Ce concept a Ă©tĂ© crĂ©Ă© pour mieux comprendre comment les phĂ©nomĂšnes dâattachement entre le bĂ©bĂ© et sa mĂšre (et tout autre partenaire), les compĂ©tences initiales (perceptives, motrices) et les comportements Ă la naissance (innĂ©s), les particularitĂ©s biologiques, psychiques et cognitives interfĂšrent et « sâimbriquent » Ă chaque Ăąge et dâun Ăąge Ă lâautre. En dâautres termes, il a Ă©tĂ© Ă©laborĂ© pour identifier plus clairement les socles fondamentaux des constructions pĂ©rinatales et tout au long de la petite enfance. Câest-Ă -dire, ceux qui permettent Ă lâenfant dâinstaller les conduites nĂ©cessaires Ă la satisfaction de ses besoins vitaux et ceux qui lui permettent de sâajuster Ă lâenvironnement, en particulier de sâaccorder avec le partenaire dâattachement (Stern, 1982, 1985).
Les compĂ©tences-scoles sâinstallent et se dĂ©veloppent au fil des jours et des interactions prĂ©coces avec la mĂšre et lâensemble des personnes du milieu familial (pĂšre, fratrie, grands-parents) et aussi celles des autres lieux (assistante maternelle ; Ă©ducatrices, puĂ©ricultrices et enfants de crĂšche). Des attachements pluriels peuvent ainsi se nouer, mĂȘme si un attachement « secure » (« sĂ»r » et « sĂ©curisant ») avec la mĂšre est fondamental dans les constructions « initiales » et successives de lâenfant.
Examinons comment les animaux peuvent contribuer Ă rendre lisibles et fonctionnelles les compĂ©tences-socles de lâenfant, aprĂšs avoir dĂ©fini chacune dâentre elles dans le cadre de ses interactions et relations avec les partenaires humains.
Les interactions initiales du bébé
les particularités de base
DĂšs les premiers jours, le bĂ©bĂ© accroche et recherche « spontanĂ©ment » le regard de sa mĂšre. ParallĂšlement, celle-ci accroche, recherche et pilote le regard de lâenfant. Ce « mouvement » rĂ©ciproque conduit Ă des contacts Ćil Ă Ćil de plus en plus durables et frĂ©quents. Câest aussi ce quâon observe lorsque le partenaire est le pĂšre, la sĆur, le frĂšre ou toute autre personne interactive (mĂ©decin, puĂ©ricultrice).
Lâorientation ciblĂ©e du regard du bĂ©bĂ© en direction du regard maternel est guidĂ©e ou facilitĂ©e par la capacitĂ© de lâenfant, « en continuitĂ© » avec les perceptions auditives dĂ©veloppĂ©es in utero, de sâorienter par rapport aux voix familiĂšres, en particulier celle de la mĂšre (Busnel, 1994 ; Busnel et al., 1983-1992), sa capacitĂ© de discriminer la configuration « deux yeux-un nez-une bouche » (Spitz, 1945, 1968 ; Spitz et Wolff, 1946) et ses capacitĂ©s de percevoir et discriminer les autres informations extĂ©rieures. Par exemple, celles qui lui permettent de discriminer, de connaĂźtre et de reconnaĂźtre les stimulations tactiles et proprioceptives au cours des caresses et portages, et les stimulations olfactives, en particulier les odeurs maternelles (Montagner, 1974, 1988 ; Schaal et al., 1980, 1981 ; Schall, 1988).
Les mĂ©canismes initiaux de captage, dâaccrochage et de pilotage mutuels des regards, ainsi que les rĂ©ponses ajustĂ©es des diffĂ©rents partenaires sont des « foyers » qui concentrent lâattention du bĂ©bĂ©. Il peut ainsi dĂ©velopper une attention visuelle soutenue vis-Ă -vis du visage et du regard de sa mĂšre (et des autres partenaires), câest-Ă -dire non fugitive, non limitĂ©e Ă des balayages visuels et non interrompue par les Ă©vĂ©nements extĂ©rieurs (bruits, arrivĂ©e dâun tiers) (Brazelton, 1973-1992). Elle est de plus en plus durable Ă mesure que la mĂšre ancre sa relation dans la capture et le pilotage du regard de lâenfant.
les fonctions ou processus majeurs qui reposent sur lâattention visuelle soutenue
Lâattention visuelle soutenue fournit au bĂ©bĂ© un « cadre » relationnel, temporel et spatial de repĂšres familiers, et donc a priori rassurants ou non insĂ©curisants. Lâenfant dispose alors dâune durĂ©e de lecture sans limite du visage et du regard de ses partenaires. Il a le temps au fil des jours de donner une signification et un sens aux regards et expressions faciales de sa mĂšre, son pĂšre et toute autre personne, en combinaison avec les autres informations qui lui sont destinĂ©es (productions langagiĂšres, caresses, baisers).
Lâattention visuelle soutenue est un socle de processus majeurs :
â le dĂ©veloppement de la communication « multicanaux » ou intĂ©grale, câest-Ă -dire qui combine entre elles les informations captĂ©es par les diffĂ©rents organes des sens. En effet, lâattention visuelle soutenue qui se dĂ©veloppe au cours des contacts Ćil Ă Ćil durables, permet au bĂ©bĂ© de sâinstaller dans un bain proximal de mimiques, sourires, bruits de bouche, vocalisations et productions langagiĂšres. Il peut alors associer, combiner et intĂ©grer les composantes visuelles et auditives, et aussi olfactives, tactiles et proprioceptives des messages de son partenaire. Câest Ă partir de ces processus dâassociation, de combinaison et dâintĂ©gration que lâenfant peut organiser, au fil des interactions, selon le partenaire et le contexte, les messages « plurisensoriels » quâil reçoit et dĂ©livre. Ainsi se trouvent constituĂ©s les fondements dâun « premier langage » (ou « proto-langage »). Un nombre croissant de processus cognitifs peuvent alors ĂȘtre activĂ©s, en mĂȘme temps que dâautres se structurent ;
â la « lecture diffĂ©renciĂ©e » des Ă©motions et affects vĂ©hiculĂ©s par le regard et le visage des diffĂ©rents partenaires, en combinaison avec leurs mimiques, sourires, vocalisations, paroles, caresses, pressions corporelles. Le bĂ©bĂ© a ainsi la possibilitĂ© dâajuster ses rĂ©ponses aux manifestations de la mĂšre, du pĂšre, des frĂšres et sĆurs. Il peut sâaccorder de façon personnalisĂ©e aux Ă©motions, affects et rythmes de chacun. Les conditions sont rĂ©unies pour quâun attachement « secure » sâinstalle entre le bĂ©bĂ© et sa mĂšre (Bowlby, 1958-1980). Ainsi peut ĂȘtre rĂ©duit ou empĂȘchĂ© chez lâenfant le dĂ©veloppement de lâinsĂ©curitĂ©, anxiĂ©tĂ© ou angoisse supposĂ©e ou postulĂ©e Ă la naissance, ou gĂ©nĂ©rĂ©e par la perception pĂ©rinatale des Ă©motions et affects de la mĂšre ;
â lâexploration visuelle et « plurisensorielle » des diffĂ©rents « interlocuteurs », et ainsi la reconnaissance de leurs traits, en combinaison avec leur voix et leurs « particularitĂ©s physico-chimiques » (texture de la peau, odeur, goĂ»t). Un nombre croissant de personnes peuvent alors ĂȘtre identifiĂ©es non seulement dans le milieu familial, mais aussi lâensemble des lieux de vie (« gardienne », puĂ©ricultrices de crĂšche, etc.) ;
â la dĂ©couverte des modifications induites dans le regard de la mĂšre, et de toute autre personne, par lâarrivĂ©e, la prĂ©sence, le dĂ©part ou lâabsence dâun tiers (pĂšre, fratrie) ;
â le « jeu » des interactions triangulaires ou autres au sein de la famille, ainsi que les « jeux » dâinteractions plurielles dans les autres lieux de vie (puĂ©ricultrices, pairs), et ainsi les combinaisons et nuances dans la communication et lâexpression Ă©motionnelle, dans dâautres contextes que la communication Ă deux ;
â lâexploration visuelle, la discrimination, la connaissance et la reconnaissance des patterns, propriĂ©tĂ©s et « fonctions » dâun nombre croissant dâobjets dĂ©couverts au cours de lâexploration « spontanĂ©e » de lâenvironnement par le regard, ou prĂ©sentĂ©s par les partenaires.
lâattention visuelle conjointe
Lorsque le bĂ©bĂ© en interaction avec sa mĂšre rĂ©oriente le regard en direction dâune autre « cible », par exemple un objet, le visage dâune autre personne ou un animal (voir plus loin), puis dĂ©veloppe une attention visuelle soutenue vis-Ă -vis de la nouvelle « cible », il induit le glissement du regard de sa mĂšre dans la mĂȘme direction. En crĂ©ant une situation dâattention visuelle conjointe, le bĂ©bĂ© « rĂ©oriente » aussi le discours, les Ă©motions et les reprĂ©sentations de sa mĂšre. Le renouvellement des situations dâattention visuelle conjointe vis-Ă -vis dâobjets variĂ©s dans des contextes diversifiĂ©s, avec une personne dâattachement ou un autre partenaire, stimule lâattention visuelle soutenue du bĂ©bĂ©. Ainsi peuvent se façonner de nouvelles constructions perceptives, motrices, comportementales, interactives, Ă©motionnelles et cognitives. Notamment :
â la discrimination puis la reconnaissance, Ă travers le regard focalisĂ© de lâautre, des particularitĂ©s et « fonctions » dâun nombre croissant de formes, volumes, cinĂ©tiques (mouvements saccadĂ©s, continus, oscillants, amples), brillances, couleurs, etc. mĂȘme si ces processus cognitifs se construisent aussi en dehors des interactions sociales ;
â les coordinations visuo-oculo-motrices affinĂ©es et remodelĂ©es au cours de la saisie et la manipulation des objets prĂ©sentĂ©s par la personne qui partage lâattention visuelle conjointe ;
â les organisations gestuelles et les interactions de plus en plus Ă©laborĂ©es et diversifiĂ©es qui sâenchaĂźnent dans les sĂ©quences dâobservation alternĂ©e de lâobjet, de la main qui prĂ©sente lâobjet, de la dynamique gestuelle et du visage du partenaire ;
â les perceptions nuancĂ©es et Ă©volutives des combinaisons qui lient les informations visuelles aux informations auditives, tactiles, olfactives, proprioceptives⊠selon quâelles proviennent dâobjets familiers ou inconnus, et selon que la personne en situation dâattention visuelle conjointe est familiĂšre ou non, un adulte ou un enfant.
les déficits et restaurations possibles
Lorsque le bĂ©bĂ© et le jeune enfant ont une attention visuelle faiblement dĂ©veloppĂ©e (leur regard ne peut ĂȘtre pilotĂ©, balaie la cible « regardĂ©e » sans sây arrĂȘter, se pose sur la cible mais ne lâexplore pas), ou non observĂ©e (lâenfant nâaccroche pas le regard du partenaire, ou lâĂ©vite), ils ne peuvent installer, dĂ©velopper et rendre fonctionnels les processus prĂ©cĂ©dents. Câest ce quâon observe lorsque la mĂšre ne capte pas et ne pilote pas le regard de son bĂ©bĂ©, et ne se laisse pas capter et piloter le regard par lâenfant. Au plan expĂ©rimental, Tronick et al. (1977-1984) montrent que, aprĂšs une phase dâinteractions Ćil Ă Ćil, le bĂ©bĂ© dĂ©tourne le regard ou nâessaie plus dâaccrocher celui du partenaire, ne sourit plus, fige son visage et son comportement, lorsque celui-ci (la mĂšre ou une autre personne) ne capte plus son regard, adopte un visage figĂ© et ne parle plus (situation dite « still face »). Si lâĂ©vitement du regard du bĂ©bĂ© par la mĂšre se prolonge, lâenfant sâinstalle dans lâĂ©vitement du regard maternel. Câest ce quâon peut observer au quotidien avec une mĂšre durablement dĂ©pressive ou « plus banalement » inquiĂšte, anxieuse ou angoissĂ©e quand le bĂ©bĂ© rĂ©gurgite ou refuse de prendre le sein, ou de sâalimenter au biberon. Ou encore sâil nâa pas une courbe de croissance pondĂ©rale et un dĂ©veloppement conformes Ă ses attentes, ni Ă celles de lâĂ©quipe soignante. Par exemple, lorsque le bĂ©bĂ© est nĂ© prĂ©maturĂ© ou hypotrophe (son poids est infĂ©rieur Ă 2 kg 300 pour une naissance Ă terme), et encore davantage lorsquâil est Ă la fois prĂ©maturĂ© et hypotrophe. LâĂ©vitement du regard du bĂ©bĂ© par la mĂšre est aussi observĂ© lorsquâil prĂ©sente certaines anomalies gĂ©nĂ©tiques, a priori inquiĂ©tantes. Par exemple, une fente labiale ou labio-palatine qui dĂ©forme les traits et mimiques du bĂ©bĂ©, et lui donne une apparence « monstrueuse » (dite « bec-de-liĂšvre »). Câest aussi ce quâon observe communĂ©ment, mais de façon moins accentuĂ©e et durable, quand les traits, lâapparence, le rythme veille-sommeil ou le comportement du bĂ©bĂ© ne correspondent pas aux attentes de sa mĂšre. Cependant, sauf cas particulier (par exemple, lorsque la mĂšre a des troubles profonds de la personnalitĂ©), ces phĂ©nomĂšnes sont temporaires et rĂ©versibles dĂšs lors que les reprĂ©sentations et conduites de la mĂšre Ă©voluent, et que lâenfant rend lisibles et fonctionnelles non seulement sa compĂ©tence dâattention visuelle soutenue, mais aussi ses compĂ©tences perceptives ainsi que ses autres compĂ©tences-socles (voir plus loin). Câest Ă©vident quand une mĂšre particuliĂšrement inquiĂšte pour une raison ou une autre est rassurĂ©e et dĂ©culpabilisĂ©e par un accompagnement psychologique appropriĂ©.
Lorsquâun Ă©vitement du regard sâest installĂ© au cours des premiers mois entre un enfant et une mĂšre dĂ©pressive, angoissĂ©e, souffrant de troubles de la personnalitĂ©, ou pour dâautres raisons, il peut rĂ©vĂ©ler sa capacitĂ© dâaccrocher et de piloter le regard dâautrui, et laisser accrocher et piloter son regard, dĂšs lors quâil rencontre des partenaires qui peuvent sâajuster et sâaccorder Ă lui. Par exemple, les puĂ©ricultrices et les enfants dâune crĂšche (Montagner, 1978-2002), mais aussi certains animaux (voir plus loin). Lâattention visuelle soutenue de lâenfant peut alors se dĂ©velopper sans dommage pour son dĂ©veloppement et ses conduites.
Les enfants psychotiques, autistes et infirmes moteurs dâorigine cĂ©rĂ©brale (IMC, cerebral palsy) peuvent aussi sortir de lâĂ©vitement systĂ©matique quâils montrent vis-Ă -vis du regard dâautrui, mĂȘme si câest de façon partielle et irrĂ©guliĂšre, dĂšs lors quâils peuvent vivre dans un environnement sĂ©curisant, en tout cas non insĂ©curisant, des interactions avec des partenaires accordants, câest-Ă -dire qui ajustent leurs Ă©motions, affects et rythmes Ă ceux quâils perçoivent chez lâenfant. Le processus peut sâamplifier si on crĂ©e des conditions de vie qui respectent les rythmes bio-psychologiques des enfants, notamment le rythme veille-sommeil, et sâils peuvent Ă©voluer dans des espaces qui structurent, rĂ©vĂšlent et valorisent leurs compĂ©tences.
Les interactions avec les animaux
La quasi-totalitĂ© des enfants sont fascinĂ©s ou troublĂ©s par ce quâils lisent dans les yeux des animaux. ParallĂšlement, ils sont dĂ©contenancĂ©s, frustrĂ©s ou attristĂ©s lorsquâun animal Ă©vite leur regard. Il nâest donc pas Ă©tonnant que beaucoup dâauteurs de livres, magazines, bandes dessinĂ©es et dessins animĂ©s pour enfants utilisent les yeux et le regard des animaux pour traduire et faire passer des Ă©motions, affects, pensĂ©es, intentions, raisonnements, dĂ©lires. Par exemple, les combinaisons de clignements, clignotements et fermetures des yeux chez les personnages « fĂ©minins » dans des situations et rĂŽles dâapaisement, de rĂ©assurance, de bonheur et/ou de sĂ©duction, non seulement lorsquâil sâagit dâune chatte (il est commun, nous lâavons soulignĂ©, quâun chat apaisĂ© et assis sur son arriĂšre-train, cligne et clignote des yeux, surtout si un partenaire humain recherche son regard), mais aussi une chienne, souris, Ă©lĂ©phante qui, pourtant, nâont pas ce comportement dans leur « rĂ©alitĂ© animale ». Les dessins animĂ©s de Walt Disney usent et abusent de ce type de clichĂ©. On peut aussi souligner les yeux pĂ©donculĂ©s qui jaillissent des orbites dans lâillustration de la surprise ou la fureur, les yeux de « chien battu » pour traduire la peur ou la tristesse chez les chiens (des « yeux de cocker ») et toute autre espĂšce, ou encore les yeux qui se remplissent dâĂ©toiles ou de taches colorĂ©es Ă la suite de chocs Ă©motionnels ou physi...