« C’est le travail qui crée l’emploi. »
Raymond Barre.
On n’agit pas de la même manière sur le travail aux niveaux sociétal, organisationnel ou humain. C’est ainsi que chacun a sa part de responsabilité : ne pas y réfléchir et ne rien faire c’est en laisser perdurer ses dysfonctionnements et les subir ; y réfléchir, agir et tenter de le faire muter, c’est contribuer à réduire l’apparent paradoxe français, l’écart entre l’idéalisation du travail et l’insatisfaction professionnelle vécu par une majorité des travailleurs, comme ce chapitre se propose de l’analyser.
Il paraît pertinent au préalable d’expliciter les termes du titre de cet ouvrage : que faut-il entendre par « réinventer le sens de son travail » ? En quoi cette formule permet-elle de réfléchir puis d’agir, sur soi comme sur son environnement professionnel ?
Une quête permanente et singulière
« INVENTER » vient de invenire, qui en latin signifie « trouver », « découvrir », puis par extension « imaginer », « créer quelque chose de nouveau ». Et, en effet, le salarié est rarement à l’origine de la création de son travail ; il ne l’a pas inventé lui-même, il n’a pas décidé du prescrit qui structure son quotidien professionnel. Mais il est très souvent à l’origine d’inventions même minimes qui permettent au travail de fonctionner au quotidien, ne serait-ce qu’en résolvant les aléas qui surgissent de façon erratique et qui n’ont justement pas été prévus. Si un professionnel est ainsi capable d’exercer sa créativité à son poste pour son employeur, il peut donc l’exprimer aussi pour lui-même. Il s’agit pour chacun de chercher du sens dans les tâches même les plus basiques, parce qu’elles peuvent venir alimenter ses idéaux personnels et donner un sens à son travail et par-delà, à sa vie.
« RÉ-. » La répétition que sous-entend ce préfixe signifie au moins deux choses : que le travail n’est jamais figé une fois pour toutes ; il évolue sans cesse, le plus souvent à l’insu de l’employeur. C’est ce qui explique qu’au sein des organisations les descriptions de poste sont rarement à jour ; celles-ci ne sont pas gravées dans le marbre, pour toujours et à jamais et d’ailleurs le voudrait-on qu’on ne le pourrait. Le travail, comme le réel, change en permanence : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », disait Héraclite. Cela illustre pourquoi le prescrit du travail (les fiches de poste, les procédures…) est toujours en décalage avec le travail réel vécu.
Une incarnation de ses valeurs
« SENS. » Plus que la dimension perceptive de ce mot polysémique (celle des cinq sens), c’est celle intellective qui est ici retenue, et ce sur trois axes. D’abord, le sens est une direction, plus précisément une orientation, qui se donne, se trouve ou se perd. Ensuite, c’est une ou plusieurs significations, susceptibles d’interprétations univoques ou multiples, qui engendrent parfois des décalages, tant sur le fond que sur la forme de ce qui doit être entendu. Enfin, le sens est une finalité, un but, ce vers quoi l’on tend et qui oriente nos actions, en leur donnant une cohérence. Cette finalité est sensée car elle est le plus souvent guidée par des idéaux, croyances auxquelles on adhère avec une plus ou moins grande conviction.
Parce qu’il change et qu’il est impermanent, le travail est l’opportunité de donner de nouvelles couches d’interprétation – et donc de sens – au vécu professionnel en les rattachant aux événements comme à ses propres idéaux, quel que soit le sens ou le non-sens induits par l’employeur, le manager ou les collègues, aux tâches que l’on doit exécuter. Cela sous-entend de connaître ses idéaux mais aussi ceux de ses collègues et ceux de son employeur. La réinvention du travail peut s’effectuer individuellement, collectivement et mieux, avec l’organisation, pour constituer un bouquet d’interprétations qui conjugue le sens au pluriel comme au singulier.
« SON. » « Le » travail en valeur absolue n’est pas « son » travail en valeur relative. Bien qu’il soit tentant de penser qu’un vécu global au travail vaut pour toutes les situations locales ou qu’un vécu local vaut au global pour tous les autres vécus, c’est une erreur grave, voire dangereuse, que de raisonner de la sorte. Même s’il semble possible, en théorie, de penser et de définir ce que serait le « travail » dans l’idéal, nous savons depuis Kant que l’être humain n’est pas en mesure de cerner les choses en soi – nommées « noumènes » par le philosophe.
En effet, le réel ne peut être appréhendé dans sa totalité, l’être humain n’accède aux choses en soi que par des représentations toujours partielles, et hélas le plus souvent partiales. Par conséquent, personne n’est en mesure d’affirmer ce qu’est le travail en soi, en valeur absolue, dans son essence universelle et dans une perspective qui ferait sens pour tous, d’une façon telle qu’elle engloberait toutes les représentations du travail, issues de chaque vécu particulier.
La vérité du réel professionnel s’éprouve ainsi au travers de ce que l’on vit subjectivement, seul et/ou avec les autres. Il faut par conséquent faire le deuil d’ambitions qui voudraient cerner l’essence du travail en faisant l’économie de ceux qui l’exercent. Il faut tout autant se méfier d’approches qui prétendent décréter ce qu’est le travail en valeur absolue, sans rien connaître de la façon dont il se vit au quotidien dans les organisations et dont il fait sens, individuellement comme collectivement.
Cela ne signifie pas que l’on ne peut pas se faire une idée objectivée du réel subjectif des travailleurs, qui vaille pour soi et pour les autres. Il faut pour ce faire adopter une démarche « clinique » et « critique », au sens premier de ces deux termes. Clinique, en se mettant « au chevet » des travailleurs pour se pencher sur leur vécu et tenter de le comprendre. Critique, en identifiant la part d’universel qu’il contient (qui vaut pour tous quels que soient le contexte ou l’époque) en le « discernant » du particulier (qui ne vaut que pour tel travailleur dans tel contexte et à telle époque). Mais aucune vérité scientifique, si universelle soit-elle, ne saurait rendre compte de la complexité et de la singularité de chaque vécu. « Il est plus aisé de connaître un homme en général qu’un homme en particulier », disait La Rochefoucauld. La science sait décrire ce qui nous ressemble et nous rassemble – nous avons tous une tête, un corps, deux bras, deux jambes, etc. –, mais elle peine à distinguer ce qui différencie chacun d’entre nous.
Ainsi, chaque travailleur ne saurait se faire imposer « de l’extérieur » un idéal absolu du travail, même fondé scientifiquement, qui ne vaudrait pas pour soi, dans l’intime conviction de son for intérieur. Et tant que la singularité de chaque vécu vient contredire les prétendus fondements idéologiques du travail de théoriciens ou de praticiens de la doxa et de la « bien-pensance » en vogue, « son » travail vaudra toujours mieux que « le » travail.
Une énergie contrainte et canalisée
« TRAVAIL. » Souvent réduit en France à la notion d’emploi, il dépasse toutefois ce cadre car il est aussi une façon de vivre et d’expérimenter le monde : il permet à celui qui l’exerce d’avoir prise sur l’environnement et sur son destin. Le mot « travail » est cependant source de méfiance parce qu’il contient dans son « ADN » l’effort, la peine, voire la souffrance : chacun sait qu’il tire son étymologie d’un instrument de torture formé de trois pieux, le tripalium. Ce que l’on sait moins, c’est que le sens de ce mot est issu du dévoiement dudit instrument qui servait à l’origine d’entrave pour les animaux de trait. Ce sens premier d’« entrave », moins connu, montre que le tripalium a pour fonction première d’« optimiser » l’effort desdits animaux, en canalisant leur énergie, par la mise en tension de leurs muscles.
Cette mise sous contrainte s’applique non seulement aux êtres animés dont on utilise la force mais aussi à la matière dont on utilise les propriétés ou l’énergie, dans l’attente d’un résultat qu’on espère bénéfique. Mais, comme la matière résiste, il faut fournir un effort plus ou moins important, plus ou moins fatigant. Ainsi, « travailler » dans son sens étymologique premier, ce n’est pas « souffrir » mais « se mettre sous contrainte », en tension physique et/ou psychique pour un bénéfice à venir. Par extension, le bois de la porte travaille quand on la ferme pour se protéger des intempéries mais qu’elle frotte au sol ; une femme qui accouche est en salle de travail pour mettre au monde son enfant ; quand on perd un être cher, il faut conduire tout un travail de deuil avant de retrouver son équilibre psychique ; Dieu a condamné Adam – et sa descendance – à travailler le restant de sa vie et Ève à enfanter dans la douleur après qu’ils eurent goûté au fruit de l’arbre de la connaissance… Ce dernier exemple montre à quel point le travail peut déclencher une double peine : effort et malédiction. Il a fallu attendre le siècle des Lumières pour que la société occidentale change son regard sur le travail et lui redonne quelques lettres de noblesse, comme nous le verrons au chapitre 4.
Comme le travail résulte de la confrontation avec la matière, cette confrontation n’est pas d’emblée placée sous le signe du plaisir mais sous celui de la contrainte, contrainte qui donne de la peine, peine qui si elle perdure peut faire souffrir. Car la matière ne ment pas, elle ne triche pas : un morceau de bois mal taillé coince la porte qui ne ferme pas ; une pierre mal scellée tombera de son mur selon la loi de la gravité universelle ; et il faudra se remettre à l’ouvrage jusqu’à ce que ce morceau de bois ou cette pierre soit conforme avec l’idée du départ, avec le projet initial : une porte qui ferme, un mur droit qui monte et délimite une enceinte.
C’est ainsi que le travail peut déboucher sur du plaisir et de la satisfaction quand il concrétise tel projet de l’esprit humain. Par une action appropriée sur la matière, par une optimisation persévérante de son effort, il donne forme à des idées, à ses idées. C’est tout le sens de la formule de Hegel : « Le travail forme. » Il en est de même pour la « matière humaine » ; si le travail consiste d’abord à agir sur la matière issue de son environnement, il peut également être l’opportunité de conduire un travail sur soi, comme nous le verrons au chapitre 2.
Un effort pour soi
Le travail sur soi offre de prendre du recul et de la hauteur sur soi et sur son activité, de ne plus réagir au premier degré à la mise sous contrainte imposée par son emploi. Cela permet de ne plus subir mais d’accepter, voire de choisir, les situations professionnelles dans lesquelles on évolue (cf. chapitre 3). Cette mise sous contrainte nécessite de se préparer à faire des efforts afin de sortir de la zone de confort des habitudes, de la routine et des certitudes toutes faites. C’est accepter de se mettre transitoirement dans la zone d’inconfort que provoquent certaines épreuves, subies ou choisies mais que l’on décide d’affronter pour les dépasser et se perfectionner.
C’est aussi trouver du réconfort dans le fait d’avoir dépassé ces épreuves, d’avoir progressé et d’avoir élargi sa zone de confort. C’est se servir de son travail pour parvenir à entrer dans une forme de performance qui transforme positivement tant l’environnement que celui qui l’exerce. C’est synchroniser son projet professionnel – qui vient de l’intérieur de soi – avec le projet de son employeur – qui vient de l’extérieur de soi. C’est dépasser le formalisme contraignant du travail par un effort constructif – et non au prix d’une souffrance destructrice – qui conforte ses choix et permet de trouver son équilibre optimal, tant sur le plan professionnel que personnel, entre inconfort et réconfort. C’est accomplir son projet professionnel tout en accomplissant le projet de son employeur, c’est se transformer en transformant la matière et l’environnement.
Une possible source de bonheur
Ainsi, quand il est une mise sous contrainte qui optimise l’effort du travailleur et lui offre de s’accomplir, le travail génère du réconfort, du bien-être et du plaisir, il peut même contribuer au bonheur. Mais quand le travail n’optimise pas l’effort du travailleur et qu’il ne lui permet pas de s’accomplir, il génère plus que de l’inconfort : il débouche sur du mal-être et même de la souffrance. En ce sens, si le travail n’est pas une maladie, il peut rendre gravement malade, comme nous le verrons au chapitre 9.
Une métaphore permet de comprendre ce que devrait être le travail et ce qu’il ne doit jamais être. Le joggeur qui cherche à améliorer sa performance doit s’entraîner pour accroître son souffle et allonger sa foulée. Pour ce faire, il se met sous contrainte : il met sa volonté et son organisme en tension, il optimise son effort en courant régulièrement, à son rythme, puis progressivement de plus en plus rapidement, sur des distances de plus en plus longues. Il réalise ainsi, peu à peu, l’idéal de performance optimale dont il se sent capable, en améliorant son geste et en augmentant ses compétences. Si ce joggeur avait décidé d’emblée de courir comme les champions qu’il admire ou avec des comparses qui ont un meilleur niveau que lui en se fondant sur un idéal de performance maximale, dans une débauche d’énergie l’amenant à l’hyperventilation ou à la tachycardie, il aurait risqué de faire un malaise voire d’abîmer son organisme.
Cette métaphore illustre bien que ce n’est pas la souffrance qui est inhérente au travail même si elle peut parfois en être la conséquence, c’est l’effort qui résulte de la mise sous contrainte.
Les constats de l’Observatoire de la vie au travail (OVAT) :
une insatisfaction professionnelle décuplée collectivement
Le plus souvent, « souffrance » est confondu avec « effort » alors que ces termes et le sens auquel ils renvoient sont bien distincts (cf. chapitre 6). Fort heureusement, la souffrance n’est pas le lot quotidien de tous, même si hélas elle en affecte certains. Selon un certain nombre d’études relayées par les médias, le bilan concernant le vécu au travail en France serait mitigé. En effet, la plupart des journalistes viennent fréquemment rappeler la tonalité négative du vécu au travail des salariés français. Toutefois, tout n’est pas aussi noir qu’il y paraît, si on prend le soin d’analyser la situation en profondeur.
Même s’il s’avère objectivement que les salariés français sont globalement insatisfaits au travail, la situation n’est pas aussi binaire. D’abord parce que les salariés ne sont pas tous malheureux ou en souffrance au travail ; certaines catégories d’organisation – particulièrement les TPE (très petites entreprises employant de 1 à 10 salariés) – contribuent plus au bien-être des salariés que les autres. Ensuite, parce que bien qu’il soit pour la plupart insatisfaisant, le travail est également pensé comme un idéal positif.
Les résultats de l’Observatoire de la vie au travail (OVAT) permettent de comprendre la variété des vécus au travail et de chasser au passage quelques idées reçues. L’OVAT favorise la prise de conscience que le vécu au travail est un prisme composé de multiples facettes et qu’une approche univoque est irrémédiablement réductrice. Il ne faut en aucun cas tomber dans le piège qui consisterait à croire que ce que l’on vit dans son quotidien professionnel est vécu de façon si...