Une fois recrutés, formés et encadrés, les démineurs se trouvaient face aux mines. Mis à part leur courage et leur détermination, ils avaient besoin de matériel car même à main nue le déminage demande un appui logistique. Or dans l’été et l’hiver 1945 la France ruinée manquait de tout et plus encore de ce qui sert au déminage : l’essence était rare, les camions mal entretenus, le ravitaillement difficile, les détecteurs inexistants. L’urgence commandait donc de trouver le nécessaire avant de constituer des réserves d’outils adaptés aux techniques élaborées au fur et à mesure de l’expérience.
Matériels et techniques de déminage
Comment s’y prendre pour déminer à grande échelle les centaines de milliers d’hectares endommagés ? Au printemps 1945, la France envoya vers les Alliés, encore unis, des missions de reconnaissance demandant aide, assistance, conseils, suggestions. On questionna sur les méthodes, le matériel, l’emploi de la main-d’œuvre prisonnière. Chacun expliqua les aspects particuliers du problème en fonction des conditions nationales.
La Belgique par exemple avait été relativement épargnée. Les Allemands n’y avaient laissé que 600 000 mines dont une moitié sur le littoral et l’autre dans les Ardennes, posée pendant l’offensive de von Rundstedt en décembre 1944. L’enlèvement y était relativement facile car elles avaient été nichées dans des sols couverts de neige. Aux fontes printanières, les voilà dénudées, juste prêtes à être désamorcées. Encadrés par des instructeurs anglais, les démineurs belges furent secondés par 1 200 prisonniers allemands. Les Belges fournirent en fait peu de renseignements nouveaux puisqu’ils employaient presque uniquement les instruments britanniques, déjà familiers aux Français.
D’outre-Manche également, étaient venus les renforts qui aidèrent les Pays-Bas à se débarrasser de quelque 3 millions d’engins. Le 21e groupe d’armée anglais y encadra des unités allemandes dont l’acte de capitulation comprenait une clause sur l’obligation de neutraliser les mines ; 1 500 Hollandais prirent la relève, à partir de la mi-mai, après le retrait allié. Trait original, ces unités ennemies restèrent en formation sous les ordres de leurs officiers. Elles conservèrent, en outre, les moyens de transport, la cantine et le matériel radio. Tout cela facilita grandement l’avancement des travaux d’autant que le rendement fut amélioré par la saisie, au cours du printemps, de la plupart des plans des dispositifs. Les liens franco-hollandais en matière de déminage s’établirent solidement. Tandis que les Français s’inspiraient de l’organisation de la main-d’œuvre allemande, un officier néerlandais fut envoyé à Septeuil. L’École expédia des exemplaires de l’instruction provisoire utilisée dans les cours. En octobre 1945, le chef du déminage en personne fit le voyage à Breda pour étudier les techniques de déminage néerlandaises.
Avec l’Italie, les rapports furent plus lâches car ce pays choisit de faire déminer par des entreprises privées. La divergence de doctrine limita les contacts. En revanche, l’URSS sollicitée sur les méthodes employées dans la patrie du socialisme fournit aimablement des modèles de détecteurs. À la question de savoir si elle utilisait la main-d’œuvre prisonnière, elle répondit évasivement mais positivement.
Massivement, les Anglo-Américains furent le plus sollicités. Depuis juin 1944, les Anglais avaient devancé l’appel. On se souvient de leur action en Normandie. Le 4 mai, ils proposèrent puis fournirent des détecteurs. Leur aide ne faillira pas. Les Américains furent moins coopératfs. Même si en fin de compte leur assistance sera ample et décisive, il fallut insister, les relancer, réclamer — comme le 17 mai 1945 par télégramme — davantage de matériel, en particulier pour la détection. Les pelles, les pioches, on s’en procurait encore ; les cisailles, pinces et autres coupe-boulons étaient plus rares, tant l’acier avait pris pendant quatre ans des chemins détournés. Le manque le plus terrible restait celui des détecteurs.
Les premiers furent livrés par les Alliés. On en copia les modèles. Au bout de quelques mois, des usines françaises sortirent les répliques de prototypes américains. On s’activa à trouver de nouveaux procédés. Marché fut passé avec un laboratoire d’électrophysique du CNRS à Marseille. On fit également appel aux bureaux de recherche technique de l’armée et à l’industrie privée.
Le système des détecteurs électriques étant fondé sur le repérage des masses métalliques renfermées dans les mines, les appareils, plus ou moins sensibles et nécessitant de nombreux réglages, fonctionnaient selon des modalités différentes (variations d’induction, couplage entre circuits par approche d’une substance magnétique ou conductrice d’électricité, oscillateur fixe branché sur un condensateur variable, accrochage d’oscillations…). Connus, pour la plupart, depuis 1939, ils étaient efficaces contre les mines antichars classiques enterrées à faible profondeur (40 cm). Mais l’apparition de mines en bois, verre et plastique avait rendu leur emploi aléatoire. La recherche de méthodes plus fiables et diversifiées fut encouragée par le service du déminage qui accueillit toutes les propositions. Elle commanda des études à l’École de physique et de chimie de Paris, qui explora les potentialités de la détection électrique et électromagnétique.
Parallèlement aux organismes parapublics, comme le CNRS ou l’armée, et aux grands laboratoires privés, le petit monde des inventeurs s’agita, envoyant au ministère procédés brevetés et conseils en tous genres. Ils visaient à améliorer la détection mécanique pour laquelle les possibilités semblent infinies. Plus, ils se concentraient sur des procédés qui auraient évité l’étape de la détection et du désamorçage à la main : susciter l’explosion dans tout champ suspect sans que soit mise en danger aucune vie humaine. Une seule solution, la distance entre l’ouvrier et la mine ; et puisque ni le robot ni le téléguidage n’étaient à cette époque techniquement réalisables, les rêveurs imaginèrent des palliatifs. Par exemple un appareil à faire exploser les mines terrestres indétectables. Breveté sous le no 499796, le système fut présenté par un Parisien patriote, en juin 1945. Pénétré de l’importance de sa proposition, il avait accompagné son projet d’une demande de subvention, justifiée par l’intérêt de sa découverte : « Je préconise l’emploi d’un cylindre denté dans le genre d’une herse, dont les dents auront environ 7 cm2 et 30 cm de long, pointues à leur extrémité et disposées en quinconce sur le cylindre. Il sera en fonte, pèsera environ 6 tonnes et mesurera 2,50 m de long et 60 cm de diamètre sans les dents. Il sera propulsé par un tracteur assez puissant auquel il sera relié par deux longs bras d’acier d’environ 20 à 24 m. Quand ce cylindre rencontrera une mine, celle-ci explosera sans aucun dommage pour le conducteur vu la distance du lieu d’éclatement. Les bras reliant le cylindre au tracteur seront soutenus dans la moitié de leur longueur par un essieu à deux roues. Pour plus de garantie, le devant du tracteur sera muni d’une plaque de blindage suffisamment large et haute pour assurer toute invulnérabilité au conducteur. Je prévois du reste l’installation d’un périscope pour assurer une visibilité parfaite tout en maintenant le conducteur à l’abri des éclats, mottes de terre ou cailloux. »
Ce lourd chariot, impossible à manier, était totalement inadéquat. Son auteur avait-il vu de près le moindre champ de mines ? Malgré l’astucieux périscope, comment prendre au sérieux un instrument dont le moindre défaut n’était pas l’absence absolue de précision ? L’offre néanmoins suivit son chemin à travers les différents échelons administratifs, avant d’être définitivement étiquetée « sans intérêt » et rejetée.
D’autres trouvailles semblaient à première vue plus sérieuses tel le cylindre proposé depuis Saint-Étienne à Georges-Yves Thépot, le 13 septembre 1945. Las ! Pendant plusieurs mois, le procédé resta à l’étude, provoquant le désintérêt du directeur-adjoint. Mais l’inventeur bredouille revint à la charge. Regrettant « vivement d’arriver bon dernier », il expliqua comment faire les essais. L’enjeu était trop important pour écarter le moindre conseilleur sans examiner sa proposition, mais les services techniques s’intéressaient surtout au matériel proposé par l’armée ou par les entreprises spécialisées qui exploraient les possibilités des démineurs à rouleaux.
Il s’agissait de faire exploser les mines par compression. Les techniciens se penchèrent sur un appareil à disques de conception française mis au point en 1939, que les Américains avaient repris en 1940 pour être adapté aux mines antichars. Propulsés par un véhicule d’au moins 30 tonnes, trois râteaux pivotaient autour d’un ...