâhui, ce sont plutĂŽt les militants qui se dĂ©placent dâun pays Ă lâautre. Mais les manifestations restent diffĂ©rentes les unes des autres. Les dĂ©filĂ©s de 2004 contre la guerre en Irak se sont dĂ©roulĂ©s dans chaque pays selon sa tradition, mĂȘme si la prĂ©sence de reprĂ©sentants Ă©trangers dans les cortĂšges symbolisait le caractĂšre international de la protestation. Les manifestants, sâils avaient souvent un lien particulier avec lâĂ©tranger, restaient marquĂ©s, dans le style de leurs protestations, par leur appartenance nationale, comme en tĂ©moigne la variĂ©tĂ© des dĂ©filĂ©s se dĂ©roulant, par exemple, les uns au son des batucadas au BrĂ©sil, les autres derriĂšre le drapeau arc-en-ciel des pacifistes italiens ou encore selon la tradition des syndicats en France8. Dâailleurs leurs revendications portent Ă©galement sur le local. Lâun des grands mots dâordre des manifestants Ă©tait « penser global, agir local » et le « globalocal » sert volontiers de mot de ralliement. Les mĂȘmes manifestent Ă Millau â le local par excellence â et Ă Seattle â lieu de rĂ©union de lâOrganisation mondiale du commerce, symbole mĂȘme dâun enjeu mondial.
Lâaction et les revendications politiques dans lâespace public transnational semblent avoir Ă©tĂ© favorables Ă lâorganisation des diasporas. Elles doivent souvent leur crĂ©dibilitĂ© et leur audience publique non seulement Ă leurs actions locales, mais aussi Ă la place qui leur est accordĂ©e au sein des organismes internationaux et des mĂ©dias. Les organisations humanitaires et les associations internationales de dĂ©fense des droits de lâhomme ont en effet rendu possible lâexpression politique de peuples persĂ©cutĂ©s, dont la voix ne pouvait guĂšre se faire entendre auparavant. En cela elles les ont aidĂ©s Ă se constituer et se penser comme des diasporas. La revendication des « peuples autochtones » sâest progressivement internationalisĂ©e et a Ă©tĂ© placĂ©e au centre du Forum social des AmĂ©riques en 2004. Cette reconnaissance a permis au mouvement de sâorganiser et de se penser au-delĂ de ses territoires traditionnels, en prenant conscience de la force que reprĂ©senterait lâalliance de tous les peuples ayant connu le mĂȘme destin. Elle a directement inspirĂ© le mouvement autochtone qui est apparu en Guyane9. Câest aussi Ă lâinitiative dâorganisations humanitaires telles que MĂ©decins du monde et la Licra, quâun mouvement europĂ©en de dĂ©fense des Roms sâest organisĂ©, lâassociation Gypsy diaspora romano drom. Ces derniers tendent Ă sâorganiser comme un peuple transnational et se dĂ©signent comme diaspora, bien souvent par comparaison avec les Juifs. Ils invoquent la similitude de destin des deux peuples, le combat pour la mĂ©moire du gĂ©nocide ou leur proximitĂ© culturelle (notamment en matiĂšre musicale). Tous les rassemblements altermondialistes et tiers-mondistes sont Ă©galement lâoccasion de donner Ă entendre des revendications, qui acquiĂšrent plus de visibilitĂ© et de poids sur la scĂšne politique internationale : il en est ainsi des peuples palestinien et kurde, ou de la diaspora « noire », dont la dĂ©fense sâest organisĂ©e autour de la mĂ©moire de lâesclavage et du combat pour la reconnaissance de la culpabilitĂ© occidentale.