Je suis né deux fois.
Lors de ma premiĂšre naissance, je nâĂ©tais pas lĂ . Mon corps est venu au monde le 26 juillet 1937 Ă Bordeaux. On me lâa dit. Je suis bien obligĂ© dây croire puisque je nâen ai aucun souvenir.
Ma seconde naissance, elle, est en pleine mĂ©moire. Une nuit, jâai Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© par des hommes armĂ©s qui entouraient mon lit. Ils venaient me chercher pour me mettre Ă mort. Mon histoire est nĂ©e cette nuit-lĂ .
Lâarrestation
Ă 6 ans, le mot « mort » nâest pas encore adulte. Il faut attendre un an ou deux pour que la reprĂ©sentation du temps donne accĂšs Ă lâidĂ©e dâun arrĂȘt dĂ©finitif, irrĂ©versible.
Quand Mme Farges a dit : « Si vous le laissez vivre, on ne lui dira pas quâil est juif », jâai Ă©tĂ© trĂšs intĂ©ressĂ©. Ces hommes voulaient donc que je ne vive pas. Cette phrase me faisait comprendre pourquoi ils avaient dirigĂ© leur revolver vers moi quand ils mâavaient rĂ©veillĂ© : torche Ă©lectrique dans une main, revolver dans lâautre, chapeau de feutre, lunettes noires, col de veste relevĂ©, quel Ă©vĂ©nement surprenant ! Câest donc ainsi quâon sâhabille quand on veut tuer un enfant.
JâĂ©tais intriguĂ© par le comportement de Mme Farges : en chemise de nuit, elle entassait mes vĂȘtements dans une petite valise. Câest alors quâelle a dit : « Si vous le laissez vivre, on ne lui dira pas quâil est juif. » Je ne savais pas ce que câĂ©tait quâĂȘtre juif, mais je venais dâentendre quâil suffisait de ne pas le dire pour ĂȘtre autorisĂ© Ă vivre. Facile !
Un homme qui paraissait le chef a rĂ©pondu : « Il faut faire disparaĂźtre ces enfants, sinon ils vont devenir des ennemis dâHitler. » JâĂ©tais donc condamnĂ© Ă mort pour un crime que jâallais commettre.
Lâhomme qui est nĂ© en moi cette nuit-lĂ a Ă©tĂ© plantĂ© dans mon Ăąme par cette mise en scĂšne : des revolvers pour me tuer, des lunettes noires la nuit, des soldats allemands fusil Ă lâĂ©paule dans le couloir et surtout cette phrase Ă©trange qui rĂ©vĂ©lait ma condition de futur criminel.
Jâen ai aussitĂŽt conclu que les adultes nâĂ©taient pas sĂ©rieux et que la vie Ă©tait passionnante.
Vous nâallez pas me croire quand je vous dirai que jâai mis longtemps Ă dĂ©couvrir que, lors de cette nuit impensable, jâĂ©tais ĂągĂ© de 6 ans et demi. Jâai eu besoin de repĂšres sociaux pour apprendre que lâĂ©vĂ©nement avait eu lieu le 10 janvier 1944, date de la rafle des Juifs bordelais. Pour cette seconde naissance, il a fallu quâon me fournisse des jalons extĂ©rieurs Ă ma mĂ©moire1, afin de tenter de comprendre ce qui sâĂ©tait passĂ©.
LâannĂ©e derniĂšre, jâai Ă©tĂ© invitĂ© Ă Bordeaux par RCF, une radio chrĂ©tienne, pour une Ă©mission littĂ©raire. En mâaccompagnant vers la sortie, la journaliste me dit : « Prenez la premiĂšre rue Ă droite et vous verrez, au bout, la station de tramway qui vous mĂšnera Ă la place des Quinconces, au cĆur de la ville. »
Il faisait beau, lâĂ©mission avait Ă©tĂ© sympathique, je me sentais lĂ©ger. Soudain, jâai Ă©tĂ© surpris par un surgissement dâimages qui sâimposaient Ă moi : la nuit, dans la rue, le barrage des soldats allemands en armes, les camions bĂąchĂ©s le long des trottoirs et la voiture noire dans laquelle on mâa poussĂ©.
Il faisait beau, on mâattendait Ă la librairie Mollat pour une autre rencontre. Pourquoi, soudain, ce retour dâun passĂ© lointain ?
En arrivant Ă la station jâai lu, sculptĂ© dans la pierre blanche dâun grand bĂątiment : « HĂŽpital des Enfants malades ». Tout Ă coup mâest revenu lâinterdit de Margot, la fille de Mme Farges : « Ne va pas dans la rue de lâhĂŽpital des Enfants malades, il y a beaucoup de monde, on pourrait te dĂ©noncer. »
StupĂ©fait, je reviens sur mes pas et dĂ©couvre que je venais de traverser la rue Adrien-Baysselance. JâĂ©tais passĂ© devant la maison de Mme Farges sans mâen rendre compte. Je ne lâavais pas revue depuis 1944, mais je crois quâun indice, lâherbe entre les pavĂ©s disjoints ou le style des perrons, avait amorcĂ© dans ma mĂ©moire le retour du scĂ©nario de mon arrestation.
MĂȘme quand tout va bien, un indice suffit pour rĂ©veiller une trace du passĂ©. La vie quotidienne, les rencontres, les projets enfouissent le drame dans la mĂ©moire, mais Ă la moindre Ă©vocation, une herbe entre les pavĂ©s, un perron mal construit, un souvenir peut surgir. Rien ne sâefface, on croit avoir oubliĂ©, câest tout.
Je ne savais pas, en janvier 1944, que jâaurais Ă faire ma vie avec cette histoire. Dâaccord, je ne suis pas le seul Ă avoir vĂ©cu lâimminence de la mort : « Jâai traversĂ© la mort, elle est devenue une expĂ©rience de ma vie2⊠», mais, Ă 6 ans, tout fait trace. La mort sâinscrit dans la mĂ©moire et devient un nouvel organisateur du dĂ©veloppement.
Les souvenirs qui donnent sens
Le dĂ©cĂšs de mes parents nâa pas Ă©tĂ© un Ă©vĂ©nement pour moi. Ils Ă©taient lĂ , et puis, ils nâont plus Ă©tĂ© lĂ . Je nâai pas de trace de leur mort, mais jâai reçu lâempreinte de leur disparition3. Comment vivre avec eux et puis soudain sans eux ? Il ne sâagit pas dâune souffrance ; on ne souffre pas dans le dĂ©sert, on meurt, câest tout.
Jâai des souvenirs trĂšs clairs de ma vie de famille avant la guerre. Je commençais Ă peine lâaventure de la parole puisque jâavais 2 ans, et pourtant je garde encore des souvenirs dâimages. Je me souviens de mon pĂšre lisant le journal sur la table de la cuisine. Je me souviens du tas de charbon au milieu de la piĂšce. Je me souviens des voisins de palier chez qui jâallais admirer le rĂŽti en train de cuire. Je me souviens de la flĂšche en caoutchouc que mon oncle Jacques, ĂągĂ© de 14 ans, mâavait tirĂ©e en plein front.
Je me souviens que jâavais criĂ© trĂšs fort afin de le faire punir. Je me souviens de la patience accablĂ©e de ma mĂšre attendant que je mette mes chaussures tout seul. Je me souviens des grands bateaux sur les quais de Bordeaux. Je me souviens des hommes dĂ©barquant sur leur dos dâimmenses rĂ©gimes de bananes et je me souviens de mille autres saynĂštes sans paroles qui, aujourdâhui encore, charpentent ma reprĂ©sentation dâavant guerre.
Un jour, mon pĂšre est revenu en uniforme et jâai Ă©tĂ© trĂšs fier. Les archives mâexpliquent quâil sâĂ©tait engagĂ© dans le « RĂ©giment de marche des volontaires Ă©trangers », troupe composĂ©e de Juifs Ă©trangers et de rĂ©publicains espagnols. Ils ont combattu Ă Soissons et ont subi des pertes Ă©normes4. Ă cette Ă©poque, je ne pouvais pas savoir ça. Aujourdâhui, je dirais que jâĂ©tais fier dâavoir un pĂšre soldat, mais que je nâaimais pas son calot dont les deux pointes me paraissaient ridicules. Jâavais 2 ans : ai-je vraiment ressenti cela ou lâai-je vu sur une photo aprĂšs la guerre ?
LâenchaĂźnement des faits donne sens Ă lâĂ©vĂ©nement.
PremiĂšre saynĂšte : lâarmĂ©e allemande dĂ©file dans une grande avenue prĂšs de la rue de la Rousselle. Je trouve ça magnifique. La cadence des soldats frappant le sol tous ensemble dĂ©gage une impression de puissance qui me ravit. La musique ouvre la marche et de gros tambours sur chaque flanc dâun cheval donnent le rythme et provoquent une merveilleuse frayeur. Un cheval glisse et tombe, les soldats le relĂšvent, lâordre est rĂ©tabli. Câest un drame magnifique. Je mâĂ©tonne quâautour de moi quelques adultes pleurent.
DeuxiĂšme saynĂšte : nous sommes Ă la poste avec ma mĂšre. Les soldats allemands se promĂšnent dans la ville par petits groupes, sans arme, sans calot et mĂȘme sans ceinturon. Je leur trouve lâair moins guerrier. Lâun dâeux fouille dans sa poche et me tend une poignĂ©e de bonbons. Ma mĂšre me les prend brutalement et les rend au soldat en lâinjuriant. Jâadmire ma mĂšre et regrette les bonbons. Elle me dit : « Il ne faut jamais parler Ă un Allemand. »
TroisiĂšme saynĂšte : mon pĂšre est en permission. On se promĂšne sur les quais de la Garonne. Mes parents sâassoient sur un banc, je joue avec une balle qui roule vers un autre banc oĂč sont assis deux soldats. Lâun ramasse la balle et me la tend. Je refuse dâabord, mais, comme il est souriant, jâaccepte.
Peu aprĂšs, mon pĂšre repart Ă lâarmĂ©e. Ma mĂšre ne le reverra jamais. Ma mĂ©moire sâengourdit.
Mes souvenirs reviendront plus tard, quand Margot viendra me chercher Ă lâAssistance. Mes parents ont disparu. Je me rappelle alors que jâai parlĂ© Ă ces soldats malgrĂ© lâinterdiction, et cet enchaĂźnement de souvenirs me fait penser que, si mes parents sont morts, câest parce que, sans le faire exprĂšs, jâai dĂ» donner notre adresse en parlant.
Comment un enfant peut-il expliquer la disparition de ses parents quand il ne sait pas quâexistent des lois antijuives et que la seule cause possible est la transgression de lâinterdit : « Il ne faut pas parler aux Allemands. » Câest lâenchaĂźnement de ces fragments de mĂ©moire qui donne cohĂ©rence Ă la reprĂ©sentation du passĂ©. En agençant quelques souvenirs Ă©pars, jâen ai conclu quâils Ă©taient morts Ă cause de moi.
Dans une chimĂšre, tout est vrai : le ventre est dâun taureau, les ailes dâun aigle et la tĂȘte dâun lion. Pourtant, un tel animal nâexiste pas. Ou, plutĂŽt, il nâexiste que dans la reprĂ©sentation. Toutes les images mises en mĂ©moire sont vraies. Câest la recomposition qui arrange les souvenirs pour en faire une histoire. Chaque Ă©vĂ©nement inscrit dans la mĂ©moire constitue un Ă©lĂ©ment de la chimĂšre de soi.
Je nâengrangeais de souvenirs que lorsquâil y avait de la vie autour de moi. Ma mĂ©moire sâest Ă©teinte quand ma mĂšre sâest Ă©teinte. Or Ă lâĂ©cole maternelle de la rue du Pas-Saint-Georges on vivait intensĂ©ment. Margot Farges, lâinstitutrice, mettait en scĂšne avec ses petits comĂ©diens ĂągĂ©s de 3 ans la fable du Corbeau et le Renard. Je me souviens encore de la perplexitĂ© dans laquelle mâavait plongĂ© le vers : « MaĂźtre Corbeau, sur un arbre perché⊠» Je me demandais comment on pouvait percher un arbre et y mettre un corbeau, mais ça ne mâempĂȘchait pas dâadhĂ©rer pleinement Ă mon rĂŽle de MaĂźtre Renard.
JâĂ©tais particuliĂšrement indignĂ© parce que deux petites filles sâappelaient « Françoise ». Chaque enfant, pensais-je, doit ĂȘtre dĂ©signĂ© par un prĂ©nom Ă nul autre pareil. Jâestimais quâen donnant un mĂȘme prĂ©nom Ă plusieurs petites filles on dĂ©considĂ©rait leur personnalitĂ©. Je commençais dĂ©jĂ ma formation psychanalytique !
Sâappeler Jean Bordes (ou Laborde ?)
Ă la maison, une non-vie engourdissait nos Ăąmes. Ă cette Ă©poque, quand les hommes sâengageaient dans lâarmĂ©e, les femmes ne pouvaient compter que sur la famille. Pas dâaide sociale en 1940. Or la famille parisienne de ma mĂšre disparaissait. Une petite sĆur, Jeannette, ĂągĂ©e de 15 ans, a disparu ainsi. Pas de traces dâarrestation, pas de rafle, rien, soudain elle nâĂ©tait plus lĂ . « Disparue » est le mot.
Pas de possibilitĂ© de travailler non plus, câĂ©tait interdit. Jâai le vague souvenir de ma mĂšre vendant les objets de la maison, sur un banc, dans la rue.
Ănorme trou de mĂ©moire entre 1940 et 1942. Jâignorais les dates et jâai gardĂ© pendant longtemps un chaos de la reprĂ©sentation du temps. « Jâavais 2 ans quand jâai Ă©tĂ© arrĂȘté⊠non, câest impossible, je devais avoir 8 ans⊠mais non, la guerre Ă©tait finie. » Quelques images dâune prĂ©cision Ă©tonnante persistaient dans ma mĂ©moire incapable de les situer dans le temps.
RĂ©cemment, on mâa appris que ma mĂšre mâavait placĂ© Ă lâAssistance publique, la veille de son arrestation, le 18 juillet 1942. Je nâai pas envie de vĂ©rifier. Quelquâun a dĂ» la prĂ©venir. Je nâai jamais pensĂ© quâelle mâavait abandonnĂ©. Elle mâa mis lĂ pour me sauver. Puis elle est rentrĂ©e chez elle, seule, dans un logement vide, sans mari, sans enfant. Elle a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©e au petit matin. Je nâai pas envie dây rĂ©flĂ©chir.
Jâai dĂ» rester un an Ă lâAssistance, je ne sais pas. Aucun souvenir. Ma mĂ©moire est revenue le jour oĂč Margot est venue me chercher. Pour mâapprivoiser, elle avait apportĂ© une boĂźte de morceaux de sucre et mâen donnait rĂ©guliĂšrement, jusquâau moment oĂč elle a refusĂ© en disant : « Câest fini. » CâĂ©tait, je crois, dans un wagon qui venait de je ne sais oĂč pour aller Ă Bordeaux.
Dans la famille de Margot, ma mĂ©moire est redevenue vive. M. Farges, inspecteur dâacadĂ©mie, menaçait de « se fĂącher tout rouge ». Je faisais semblant dâĂȘtre impressionnĂ©. Mme Farges reprochait Ă sa fille : « Tu aurais pu nous prĂ©venir que tu allais chercher cet enfant Ă lâAssistance. »
Suzanne, la sĆur de Margot, enseignante Ă Bayonne, mâapprenait Ă lire les heures sur la grosse pendule du salon, et Ă manger comme un chat, me disait-elle, Ă petits coups de langue et non pas comme un chien qui avale tout dâun coup. Je crois lui avoir dit que je nâĂ©tais pas dâaccord.
Les Farges avaient des rĂ©unions Ă©tranges autour dâun gros poste oĂč lâon entendait : « Les raisins sont trop verts⊠je rĂ©pĂšte⊠les raisins sont trop verts » ou : « Le petit ours a envoyĂ© un cadeau au papillon⊠je rĂ©pĂšte⊠» Un bruit de crĂ©celle couvrait ces paroles parfois difficiles Ă entendre. Je ne savais pas quâon appelait ça Radio-Londres, mais je trouvais que ce nâĂ©tait pas sĂ©rieux de se grouper autour dâun poste pour Ă©couter gravement des phrases rigolotes.
On mâavait donnĂ© quelques missions dans cette famille : entretenir un petit bout de jardin, aider au nettoyage du poulailler et aller chercher le lait qui Ă©tait distribuĂ© dans une porte cochĂšre, prĂšs de lâhĂŽpital des Enfants malades. Je remplissais mes journĂ©es avec ça, lorsquâun jour, Mme Farges a dit : « Ă partir dâaujourdâhui tu tâappelleras Jean Bordes. RĂ©pĂšte ! »
Jâai probablement rĂ©pĂ©tĂ©, mais je ne comprenais pas pourquoi il fallait changer mon nom. Une dame qui venait parfois aider Mme Farges pour les travaux de la maison mâa expliquĂ© gentiment : « Si tu dis ton nom, tu mourras. Et ceux qui tâaiment mourront Ă cause de toi. »
Le dimanche, Camille, le frĂšre de Margot, venait sâajouter Ă la table familiale. Tout le monde riait dĂšs quâil apparaissait. Un jour, il est venu habillĂ© en scout avec un jeune camarade. Cet ami, poli, rĂ©servĂ©, frisĂ© comme un mouton, se tenait en arriĂšre et souriait quand Camille faisait rire son monde en mâappelant « le petit jâaborde » et en me demandant : « Quâest-ce que tu abordes, Jean ? »
Je nâai jamais pu me souvenir du nom qui me cachait : Bordes ?⊠Laborde ? Je nâai jamais su. Bien plus tard, quand jâai Ă©tĂ© interne en neurochirurgie Ă lâhĂŽpital de La PitiĂ©, Ă Paris, une jeune mĂ©decin sâappelait Bordes. Jâai failli lui dire quâelle portait le nom sous lequel on mâavait cachĂ© pendant la guerre. Et puis, je me suis tu. Jâai pensĂ© : « Câest peut-ĂȘtre Laborde ? » Et puis, il aurait fallu donner tant dâexplications !
Deux ans aprĂšs la LibĂ©ration, quand on mâa redonnĂ© mon nom Ă lâĂ©cole, jâai eu la preuve que la guerre Ă©tait finie.
Ma tante Dora, la sĆur de ma mĂšre, mâavait recueilli. Le pays Ă©tait en fĂȘte. Les AmĂ©ricains donnaient le ton. Ils Ă©taient jeunes et minces, et, dĂšs quâils apparaissaient, la gaietĂ© entrait dans les maisons avec eux. Leurs Ă©clats de rire, leur accent amusant, leurs histoires de voyages, leurs projets dâexistence mâenchantaient. Ces hommes distribuaient du chewing-gum et organisaient des orchestres de jazz. Les femmes attachaient beaucoup dâimportance aux bas nylon sans couture et aux cigarettes Lucky Strike. Un jeune AmĂ©ricain qui portait de petites lunettes rondes dĂ©cida que Boris nâĂ©tait pas un prĂ©nom convenable, cela faisait trop russe. Il me baptisa Bob. Ce prĂ©nom prenait la lumiĂšre, il signifiait « retour Ă la libertĂ© ». Tout le monde a applaudi, je lâai acceptĂ© sans plaisir.
Ce nâest que lorsque je suis devenu Ă©tudiant en mĂ©decine que je me suis fait appeler Boris. Ă ce moment, jâai eu lâimpression que ce prĂ©nom pouvait ĂȘtre prononcĂ© loin des oreilles de Dora, sans risque de la blesser. Pour elle, câĂ©tait encore le prĂ©nom du danger, alors que Bob Ă©tait celui de la renaissance, de la fĂȘte avec les AmĂ©ricains, nos libĂ©rateurs. Dans les lambeaux de ma famille je restais encore cachĂ©, mais loin dâeux, je pouvais devenir moi-mĂȘme et me faire reprĂ©senter tel que jâĂ©tais, par mon vra...