On croit aujourd’hui un peu partout que l’ascension de la Chine influera sur l’avenir du monde parce que sa croissance économique extrêmement rapide se poursuivra – même si elle finira par être moindre –, ce qui se traduira par une influence toujours plus grande dans les affaires de la région et du monde, et par le développement des forces armées chinoises. Ces perspectives sont assurément cohérentes avec les performances économiques réalisées par la Chine depuis la mort de Mao, en septembre 1976. Son économie a commencé à croître rapidement dans les années 1980 ; depuis lors, les récessions n’ont été ni longues ni graves ; et, même aujourd’hui, on ne voit aucun signe de ralentissement, après plus de trente années d’expansion économique accélérée. Les hausses récentes du produit intérieur brut ont dépassé les 9 % par an – soit deux fois le taux de croissance maximal de l’économie américaine et presque trois fois le taux correspondant des économies européennes les plus développées –, si on laisse de côté les taux de croissance médiocres obtenus depuis la crise de 2007.
Il n’y a pas non plus de raison en soi pour que la croissance économique chinoise ralentisse dans un futur proche. Dans les campagnes, même dans les zones peu éloignées des grandes villes, nombreux sont encore les travailleurs sous-employés dans l’agriculture traditionnelle, dans le commerce de proximité et dans les services élémentaires aux personnes. Les ruraux pauvres trouvant de nouveaux emplois dans les usines, même de type manuel, dans la construction et dans les services modernes, leur productivité s’accroît fortement et, avec elle, le produit intérieur brut. À cela vient s’ajouter la croissance organique des secteurs économiques modernes, dont plusieurs demeurent hautement compétitifs et peuvent donc toujours se développer rapidement même si les marchés mondiaux croissent plus lentement.
Quant aux dépenses militaires, elles ont, semble-t-il, augmenté aussi vite ou presque que l’économie dans son ensemble : les estimations sont de l’ordre de 9 % par an en termes réels – cela représente un taux de croissance phénoménal à une époque où les dépenses militaires dans le monde, y compris celles des États-Unis, mais pour des besoins de guerre immédiats, ont surtout stagné ou décliné1. L’Armée populaire de libération (Renmin Jiefangjun, APL) a ainsi bénéficié d’un afflux de ressources – le temps n’est plus où les fonds étaient surtout affectés à remédier aux besoins de base négligés depuis longtemps ; désormais, plus d’argent signifie plus de puissance.
Les traitements et les avantages accordés aux militaires ont désormais atteint des niveaux assez compétitifs pour qu’on puisse recruter des officiers et des hommes de troupe en nombre suffisant au lieu qu’ils aillent grossir la population active civile2, tandis que la réhabilitation ou le remplacement des casernes, des bases, des dépôts et autres installations ont été en grande partie réalisés, non sans que soient désormais fournis les unités, les équipements et les outils de maintenance idoines.
Une fois comblés les manques liés au passé, malgré de nombreuses fraudes dans les fournitures (même des civils attentifs et consommant à une bien plus petite échelle se font régulièrement escroquer par de fausses étiquettes, des imitations de produits et de faux contrats de service) et aussi les détournements dus à ses officiers3, l’APL est désormais capable d’acquérir des plates-formes, des armes, des munitions et des matériels d’appui nouveaux et en nombre de plus en plus grand pour chaque branche de chaque arme ; elle peut aussi bâtir ou agrandir et moderniser des unités de tout type tout en améliorant son entraînement et ses temps d’intervention.
Tout cela se traduit par un accroissement rapide et généralisé de la puissance militaire, du type de celui des États-Unis il y a longtemps, à l’époque du réarmement lié à la guerre de Corée, et de l’Union soviétique de la fin des années 1960 aux années 1980. Dans les deux cas, une vigoureuse avancée qualitative est venue couronner des progrès numériques dans l’armement et le personnel de toutes les armes. Comme les marxistes aimaient à le dire, de grandes augmentations quantitatives peuvent engendrer des effets qualitatifs, influant ainsi sur le résultat global. C’est pourquoi, par exemple, quand les dépenses pour l’aviation américaine ont triplé, des années 1950 aux années 1960, et que, à la fois, le nombre et la performance des avions se sont accrus, ses capacités ne sont pas devenues simplement plus grandes, mais aussi totalement différentes – et, de façon disproportionnée, plus puissantes.
On admet en général que la croissance économique et militaire chinoise conservera un rythme rapide et que l’influence mondiale de la Chine franchira aussi un palier, de sorte qu’on pourrait s’attendre à ce qu’elle devienne dominante dans le monde, éclipsant ainsi les États-Unis4. Et, pourtant, cette issue est des plus improbable, car elle entrerait alors en conflit avec la logique même de la stratégie qui prévaut dans un monde composé d’États divers, tous jaloux de leur autonomie. De plus, certains d’entre eux sont culturellement prédisposés et politiquement structurés à s’efforcer de jouer de leur influence sur les autres plutôt qu’à se laisser eux-mêmes influencer.
Il est vrai que le développement de l’économie, de la puissance militaire et du statut politique de la Chine a été concomitant au cours des années 1980 et 1990 (après l’intervalle de 1989), mais il n’en est allé ainsi que parce que le pays n’était pas encore riche, fort ou influent selon les normes américaines ou celles du Japon et parce que sa présence était encore discrète aux yeux de l’Europe et de l’Amérique latine. Cependant, des réactions hostiles pourraient apparaître si la croissance économique et militaire chinoise continuait au-delà des niveaux que d’autres puissances pourraient accepter avec équanimité – c’est-à-dire au-delà du point culminant que peut atteindre le développement de la Chine sans se heurter à une opposition.
Face à cette réaction naturelle, seules des circonstances radicalement différentes en Chine et au-dehors pourraient hausser le niveau auquel sa puissance serait admise sans opposition, en vertu de sa transformation démocratique et de la légitimation de son gouvernement ou bien parce que des dangers plus pressants cesseraient de faire d’elle une menace pour la transformer en allié potentiel. (Le Pakistan constitue à cet égard un cas exemplaire. Avec la montée en puissance de la Chine, il devient un allié encore plus prisé.)
Ce processus de démocratisation n’annulerait pas la signification stratégique de l’ascension de la Chine et des réactions qu’elle doit susciter – après tout, même les très démocratiques États-Unis provoquent parfois des résistances chez leurs grands alliés, tout simplement parce qu’ils sont supérieurement puissants. Cependant, si une démocratisation intervenait, si la politique chinoise n’était plus décidée dans le secret total par quelques dignitaires du Parti et si elle ne privilégiait plus la maximisation de la puissance au détriment du bien-être public, la montée de la Chine nous préoccuperait sûrement moins et entraînerait moins de résistance chez ses voisins et ses pairs. Une telle éventualité ne suspendrait pas la logique de la stratégie, qui appelle plus de résistance face à plus de puissance, mais elle hausserait le point de bascule que pourrait atteindre le développement chinois sans se heurter à une opposition.
Or l’ascension de la Chine a déjà passé ce niveau, dans les sphères économique, militaire ou politique, activant ainsi la logique paradoxale de la stratégie5 en suscitant des réactions de la part de toutes les autres puissances. Grandes ou petites, celles-ci ont commencé à surveiller la puissance chinoise, à y résister, à la détourner ou à la contrer. À quelque niveau que ce soit, qu’il s’agisse de combats de rue au couteau ou d’engagements multidimensionnels et multilatéraux liés à une grande stratégie en temps de paix, la logique est toujours la même : une action – en l’occurrence, le développement de la puissance – entraîne une réaction qui ne l’arrête pas nécessairement, mais empêche sa progression simple et linéaire. Dans le cas présent, du fait de l’opposition montante qu’elle provoque, la croissance continue et rapide de la Chine et en capacité économique et en puissance militaire et en influence régionale et mondiale ne peut tout simplement pas perdurer. Si les dirigeants chinois ignorent les signaux d’avertissement et persistent, la logique paradoxale de la stratégie fera qu’au lieu d’accumuler plus de puissance ils en auront moins, par suite de la montée de la résistance.
Loin d’être le résultat inévitable de la simple prolongation des tendances récentes, l’émergence de la Chine comme puissance mondiale dominante grâce à la montée ininterrompue de sa capacité économique, de sa puissance militaire et de son influence mondiale exigerait l’intervention d’événements improbables6. Or la logique de la stratégie présage un ralentissement, une interruption ou même un renversement partiel de l’ascension de la Chine, le premier étant plus probable si la politique chinoise s’adoucit, le dernier l’étant plus si elle devient plus déterminée.
Rien de tout cela ne présume une quelconque forme de comportement provocateur ou menaçant de la part de la Chine. Tout dérive des réactions que suscite nécessairement la croissance très rapide d’une puissance qui est avant tout très grande. Étant donné les dimensions du pays, sa croissance rapide est en effet par elle-même déstabilisante, quelle que soit sa conduite. Ceux pour qui la Chine aurait besoin qu’un Otto von Bismarck dirige sa politique étrangère d’une façon moins contre-productive se trompent : le problème essentiel n’est pas le comportement de la Chine, mais l’ampleur de son développement. Les passagers d’une cabine d’ascenseur dans laquelle un très gros Monsieur Chine vient de monter doivent réagir pour se protéger s’il grossit rapidement en les repoussant contre les parois – quand bien même il n’est pas du tout menaçant et se montre même affable. Il est vrai que cette cabine a déjà contenu un Monsieur Amérique qui est encore plus massif, plus bruyant et souvent violent mais, parce qu’il est là depuis longtemps, presque tout le monde s’accommode depuis des dizaines d’années de son poids encombrant, à quelques exceptions près – Cuba, l’Iran, la Corée du Nord, la Syrie, le Venezuela –, qui ne font que le rendre plus respectable. Surtout, Monsieur Amérique ne grossit pas rapidement, ce qui viendrait ruiner les arrangements et les compromis passés, et ses processus de décision démocratiques et ouverts garantissent qu’on n’aura rien à soudainement redouter de lui.
La conduite de la Chine avec un certain nombre de pays est loin d’avoir été affable. Avec certains, elle a même été jusqu’à un certain point menaçante. En vertu d’un processus qui a été mésestimé à l’époque et qui est assez évident rétrospectivement, la crise financière de 2008, l’effondrement du « consensus de Washington » et la justification du « consensus de Pékin » ont grandement enhardi l’élite au pouvoir en Chine, induisant un véritable changement de comportement qui est devenu manifeste en 2009-2010. Le ton et le contenu des déclarations chinoises ont soudain changé ; ils sont devenus très affirmés sur de nombreuses questions, de la politique monétaire à la pertinence de la démocratie à l’occidentale. Plus frappant encore, des controverses territoriales dormantes ont été bruyamment réactivées avec l’Inde, le Japon, les Philippines et le Vietnam – et toutes plus ou moins au même moment, amplifiant donc l’effet produit. Des incidents se sont ensuivis avec des navires ou des avant-postes insulaires du Japon, des Philippines et du Vietnam, engendrant une suite de péripéties qui continuent encore à l’heure où j’écris.
Comme ces embardées verbales et ces incidents réels qui ne font en rien avancer les revendications territoriales de la Chine ne semblaient servir ni même pouvoir servir aucun objectif politique, certains observateurs experts en ont conclu que leur soudain enrichissement avait rendu fous les dirigeants chinois. L’hybris remplacerait désormais leur préférence de naguère pour une conduite prudente et présentée avec modestie. À l’appui de cette interprétation, on citera des déclarations officielles sans effet pratique, mais d’une remarquable arrogance. Voici ce qu’a ainsi déclaré Xi Jinping, le successeur désigné de Hu Jintao, à Mexico, le 16 février 2009 : « Certains étrangers, qui ont le ventre bien rempli, n’ont rien de mieux à faire que de pointer du doigt notre pays7. » Même la porte-parole assez subalterne du ministère des Affaires étrangères Jiang Yu a fait preuve de dédain, le 3 mars 2011, quand des journalistes étrangers se sont plaints d’être attaqués et harcelés, et ont demandé quelle loi s’appliquait à leur cas : « Ne cherchez pas à vous abriter derrière le droit », leur a-t-elle lancé sans détour8. Le ministère des Affaires étrangères en particulier semble se spécialiser dans l’arrogance. Le vice-ministre Fu Ying, pourtant mongol assimilé et assurément descendant de Genghis Kahn, est devenu le champion de ce sport parmi ses collègues.
Autre explication possible : il se pourrait que les divers protagonistes institutionnels de cette autoaffirmation en général et des querelles territoriales en particulier poursuivent leurs propres objectifs, utiles pour leurs institutions et/ou pour eux personnellement, dussent les intérêts chinois dans leur ensemble en souffrir. Par exemple, le ministre des Affaires étrangères Yang Jiechi s’est singularisé par son arrogance au forum régional de l’ASEAN, le 17 juillet 2010, à Hanoi, en déclarant que les querelles maritimes entre la Chine et les États membres (dont le Vietnam, pays hôte) ne pouvaient se négocier de façon multilatérale – et ce à un forum multinational. Il a ainsi lancé : « Faire d’un problème bilatéral une question internationale ou multilatérale ne peut qu’empirer la situation et rendre plus difficile de trouver une solution. » Il est allé jusqu’à nier que quelque chose n’allait pas : « Personne ne croit que la paix et la stabilité de la région sont menacées d’une quelconque façon9. » Voilà qui a réussi à pousser le Vietnam ainsi que les Philippines dans le giron des États-Unis, mais cela a aussi valu le soutien de la « gauche » (nationaliste) au ministère des Affaires étrangères et sans nul doute à Yang Jiechi en personne. Dans le système chinois, la politique est faite par les dirigeants du Parti réunis en conclave, de sorte que le ministère des Affaires étrangères n’est qu’un organe exécutif de piètre importance, mais, sous la forme assez lâche de gouvernance collective qui prévaut à l’ère Hu Jintao, il a évidemment assez de liberté d’action pour poursuivre ses propres objectifs.
Troisième explication : les dirigeants chinois estiment qu’un langage affirmé et même menaçant, ainsi que des actions provocatrices ont un effet bénéfique parce qu’ils incitent les autres à négocier les questions non résolues depuis longtemps, et ce, dans un esprit de conciliation. Cette croyance a des racines culturelles profondes. Ces deux points seront explorés plus loin, mais ce qui est certain, c’est que le changement de comportement que de nombreux observateurs ont noté après 2008 s’est bel et bien produit, même si la doctrine officielle conciliatrice et à vocation rassurante du « développement pacifique » (heping fazhan) (plus connue sous son nom original d’« ascension pacifique », heping jueqi), présentée par Zheng Bijian, le conseiller officiel de Hu Jintao, n’a été ni répudiée ni amendée.
Au contraire, la politique stratégiquement conciliatrice a été officiellement réaffirmée, et en détail (sept mille caractères), par le conseiller idoine, le conseiller d’État Dai Bingguo10. (Cependant, la longueur même de cette défense de l’« ascension pacifique » officielle pose des questions quant à l’ampleur de l’opposition de la « gauche » – nationaliste – et de l’armée, qui plaide pour une politique bien plus affirmée.) Finalement, le 31 mars 2011, Zheng Bijian, dont l’autorité personnelle venait d’être renforcée par le rôle très important qu’il avait joué au cours de la visite à Washington de Hu Jintao, en janvier 2011, a adressé une déclaration au doyen des correspondants étrangers à Pékin (Francesco Sisci), laquelle commençait par reconnaître que la montée de la Chine causait des angoisses et exigeait que l’« ascension pacifique » soit réaffirmée11.
Fin 2010, le changement de comportement antérieur semble avoir cédé la place à un autre, dans la direction opposée, cette fois à coups de visites officielles de réconciliation, d’offensives de charme, de déclarations apaisantes et de promesses d’importations et d’investissements là où les exportations chinoises avaient éveillé du ressentiment.
Les deux épisodes les plus notables de cette phase furent la visite en Inde, du 15 au 17 décembre 2010, du Premier ministre Wen Jiabao en compagnie de quelque quatre cents hommes d’affaires et managers, ainsi que celle du président Hu Jintao aux États-Unis, qui débuta à Washington, le 19 janvier 2011.
Dans les deux cas, tout s’est plutôt bien passé, mais l’effet attendu n’a guère été obtenu – alors même qu’on espérait beaucoup de la visite de Hu Jintao, comme l’auteur l’a appris directement de son grand architecte. (Zheng Bijian, qui accompagnait Hu Jintao à Washington et était deuxième dans l’ordre de préséance au dîner officiel, m’avait fait part du programme en dix points qu’il avait conçu, lorsque nous nous étions vus à Pékin quelque temps auparavant ; il m’avait expliqué avec emphase, mais peut-être aussi avec plus d’anxiété que d’assurance, que les Chinois étaient prêts à faire de leur côté ce qu’il fallait pour arrêter l’érosion de la coopération et de la bonne volonté mutuelle entre la Chine et les États-Unis.) Les Chi...