« La physique est aux côtés de la patrie dans ces heures difficiles » : voici ce que la revue Physikalische Zeitschrift, éditée par Max Born (1882-1970), indique en 1914 au-dessus des notices nécrologiques de physiciens allemands morts au début de la Première Guerre mondiale1. La science est ainsi mobilisée au service de la patrie et du nationalisme, dans chacun des camps en lice, en France et en Grande-Bretagne d’une part, en Allemagne de l’autre.
On assiste, à l’orée de la Première Guerre mondiale, à une véritable théorisation scientifique du nationalisme, par des hommes de lettres et des hommes de science. Certes, la tendance à opposer une pratique française à une pratique allemande de la science, ou à écrire le palmarès scientifique au profit de telle nation, le cas échéant en tordant la réalité, existe de longue date. Mais elle sort alors de l’arène académique pour se développer en 1914 dans la sphère publique (journaux notamment) et de manière collective : c’est l’entrée des savants en tant qu’intellectuels dans le débat public. Une part significative des scientifiques de chaque pays met son prestige voire sa compétence scientifique au service du nationalisme. Des définitions théoriques d’une science allemande, aux caractéristiques négatives, sont ainsi données en France.
Par un curieux retournement, dix ans plus tard, le national-socialisme allemand utilise les mêmes caractéristiques négatives qui, appliquées en 1914 par les savants français à leurs collègues allemands, le sont cette fois-ci à la science prétendue juive par certains de ces mêmes savants allemands. Une science allemande (la Deutsche Physik ou la Deutsche Mathematik), celle de 1936, chasse l’autre… Ce retournement a parfois lieu sous la plume du même savant : le prix Nobel de physique (1905) Philip Lenard, fort belliqueux dès 1905 avec ses collègues anglais, critique la science anglaise en 19142 avec les arguments qui lui serviront à théoriser la physique juive en 1936. Pour paraphraser un célèbre aphorisme, on est toujours le savant allemand (ou anglais, ou juif) de quelqu’un – dans ce cas d’un autre savant.
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L’ouverture de ce « front scientifique » n’allait pourtant pas de soi – elle connaît une semaine de flottement, comme d’ailleurs l’histoire elle-même semble hésiter lors de la dernière semaine de juillet 1914. Le 1er août 1914, le Times de Londres publie un appel de plusieurs scientifiques et hommes de lettres anglais – dont les prix Nobel Thomson et Ramsay – dissuadant le gouvernement anglais de s’engager dans une guerre contre les Allemands aux côtés de la Russie3 : l’Allemagne a tant influencé la culture et la science européennes, que lui déclarer la guerre serait un « péché contre la civilisation » ; il est à cet égard nécessaire de distinguer le militarisme prussien de la culture allemande… Ce profond respect de la culture allemande montre l’influence intellectuelle majeure de l’Allemagne en Europe tout au long du XIXe siècle.
Le 5 août néanmoins, après l’invasion de son alliée la Belgique, la Grande-Bretagne déclare la guerre à l’Allemagne. Le 20 août, des universitaires allemands renoncent à leurs distinctions britanniques – parmi eux, le biologiste Ernst Haeckel (1834-1919), qui avait promu les idées de Darwin en Allemagne, abandonne son diplôme de Cambridge et sa médaille Darwin de la Royal Society. Le 4 octobre est publié le « manifeste des 93 », An die Kulturwelt, dans lequel 93 scientifiques et hommes de lettres allemands s’engagent aux côtés de leur gouvernement pour défendre « la juste et bonne cause de l’Allemagne ». Ils affirment notamment, comme une réponse à l’appel britannique du 1er août, que la culture et le combat allemands ne font qu’un : « Sans notre militarisme, notre civilisation serait anéantie depuis longtemps. L’armée allemande et le peuple allemand ne font qu’un4. »
La réponse vient dans un manifeste du 21 octobre 1914 (dans le Times) de 117 personnalités britanniques – dont les romanciers Kipling et H. G. Wells, et les physiciens Thomson, Ramsay, W. H. Bragg, Crookes, lord Rayleigh. Ils évoquent « les penseurs allemands de la guerre », comme le théoricien politique Treitschke (1834-1896), et déplorent que « les Allemands cherchent à imposer par la force brute leur culture aux autres nations ».
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William Ramsay (1852-1916), découvreur de l’argon, prix Nobel de chimie 1904, développe cette argumentation dans la revue scientifique Nature. Sortant de son magistère – la chimie –, il théorise une idéologie nationaliste. Bâti en anaphore à la manière du « J’accuse » de Zola, son article comporte un leitmotiv lancinant à propos des Allemands : « And their remedy is war. » Britanniques et Américains regardent l’État comme émanant d’eux-mêmes : « We are the State. » Mais pour les Allemands, l’État est une entité externe, autoproclamée, ayant le pouvoir absolu sur la vie de ses sujets :
L’idéal anglo-saxon est la liberté de l’individu ; l’idéal teuton est la contrainte de l’individu par une oligarchie omnipotente.
C’est d’ailleurs pour cette raison que, dans le monde entier – règne à ce moment un fort esprit colonialiste, non sans rapport avec le déclenchement de la guerre –, doit se répandre la culture britannique et non la culture allemande. Toujours selon Ramsay, les travaux des savants allemands sont certes brillants ; mais, à part quelques exceptions, ils correspondent plutôt à l’exploitation de découvertes et inventions faites ailleurs qu’en Allemagne. Celles qui ont été faites en Allemagne sont d’ailleurs l’œuvre « d’Hébreux résidant parmi les Allemands », plus souvent que de scientifiques de « race allemande ».
Ramsay balaye tous les aspects de la vie sociale – pas seulement la vie intellectuelle et scientifique de la nation allemande. En matière de commerce international – il précise sa source, « according to common report » (« suivant l’opinion commune »), source pour le moins non scientifique –, les Allemands « manquent de moralité commerciale et ne sont pas appréciés en tant qu’hommes d’affaires ». En conclusion, c’est « une guerre de l’humanité contre l’inhumanité », une guerre de ceux qui ont raison contre ceux qui ont tort (« a war of right against wrong »).
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Le front des intellectuels n’est pas en reste en France. Bergson déclare à la tribune de l’Académie des sciences morales et politiques, le 8 août 1914, juste après le début de la guerre :
Vouée à l’étude des questions psychologiques, morales et sociales, notre compagnie accomplit un simple devoir scientifique5 en signalant, dans la brutalité et le cynisme de l’Allemagne, dans son mépris de toute justice et de toute vérité, une régression à l’état sauvage.
L’Académie des sciences réagit elle aussi, lors de sa séance du 3 novembre 1914, au « manifeste des 93 ». Comme Ramsay, elle estime que « les civilisations latine et anglo-saxonne6 sont celles qui ont produit depuis trois siècles la plupart des grandes découvertes en mathématiques, physiques et naturelles ».
Dans le domaine des sciences humaines et sociales, une collection « Études et documents sur la guerre » est créée en 1915 chez Armand Colin. Son objectif est de « dépeindre l’Allemagne telle que la guerre nous l’a révélée » ; on relève dans son comité de publication de prestigieux noms, souvent liés à la gauche dreyfusarde : Ernest Lavisse, directeur de l’École normale supérieure (président du comité), Émile Durkheim (secrétaire), Lucien Herr, bibliothécaire de l’École normale (archiviste du comité), Charles Andler, Henri Bergson, Jacques Hadamard, Charles Seignobos. Dans un des ouvrages de cette collection, L’Allemagne au-dessus de tout (traduction du fameux Deutschland über Alles), le sociologue Émile Durkheim (1859-1917) reprend les mêmes arguments que Ramsay, étayés par les écrits de Treitschke : en France, la souveraineté qu’on prête à l’État n’est jamais que relative – celui-ci dépend de l’opinion de ses sujets, de l’opinion des peuples étrangers ; l’État allemand est, lui, un « autarcos », un absolu qui se suffit complètement à lui-même.
Dans un autre ouvrage de la collection, le germaniste Andler et l’historien Lavisse estiment que l’Allemagne s’attribue la mission de régir le monde : après la période grecque et la période romaine adviendrait la période germanique. Les intellectuels allemands ont eu le tort de faire pénétrer au sein du peuple allemand l’idée de sa supériorité et celle d’une lutte pour le Lebensraum (espace vital). C’est, selon Andler et Lavisse, un abus allemand de l’hypothèse darwinienne que de prétendre que cette lutte – la guerre – régit l’humanité comme elle régit la Nature.
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Une autre salve est tirée de France à partir d’avril 1915. Dans Le Figaro, vingt-trois contributions successives de personnalités de premier plan sont placées sous l’égide de l’Institut de France. Elles sont regroupées par son secrétaire perpétuel, Étienne Lamy, en un opuscule intitulé Pour la vérité. Car c’est bien celle-ci que prétend détenir Lamy : si pour les Allemands c’est « l’Allemagne au-dessus de tout », pour les Français c’est « la vérité au-dessus de tout ». En 1916 paraît un autre opuscule, Les Allemands et la Science ; selon ses auteurs, il vient compléter celui de l’Institut en donnant « des exemples concrets des perversions de la science allemande ». Albert Dastre (1844-1917), normalien, membre de l’Académie des sciences, titulaire de la chaire de physiologie générale à la Sorbonne, écrit ès qualités, en physiologiste rédigeant un article scientifique et citant les autres articles de ses collègues publiés dans le même ouvrage :
En ce qui concerne l’esprit scientifique, les récentes études de Boutroux, Picard, Duhem ne laissent pas d’incertitude sur les principales caractéristiques du mécanisme cérébral des Allemands en comparaison avec le nôtre.
Dastre déplore la tendance des scientifiques allemands à « la réclame commerciale » : outre-Rhin, la recherche scientifique se serait corrompue au contact des intérêts matériels, perdant son affectation désintéressée.
Comme Ramsay en Angleterre, en France deux éminents scientifiques poussent le raisonnement plus loin encore : le physicien et chimiste Pierre Duhem (1861-1916) et le mathématicien Émile Picard (1856-1941), tous deux par ailleurs assez conservateurs sur le plan politique. Picard7 dénie à l’Allemagne toute prédominance dans l’avancée des sciences sur les trois derniers siècles, soulignant que l’augmentation du rendement scientifique ne doit pas être confondue avec le progrès réel de la science. Il s’en prend aux travaux allemands de « géométries bizarres » – dont celle de Riemann qui sert de base à la relativité générale – et aux « symbolismes mathématiques étranges », qualifiés d’exercices de logique formelle peu utiles.
Quant à Duhem, il tient des propos virulents dans son livre La Science allemande, écrit un an avant sa mort en 1915. Il existe bel et bien pour lui une science allemande, qui « se distingue, par un certain nombre de caractères, de celle des autres nations » : et c’est bien la caractérisation quasi scientifique de cette science allemande qu’il entreprend. Le savant allemand a besoin de partir de principes bien nets, à partir desquels il avance pas à pas, à « une allure que les règl...