Sauve-toi, la vie t'appelle
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Sauve-toi, la vie t'appelle

  1. 304 pages
  2. French
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  4. Disponible sur iOS et Android
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Sauve-toi, la vie t'appelle

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À propos de ce livre

«Lors de ma premiĂšre naissance, je n'Ă©tais pas lĂ . Mon corps est venu au monde le 26 juillet 1937 Ă  Bordeaux. On me l'a dit. Je suis bien obligĂ© d'y croire puisque je n'en ai aucun souvenir. Ma seconde naissance, elle, est en pleine mĂ©moire. Une nuit, j'ai Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© par des hommes armĂ©s qui entouraient mon lit. Ils venaient me chercher pour me mettre Ă  mort. Mon histoire est nĂ©e cette nuit-lĂ .» B. C. C'est cette histoire bouleversante que Boris Cyrulnik nous raconte pour la premiĂšre fois en dĂ©tail dans ce livre oĂč l'Ă©motion du survivant se conjugue au talent de l'Ă©crivain, oĂč le rĂ©cit tragique se mĂȘle Ă  la construction de la mĂ©moire, oĂč l'Ă©vocation intime d'une enfance fracassĂ©e par la guerre exalte la volontĂ© de surmonter le malheur et de rĂ©pondre Ă  l'appel de la vie. Une histoire poignante, hors du commun, qui retentit profondĂ©ment en chacun d'entre nous. Boris Cyrulnik est neuropsychiatre et directeur d'enseignement Ă  l'universitĂ© de Toulon. Il est l'auteur d'immenses succĂšs, notamment Un merveilleux malheur, Les Vilains Petits Canards, Parler d'amour au bord du gouffre, De chair et d'Ăąme et Autobiographie d'un Ă©pouvantail.

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Informations

Éditeur
Odile Jacob
Année
2012
ISBN
9782738178350
Chapitre 1
La guerre Ă  6 ans
Je suis né deux fois.
Lors de ma premiĂšre naissance, je n’étais pas lĂ . Mon corps est venu au monde le 26 juillet 1937 Ă  Bordeaux. On me l’a dit. Je suis bien obligĂ© d’y croire puisque je n’en ai aucun souvenir.
Ma seconde naissance, elle, est en pleine mĂ©moire. Une nuit, j’ai Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© par des hommes armĂ©s qui entouraient mon lit. Ils venaient me chercher pour me mettre Ă  mort. Mon histoire est nĂ©e cette nuit-lĂ .
L’arrestation
À 6 ans, le mot « mort » n’est pas encore adulte. Il faut attendre un an ou deux pour que la reprĂ©sentation du temps donne accĂšs Ă  l’idĂ©e d’un arrĂȘt dĂ©finitif, irrĂ©versible.
Quand Mme Farges a dit : « Si vous le laissez vivre, on ne lui dira pas qu’il est juif », j’ai Ă©tĂ© trĂšs intĂ©ressĂ©. Ces hommes voulaient donc que je ne vive pas. Cette phrase me faisait comprendre pourquoi ils avaient dirigĂ© leur revolver vers moi quand ils m’avaient rĂ©veillĂ© : torche Ă©lectrique dans une main, revolver dans l’autre, chapeau de feutre, lunettes noires, col de veste relevĂ©, quel Ă©vĂ©nement surprenant ! C’est donc ainsi qu’on s’habille quand on veut tuer un enfant.
J’étais intriguĂ© par le comportement de Mme Farges : en chemise de nuit, elle entassait mes vĂȘtements dans une petite valise. C’est alors qu’elle a dit : « Si vous le laissez vivre, on ne lui dira pas qu’il est juif. » Je ne savais pas ce que c’était qu’ĂȘtre juif, mais je venais d’entendre qu’il suffisait de ne pas le dire pour ĂȘtre autorisĂ© Ă  vivre. Facile !
Un homme qui paraissait le chef a rĂ©pondu : « Il faut faire disparaĂźtre ces enfants, sinon ils vont devenir des ennemis d’Hitler. » J’étais donc condamnĂ© Ă  mort pour un crime que j’allais commettre.
L’homme qui est nĂ© en moi cette nuit-lĂ  a Ă©tĂ© plantĂ© dans mon Ăąme par cette mise en scĂšne : des revolvers pour me tuer, des lunettes noires la nuit, des soldats allemands fusil Ă  l’épaule dans le couloir et surtout cette phrase Ă©trange qui rĂ©vĂ©lait ma condition de futur criminel.
J’en ai aussitĂŽt conclu que les adultes n’étaient pas sĂ©rieux et que la vie Ă©tait passionnante.
Vous n’allez pas me croire quand je vous dirai que j’ai mis longtemps Ă  dĂ©couvrir que, lors de cette nuit impensable, j’étais ĂągĂ© de 6 ans et demi. J’ai eu besoin de repĂšres sociaux pour apprendre que l’évĂ©nement avait eu lieu le 10 janvier 1944, date de la rafle des Juifs bordelais. Pour cette seconde naissance, il a fallu qu’on me fournisse des jalons extĂ©rieurs Ă  ma mĂ©moire1, afin de tenter de comprendre ce qui s’était passĂ©.
L’annĂ©e derniĂšre, j’ai Ă©tĂ© invitĂ© Ă  Bordeaux par RCF, une radio chrĂ©tienne, pour une Ă©mission littĂ©raire. En m’accompagnant vers la sortie, la journaliste me dit : « Prenez la premiĂšre rue Ă  droite et vous verrez, au bout, la station de tramway qui vous mĂšnera Ă  la place des Quinconces, au cƓur de la ville. »
Il faisait beau, l’émission avait Ă©tĂ© sympathique, je me sentais lĂ©ger. Soudain, j’ai Ă©tĂ© surpris par un surgissement d’images qui s’imposaient Ă  moi : la nuit, dans la rue, le barrage des soldats allemands en armes, les camions bĂąchĂ©s le long des trottoirs et la voiture noire dans laquelle on m’a poussĂ©.
Il faisait beau, on m’attendait Ă  la librairie Mollat pour une autre rencontre. Pourquoi, soudain, ce retour d’un passĂ© lointain ?
En arrivant Ă  la station j’ai lu, sculptĂ© dans la pierre blanche d’un grand bĂątiment : « HĂŽpital des Enfants malades ». Tout Ă  coup m’est revenu l’interdit de Margot, la fille de Mme Farges : « Ne va pas dans la rue de l’hĂŽpital des Enfants malades, il y a beaucoup de monde, on pourrait te dĂ©noncer. »
StupĂ©fait, je reviens sur mes pas et dĂ©couvre que je venais de traverser la rue Adrien-Baysselance. J’étais passĂ© devant la maison de Mme Farges sans m’en rendre compte. Je ne l’avais pas revue depuis 1944, mais je crois qu’un indice, l’herbe entre les pavĂ©s disjoints ou le style des perrons, avait amorcĂ© dans ma mĂ©moire le retour du scĂ©nario de mon arrestation.
MĂȘme quand tout va bien, un indice suffit pour rĂ©veiller une trace du passĂ©. La vie quotidienne, les rencontres, les projets enfouissent le drame dans la mĂ©moire, mais Ă  la moindre Ă©vocation, une herbe entre les pavĂ©s, un perron mal construit, un souvenir peut surgir. Rien ne s’efface, on croit avoir oubliĂ©, c’est tout.
Je ne savais pas, en janvier 1944, que j’aurais Ă  faire ma vie avec cette histoire. D’accord, je ne suis pas le seul Ă  avoir vĂ©cu l’imminence de la mort : « J’ai traversĂ© la mort, elle est devenue une expĂ©rience de ma vie2
 », mais, Ă  6 ans, tout fait trace. La mort s’inscrit dans la mĂ©moire et devient un nouvel organisateur du dĂ©veloppement.
Les souvenirs qui donnent sens
Le dĂ©cĂšs de mes parents n’a pas Ă©tĂ© un Ă©vĂ©nement pour moi. Ils Ă©taient lĂ , et puis, ils n’ont plus Ă©tĂ© lĂ . Je n’ai pas de trace de leur mort, mais j’ai reçu l’empreinte de leur disparition3. Comment vivre avec eux et puis soudain sans eux ? Il ne s’agit pas d’une souffrance ; on ne souffre pas dans le dĂ©sert, on meurt, c’est tout.
J’ai des souvenirs trĂšs clairs de ma vie de famille avant la guerre. Je commençais Ă  peine l’aventure de la parole puisque j’avais 2 ans, et pourtant je garde encore des souvenirs d’images. Je me souviens de mon pĂšre lisant le journal sur la table de la cuisine. Je me souviens du tas de charbon au milieu de la piĂšce. Je me souviens des voisins de palier chez qui j’allais admirer le rĂŽti en train de cuire. Je me souviens de la flĂšche en caoutchouc que mon oncle Jacques, ĂągĂ© de 14 ans, m’avait tirĂ©e en plein front.
Je me souviens que j’avais criĂ© trĂšs fort afin de le faire punir. Je me souviens de la patience accablĂ©e de ma mĂšre attendant que je mette mes chaussures tout seul. Je me souviens des grands bateaux sur les quais de Bordeaux. Je me souviens des hommes dĂ©barquant sur leur dos d’immenses rĂ©gimes de bananes et je me souviens de mille autres saynĂštes sans paroles qui, aujourd’hui encore, charpentent ma reprĂ©sentation d’avant guerre.
Un jour, mon pĂšre est revenu en uniforme et j’ai Ă©tĂ© trĂšs fier. Les archives m’expliquent qu’il s’était engagĂ© dans le « RĂ©giment de marche des volontaires Ă©trangers », troupe composĂ©e de Juifs Ă©trangers et de rĂ©publicains espagnols. Ils ont combattu Ă  Soissons et ont subi des pertes Ă©normes4. À cette Ă©poque, je ne pouvais pas savoir ça. Aujourd’hui, je dirais que j’étais fier d’avoir un pĂšre soldat, mais que je n’aimais pas son calot dont les deux pointes me paraissaient ridicules. J’avais 2 ans : ai-je vraiment ressenti cela ou l’ai-je vu sur une photo aprĂšs la guerre ?
L’enchaĂźnement des faits donne sens Ă  l’évĂ©nement.
PremiĂšre saynĂšte : l’armĂ©e allemande dĂ©file dans une grande avenue prĂšs de la rue de la Rousselle. Je trouve ça magnifique. La cadence des soldats frappant le sol tous ensemble dĂ©gage une impression de puissance qui me ravit. La musique ouvre la marche et de gros tambours sur chaque flanc d’un cheval donnent le rythme et provoquent une merveilleuse frayeur. Un cheval glisse et tombe, les soldats le relĂšvent, l’ordre est rĂ©tabli. C’est un drame magnifique. Je m’étonne qu’autour de moi quelques adultes pleurent.
DeuxiĂšme saynĂšte : nous sommes Ă  la poste avec ma mĂšre. Les soldats allemands se promĂšnent dans la ville par petits groupes, sans arme, sans calot et mĂȘme sans ceinturon. Je leur trouve l’air moins guerrier. L’un d’eux fouille dans sa poche et me tend une poignĂ©e de bonbons. Ma mĂšre me les prend brutalement et les rend au soldat en l’injuriant. J’admire ma mĂšre et regrette les bonbons. Elle me dit : « Il ne faut jamais parler Ă  un Allemand. »
TroisiĂšme saynĂšte : mon pĂšre est en permission. On se promĂšne sur les quais de la Garonne. Mes parents s’assoient sur un banc, je joue avec une balle qui roule vers un autre banc oĂč sont assis deux soldats. L’un ramasse la balle et me la tend. Je refuse d’abord, mais, comme il est souriant, j’accepte.
Peu aprĂšs, mon pĂšre repart Ă  l’armĂ©e. Ma mĂšre ne le reverra jamais. Ma mĂ©moire s’engourdit.
Mes souvenirs reviendront plus tard, quand Margot viendra me chercher Ă  l’Assistance. Mes parents ont disparu. Je me rappelle alors que j’ai parlĂ© Ă  ces soldats malgrĂ© l’interdiction, et cet enchaĂźnement de souvenirs me fait penser que, si mes parents sont morts, c’est parce que, sans le faire exprĂšs, j’ai dĂ» donner notre adresse en parlant.
Comment un enfant peut-il expliquer la disparition de ses parents quand il ne sait pas qu’existent des lois antijuives et que la seule cause possible est la transgression de l’interdit : « Il ne faut pas parler aux Allemands. » C’est l’enchaĂźnement de ces fragments de mĂ©moire qui donne cohĂ©rence Ă  la reprĂ©sentation du passĂ©. En agençant quelques souvenirs Ă©pars, j’en ai conclu qu’ils Ă©taient morts Ă  cause de moi.
Dans une chimĂšre, tout est vrai : le ventre est d’un taureau, les ailes d’un aigle et la tĂȘte d’un lion. Pourtant, un tel animal n’existe pas. Ou, plutĂŽt, il n’existe que dans la reprĂ©sentation. Toutes les images mises en mĂ©moire sont vraies. C’est la recomposition qui arrange les souvenirs pour en faire une histoire. Chaque Ă©vĂ©nement inscrit dans la mĂ©moire constitue un Ă©lĂ©ment de la chimĂšre de soi.
Je n’engrangeais de souvenirs que lorsqu’il y avait de la vie autour de moi. Ma mĂ©moire s’est Ă©teinte quand ma mĂšre s’est Ă©teinte. Or Ă  l’école maternelle de la rue du Pas-Saint-Georges on vivait intensĂ©ment. Margot Farges, l’institutrice, mettait en scĂšne avec ses petits comĂ©diens ĂągĂ©s de 3 ans la fable du Corbeau et le Renard. Je me souviens encore de la perplexitĂ© dans laquelle m’avait plongĂ© le vers : « MaĂźtre Corbeau, sur un arbre perché  » Je me demandais comment on pouvait percher un arbre et y mettre un corbeau, mais ça ne m’empĂȘchait pas d’adhĂ©rer pleinement Ă  mon rĂŽle de MaĂźtre Renard.
J’étais particuliĂšrement indignĂ© parce que deux petites filles s’appelaient « Françoise ». Chaque enfant, pensais-je, doit ĂȘtre dĂ©signĂ© par un prĂ©nom Ă  nul autre pareil. J’estimais qu’en donnant un mĂȘme prĂ©nom Ă  plusieurs petites filles on dĂ©considĂ©rait leur personnalitĂ©. Je commençais dĂ©jĂ  ma formation psychanalytique !
S’appeler Jean Bordes (ou Laborde ?)
À la maison, une non-vie engourdissait nos Ăąmes. À cette Ă©poque, quand les hommes s’engageaient dans l’armĂ©e, les femmes ne pouvaient compter que sur la famille. Pas d’aide sociale en 1940. Or la famille parisienne de ma mĂšre disparaissait. Une petite sƓur, Jeannette, ĂągĂ©e de 15 ans, a disparu ainsi. Pas de traces d’arrestation, pas de rafle, rien, soudain elle n’était plus lĂ . « Disparue » est le mot.
Pas de possibilitĂ© de travailler non plus, c’était interdit. J’ai le vague souvenir de ma mĂšre vendant les objets de la maison, sur un banc, dans la rue.
Énorme trou de mĂ©moire entre 1940 et 1942. J’ignorais les dates et j’ai gardĂ© pendant longtemps un chaos de la reprĂ©sentation du temps. « J’avais 2 ans quand j’ai Ă©tĂ© arrĂȘté  non, c’est impossible, je devais avoir 8 ans
 mais non, la guerre Ă©tait finie. » Quelques images d’une prĂ©cision Ă©tonnante persistaient dans ma mĂ©moire incapable de les situer dans le temps.
RĂ©cemment, on m’a appris que ma mĂšre m’avait placĂ© Ă  l’Assistance publique, la veille de son arrestation, le 18 juillet 1942. Je n’ai pas envie de vĂ©rifier. Quelqu’un a dĂ» la prĂ©venir. Je n’ai jamais pensĂ© qu’elle m’avait abandonnĂ©. Elle m’a mis lĂ  pour me sauver. Puis elle est rentrĂ©e chez elle, seule, dans un logement vide, sans mari, sans enfant. Elle a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©e au petit matin. Je n’ai pas envie d’y rĂ©flĂ©chir.
J’ai dĂ» rester un an Ă  l’Assistance, je ne sais pas. Aucun souvenir. Ma mĂ©moire est revenue le jour oĂč Margot est venue me chercher. Pour m’apprivoiser, elle avait apportĂ© une boĂźte de morceaux de sucre et m’en donnait rĂ©guliĂšrement, jusqu’au moment oĂč elle a refusĂ© en disant : « C’est fini. » C’était, je crois, dans un wagon qui venait de je ne sais oĂč pour aller Ă  Bordeaux.
Dans la famille de Margot, ma mĂ©moire est redevenue vive. M. Farges, inspecteur d’acadĂ©mie, menaçait de « se fĂącher tout rouge ». Je faisais semblant d’ĂȘtre impressionnĂ©. Mme Farges reprochait Ă  sa fille : « Tu aurais pu nous prĂ©venir que tu allais chercher cet enfant Ă  l’Assistance. »
Suzanne, la sƓur de Margot, enseignante Ă  Bayonne, m’apprenait Ă  lire les heures sur la grosse pendule du salon, et Ă  manger comme un chat, me disait-elle, Ă  petits coups de langue et non pas comme un chien qui avale tout d’un coup. Je crois lui avoir dit que je n’étais pas d’accord.
Les Farges avaient des rĂ©unions Ă©tranges autour d’un gros poste oĂč l’on entendait : « Les raisins sont trop verts
 je rĂ©pĂšte
 les raisins sont trop verts » ou : « Le petit ours a envoyĂ© un cadeau au papillon
 je rĂ©pĂšte
 » Un bruit de crĂ©celle couvrait ces paroles parfois difficiles Ă  entendre. Je ne savais pas qu’on appelait ça Radio-Londres, mais je trouvais que ce n’était pas sĂ©rieux de se grouper autour d’un poste pour Ă©couter gravement des phrases rigolotes.
On m’avait donnĂ© quelques missions dans cette famille : entretenir un petit bout de jardin, aider au nettoyage du poulailler et aller chercher le lait qui Ă©tait distribuĂ© dans une porte cochĂšre, prĂšs de l’hĂŽpital des Enfants malades. Je remplissais mes journĂ©es avec ça, lorsqu’un jour, Mme Farges a dit : « À partir d’aujourd’hui tu t’appelleras Jean Bordes. RĂ©pĂšte ! »
J’ai probablement rĂ©pĂ©tĂ©, mais je ne comprenais pas pourquoi il fallait changer mon nom. Une dame qui venait parfois aider Mme Farges pour les travaux de la maison m’a expliquĂ© gentiment : « Si tu dis ton nom, tu mourras. Et ceux qui t’aiment mourront Ă  cause de toi. »
Le dimanche, Camille, le frĂšre de Margot, venait s’ajouter Ă  la table familiale. Tout le monde riait dĂšs qu’il apparaissait. Un jour, il est venu habillĂ© en scout avec un jeune camarade. Cet ami, poli, rĂ©servĂ©, frisĂ© comme un mouton, se tenait en arriĂšre et souriait quand Camille faisait rire son monde en m’appelant « le petit j’aborde » et en me demandant : « Qu’est-ce que tu abordes, Jean ? »
Je n’ai jamais pu me souvenir du nom qui me cachait : Bordes ?
 Laborde ? Je n’ai jamais su. Bien plus tard, quand j’ai Ă©tĂ© interne en neurochirurgie Ă  l’hĂŽpital de La PitiĂ©, Ă  Paris, une jeune mĂ©decin s’appelait Bordes. J’ai failli lui dire qu’elle portait le nom sous lequel on m’avait cachĂ© pendant la guerre. Et puis, je me suis tu. J’ai pensĂ© : « C’est peut-ĂȘtre Laborde ? » Et puis, il aurait fallu donner tant d’explications !
Deux ans aprĂšs la LibĂ©ration, quand on m’a redonnĂ© mon nom Ă  l’école, j’ai eu la preuve que la guerre Ă©tait finie.
Ma tante Dora, la sƓur de ma mĂšre, m’avait recueilli. Le pays Ă©tait en fĂȘte. Les AmĂ©ricains donnaient le ton. Ils Ă©taient jeunes et minces, et, dĂšs qu’ils apparaissaient, la gaietĂ© entrait dans les maisons avec eux. Leurs Ă©clats de rire, leur accent amusant, leurs histoires de voyages, leurs projets d’existence m’enchantaient. Ces hommes distribuaient du chewing-gum et organisaient des orchestres de jazz. Les femmes attachaient beaucoup d’importance aux bas nylon sans couture et aux cigarettes Lucky Strike. Un jeune AmĂ©ricain qui portait de petites lunettes rondes dĂ©cida que Boris n’était pas un prĂ©nom convenable, cela faisait trop russe. Il me baptisa Bob. Ce prĂ©nom prenait la lumiĂšre, il signifiait « retour Ă  la libertĂ© ». Tout le monde a applaudi, je l’ai acceptĂ© sans plaisir.
Ce n’est que lorsque je suis devenu Ă©tudiant en mĂ©decine que je me suis fait appeler Boris. À ce moment, j’ai eu l’impression que ce prĂ©nom pouvait ĂȘtre prononcĂ© loin des oreilles de Dora, sans risque de la blesser. Pour elle, c’était encore le prĂ©nom du danger, alors que Bob Ă©tait celui de la renaissance, de la fĂȘte avec les AmĂ©ricains, nos libĂ©rateurs. Dans les lambeaux de ma famille je restais encore cachĂ©, mais loin d’eux, je pouvais devenir moi-mĂȘme et me faire reprĂ©senter tel que j’étais, par mon vra...

Table des matiĂšres

  1. Couverture
  2. Titre
  3. Copyright
  4. DĂ©dicace
  5. Chapitre 1 - La guerre à 6 ans
  6. Chapitre 2 - Une paix douloureuse
  7. Chapitre 3 - Mémoire blessée
  8. Chapitre 4 - L’empreinte des autres
  9. Chapitre 5 - Paroles gelées
  10. Du mĂȘme auteur chez Odile Jacob