En 1995, deux scientifiques nord-américains isolèrent et surtout cultivèrent des spores de Bacillus sphaericus provenant d’une abeille figée dans l’ambre depuis 20 à 40 millions d’années2. Cette bactérie, qui vivait en symbiose dans la cavité abdominale de l’insecte, fut « réanimée » ; c’est du moins par ce terme que les auteurs désignèrent sa réémergence dans l’article publié par la prestigieuse revue Science. Quelques années plus tard, une autre équipe3 critiqua ce travail dans Nature, la revue concurrente. Les auteurs soupçonnaient une contamination de laboratoire et publiaient une prouesse qui leur paraissait supérieure. Ils avaient réussi à développer les spores d’une ancienne bactérie au nom prédestiné, Bacillus marimorturi, conservée dans un cristal de sel depuis 250 millions d’années. Le bacille avait même recouvré ses fonctions, il était capable de transformer le tyrosol, composé antioxydant présent dans l’huile d’olive et le vin rouge, bénéfique à la santé du cœur et des vaisseaux. Certes, ces observations, qui concurrençaient Jurassic Park, ne faisaient pas revivre des êtres supérieurs, mais la manipulation donne le vertige si l’on songe à la grande antiquité du microbe. Elle viendrait même inquiéter si la spore perdait ce caractère bonhomme et, de commensale, se faisait agressive. L’une et l’autre de ces observations nous transportent aux confins du vivant, au point de confluence entre microbes et matière. « Qui vous dit que les progrès naissant de la science n’obligeront pas les savants qui vivront dans un siècle, dans mille ans, dans dix mille ans… à affirmer que la vie a été de toute éternité et non la matière4 », écrivait Pasteur à la fin de sa carrière, se souvenant de son combat contre la génération spontanée. La vie précédant la matière, les microbes à l’origine du monde… Hypothèse audacieuse, voire provocante, d’un homme qui n’avait plus rien à prouver.
En dépit de cette diversité, l’histoire des épidémies fait preuve d’une cohérence qui atteste d’une logique commune. Car l’émergence des maladies infectieuses est la rupture d’une cohabitation. L’homme vit en équilibre instable avec ses principaux prédateurs. Les microbes sont partout, sur la peau, dans la bouche, les intestins, dans nos gènes, autour de nous, ils parasitent les animaux, les plantes, habitent l’air, l’eau, les sols. La planète appartient aux bactéries et aux champignons. Nos cellules appartiennent aux virus qui les parasitent. Comment le microbe dépasse-t-il son réservoir naturel poussé par une soudaine prolifération ? Pourquoi se met-il subitement à circuler dans une nouvelle population en provoquant une épidémie (du grec épidemos, « qui se répand dans un pays ») ? Ce sont les découvertes successives d’un environnement qui le stimule, d’une transmission qui se joue de la barrière d’espèce, d’une condition génétique sélectionnée par les circonstances, qu’il importe d’examiner pour comprendre la diffusion des germes et l’émergence des épidémies. Pour chaque facteur, la preuve expérimentale est nécessaire. Quelques-unes de ces démonstrations, qui nous aident à comprendre l’émergence, appartiennent à l’histoire des sciences, de la médecine et plus simplement à celle des hommes.
Des microbes invisibles à la raison
Il a fallu attendre l’arrivée du microscope, la maîtrise de la fermentation et des milieux de culture, pour que les bactéries apparaissent sous nos yeux et dans nos consciences autrement que comme des fruits de l’imagination. Avant cela, le monde se limitait au visible. Les maladies infectieuses n’existaient que par leurs symptômes et les épidémies étaient subies sans être comprises. Longtemps médecine et religion ont fait si bon ménage qu’il n’était pas besoin de questionner l’origine des pathologies. Les épidémies d’alors, peste, choléra, typhus ou même syphilis, étaient le fruit de forces divines ou occultes qui gouvernaient non seulement leur apparition, mais aussi leur évolution vers la guérison ou une issue fatale. Pourtant, l’idée que certaines de ces maladies puissent être contagieuses, donc transmissibles, et que cela soit dû à des organismes inférieurs a traversé l’histoire des sciences et de la médecine. Un siècle avant l’ère chrétienne, l’écrivain romain Varron (116-27 av. J.-C.) avait noté que les marais pouvaient prédisposer à certaines affections. Il écrivait que l’air en ces endroits fourmillait d’animaux tout petits, invisibles qui, aspirés par la bouche, pénétraient dans le corps où ils engendraient des maladies5. Depuis longtemps le rôle des émanations, le risque du contact avec un malade ou encore le danger de partager des vêtements souillés étaient connus, ce qui avait conduit aux premières mesures de prévention. Les épidémies qui ont successivement déferlé sur le monde n’ont pas manqué d’apporter un savoir de plus en plus précis sur les modes de contagion.
À ce titre, l’apparition de la syphilis au début du XVIe siècle, avec son mode de contamination si particulier, fut exemplaire. L’Italien Girolamo Fracastoro (1483-1553), qui inventa le nom de cette infection vénérienne, affirma dans une prescience étonnante que le milieu ambiant contient des germes de maladie qui peuvent se multiplier à l’intérieur du corps. Toutefois, n’ayant pas les moyens d’identifier ces agents, ni d’en montrer par l’expérience le rôle délétère, il ne put affirmer l’origine microbienne des maladies infectieuses. On en resta là. Un siècle plus tard, le jésuite Athanase Kirchner (1601-1680) observa un grouillement d’animalcules dans le sang des pestiférés6. On parla d’accident sans lendemain. Encore une fois, les microbes furent méconnus ou ignorés. Pourtant, de nombreux savants avaient mis l’œil à l’oculaire du microscope, depuis qu’au tournant des XVIe et XVIIe siècles, le naturaliste hollandais Antoni Van Leeuwenhoek (1632-1723) avait imaginé de se servir de son compte-fils pour confectionner un instrument d’optique propre à l’observation d’un monde inexploré. Équipé de son matériel rudimentaire, le drapier de Delft avait révélé l’infiniment petit. Il décrivit notamment les globules rouges, les spermatozoïdes et identifia la première levure de bière. Ces observations, de même que la description des animalcules, ces petits êtres présents dans l’eau et divers milieux biologiques, demeurèrent pourtant sans influence directe sur la pensée et la pratique médicales pendant près de deux siècles. Parce qu’il était invisible excepté à quelques initiés, l’agent infectieux n’était pas jugé responsable.
Tandis qu’à la fin du XVIIIe siècle contagionnistes et anticontagionnistes se battent à coups d’arguments tirés des quarantaines, les savants sont incapables d’y apporter des preuves liées aux microbes. On affirme sans comprendre qu’un simple changement de temps suffit parfois à mettre fin à une épidémie, comme cela fut observé pour la fièvre jaune. Faute de démonstration expérimentale, on se contente d’explications empiriques. La science d’Hippocrate sur le rôle de l’air, de l’eau et du milieu suffit à convaincre7. Les influences telluriques suggérées par la médecine antique sont déclinées à la mode hygiéniste du moment. On parle de maladie de la pauvreté, on accuse la misère, le surpeuplement, la malnutrition. Le scorbut n’était-il pas connu comme un déséquilibre alimentaire ? Au début du XIXe siècle, les théories de François Broussais (1772-1838) constituent sans doute le principal obstacle aux démonstrations du caractère transmissible des maladies infectieuses. À cette époque, on enseigne que les pathologies infectieuses les plus spécifiques peuvent naître de toutes pièces selon le lieu, les saisons, les conditions d’insalubrité. Et on conclut par l’astrologie. Il faut reconnaître que la thèse de la contagion manque de base scientifique et que le microbe ne paraît pas crédible. De plus, la médecine est une médecine de chevet : la symptomatologie prime sur la recherche des causes.
Inspirée par le naturaliste Carl von Linné (1707-1778), qui avait proposé une classification des plantes et des animaux, l’école française des opposants à Broussais cherche cependant à élaborer une nosologie des maladies microbiennes d’après les caractéristiques des syndromes observés. L’origine du mal n’est pas considérée selon ce qui le cause, mais d’après ses conséquences. L’approche change avec l’Italien Giambattista Morgagni (1682-1771), pour qui l’anatomie est la principale des sciences médicales et la dissection la première de ses techniques. Xavier Bichat (1771-1802), qui n’hésite pas à s’engager dans cette voie pour comprendre l’étiologie des maladies infectieuses, l’apprend à ses dépens : il meurt de la tuberculose à 31 ans en 1802 des suites d’une piqûre qu’il s’est faite lors d’une dissection8. Cette fois, le secret des affections réside dans la modification de l’anatomie qu’elles suscitent. On trépane, on ouvre l’abdomen ou l’utérus pour rechercher l’abcès, mais nul ne regarde les bactéries. Pourtant, l’investigation des tissus et l’usage des microscopes sont bien là, mais l’anatomie pathologique règne en maître. Parce qu’on cherche à comprendre les maladies par l’ouverture des corps, il n’y a pas place pour le microbe. La pathologie est définie par le tissu, l’organe attaqué, la cellule altérée, et non par l’attaquant. La maladie existe par sa cible, non par le germe. Cette approche réductionniste a cependant eu un mérite : celui d’introduire le laboratoire dans les hôpitaux.
À une époque où les maladies contagieuses font continuellement parler d’elles et où les épidémies sont plus que jamais présentes dans tous les esprits, le germe n’est connu comme un agent ni de morbidité ni de mortalité. Les micro-organismes n’ont pas encore conquis leurs lettres de noblesse. Ce n’est qu’en 1836 qu’Agostino Bassi (1773-1856), biologiste né à Lodi, en Lombardie, démontre que la muscardine du ver à soie est provoquée par un parasite9. Peu après, Johann Schönlein (1793-1854) identifie la teigne et démontre que des champignons microscopiques peuvent nuire à l’homme10. Si certaines affections, telles que le favusI, l’herpès tonsurant, le muguet ou la gale, sont associées à des pathogènes, il s’agit le plus souvent de parasites qui affectent la peau et les muqueuses. Les microbes, pense-t-on à cette époque, ne sont capables que de donner des infections localisées et bénignes. De commensal, le germe devient pathogène, mais il reste localisé à son territoire de prédilection. On est loin d’imaginer que des maladies telles que le choléra ou la syphilis peuvent être le fait de micro-organismes. Le microscope aidant, il est paradoxal que la cytologie et l’anatomopathologie, d’une part, et la microbiologie, de l’autre, aient autant divergé ou se soient à ce point ignorées. En même temps, focalisés sur le tissu ou la cellule, les anatomopathologistes passent à côté du germe vivant. Malgré tout, certains d’entre eux, tel Jakob Henle (1809-1885), qui décrivit le tissu rénal, se sont intéressés au rôle des microbes. Il fut l’un des premiers à plaider pour la théorie microbienne des maladies infectieuses. On retrouve dans la synthèse qu’il fit de ses nombreuses études et dans ses recherches pathologiques des arguments pour prouver que des êtres vivants, en l’occurrence les microbes, peuvent être à l’origine de maladies. Mieux, il insiste sur le fait que l’intensité de l’infection est une des propriétés du germe qui l’a causée. Il remarque qu’il faut une période d’incubation avant que n’apparaissent les premiers symptômes. D’une certaine manière, Henle anticipa sur les postulats de son élève Robert Koch (1843-1910) visant à démontrer le rôle causal d’un agent infectieux : constater sa présence, l’isoler, le cultiver et reproduire la maladie par une inoculation. Pasteur suivra plus tard ces préceptes à la lettre11.
Aujourd’hui, comme l’expliquerait un professeur devant un aréopage d’étudiants, il peut sembler surprenant qu’on ait eu tant de mal à admettre le rôle pathogène des microbes. La question n’était-elle pas posée depuis longtemps ? Les microbes n’étaient-ils pas connus depuis l’ère des premiers microscopes ? Peut-être était-il impossible de concevoir que la mort, les fièvres, les hémorragies, la destruction même des tissus puissent être dues à des êtres aussi petits, fussent-ils vivants. L’idée que des entités vivantes étrangères à l’organisme puissent être pathologiques ne va pas de soi. Si l’on se place dans le contexte du XIXe siècle, de tels concepts vont à l’encontre de la pensée scientifique la plus avancée du moment. La perspective de la médecine s’affirme alors dans des recherches physico-chimiques. On découvre le rôle de la lumière sur la rétine. L’avant-garde de la recherche s’exprime dans la description des phénomènes électriques, tissulaires, cellulaires et l’analyse des fluides du corps humain. La physiologie s’explique par la chimie et la physique. En supprimant le germe, on évite de parler du vivant. On croit à la doctr...