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La passion de Rachi
Disons-le dâemblĂ©e : la passion de Rachi fut de consacrer sa vie Ă faire du texte un lieu de vie habitable pour son peuple.
Rachi2 consacra sa vie Ă commenter Bible et Talmud. Il leur a donnĂ© assez de sens pour les rendre accessibles. En fait, il a redonnĂ© la Bible juive et le Talmud au peuple hĂ©breu. Donner aux gens ce quâils ont dĂ©jĂ , ou ce quâils croient avoir, ou ce quâils ne savent pas quâils ont, cela peut ĂȘtre dâune grande force symbolique. Rachi, littĂ©ralement, leur a permis de circuler dans le texte, de ne pas y ĂȘtre en arrĂȘt devant un mot ou une tournure. En quoi son acte redonne vie Ă cette transmission Ă©prouvĂ©e, confinĂ©e, qui fut celle de la Torah.
Il y arrive par un travail dâinterprĂšte au niveau simple : lâexplication minimaliste. Il veut donner le sens « premier » ou, comme on dit, le sens « obvie » ; obvious, en anglais, le pshat en hĂ©breu ; sorte de mise Ă plat du sens, par diffĂ©rence avec les autres niveaux de sens quâen gĂ©nĂ©ral on rassemble sous le sigle PaRDĂšS : pshat, rĂ©mĂ©z (allusion), drash (recherche), sod (secret). Rachi dit clairement quâil veut le pshat. En commentant le verset3 oĂč Jacob nomme un autel de sacrifice « Dieu [câest le] Dieu dâIsraĂ«l » â Rachi cite un midrash (commentaire en forme dâhistoire Ă©difiante), et ajoute, comme pour sâen dĂ©marquer : « Les paroles de la Torah sont « un marteau qui brise la roche » ; quant Ă moi, je suis venu asseoir le sens direct [le pshat] du texte » [pshouto shĂ©l miqrah]. Ce mot a la mĂȘme racine que tendu, Ă©tendu ou « dĂ©shabillĂ© » ; la tension immĂ©diate du sens ; le sens nu, sans revĂȘtement ni fioriture, Ă©tendu devant le lecteur.
Mais la quĂȘte par Rachi de ce sens direct, de ces gĂ©odĂ©siques du sens sur la variĂ©tĂ© infinie du texte est singuliĂšre. Cette quĂȘte du passage minimal de sens, le long dâun mot ou dâun verset, subvertit le programme des quatre niveaux du PardĂšs ; car il emprunte beaucoup au drash (au midrash), Ă lâallusion (rĂ©mĂ©z) et parfois mĂȘme au sens Ă©sotĂ©rique (sod). En fait, lâimportant pour lui est que ça passe ; il veut un effet de passage, clair et distinct.
En cela il interprĂšte, si interprĂ©ter câest faire faire un pas de plus au propos qui est lĂ . Et quand ça ne passe pas, Rachi dit : Je ne sais pas ; mais quand ça passe, câest-Ă -dire presque toujours, sa petite lumiĂšre relĂšve de lâĂ©thique de lâĂȘtre : ne pas laisser les mots ou les choses se rĂ©duire Ă eux-mĂȘmes ; ne pas laisser ce-qui-est se rĂ©duire Ă soi-mĂȘme ; toujours, tenter de lâouvrir en amont et en aval pour que ça passe, que ça se transmette. Câest lâexigence minimale : transmettre en sâimpliquant Ă des gens qui se sentiront impliquĂ©s ; transmettre (Ă travers) un certain lien de filiation symbolique. Du coup, cela concerne tout le monde, juif ou pas : car le pouvoir dâinterprĂ©ter, câest le propre de lâhomme, bien plus que le langage ou le rire (que lâon trouve chez les animaux).
Pour sentir la force â et les limites â de cette passion du sens direct quâavait Rachi, je prendrai quelques exemples dans la Torah. (Je nâaborde pas son travail sur le Talmud et dans les Responsa oĂč, comme les grands maĂźtres de lâĂ©poque, il rĂ©pondait aux problĂšmes posĂ©s par la vie concrĂšte. Quand on cherche une issue conforme Ă la loi, cela exigeait de lâinterprĂ©ter dans un sens qui permette de passer. LĂ encore, Rachi Ă©tait plus favorable au passage quâĂ lâinterdit de passer.)
Son approche, locale et ponctuelle, rĂ©sout des questions de sens au premier degrĂ©. Lâimportant est de pouvoir circuler dans le texte. Quand la difficultĂ© ne tient pas au sens des mots, Rachi ne la relĂšve pas. Par exemple, dans GenĂšse 27 : ĂsaĂŒ revient de la chasse, il voit que son frĂšre Jacob sâest fait passer pour lui et a reçu la bĂ©nĂ©diction dâIsaac ; il sâĂ©crie en larmes : « Ne mâas-tu pas gardĂ© une bĂ©nĂ©diction [aprĂšs celle quâa prise Jacob]4 ? » Puis : « Nâas-tu quâune seule bĂ©nĂ©diction, mon pĂšre ? BĂ©nis-moi moi aussi, pĂšre5 ! » En apparence, ce thĂšme du partage de la bĂ©nĂ©diction ou de la bĂ©nĂ©diction unique ou singuliĂšre nâintĂ©resse pas Rachi. Ce qui le retient câest que le mot bĂ©nĂ©diction est prĂ©cĂ©dĂ© de lâh interrogative ; et il donne dâautres exemples de cette tournure. Or pour nous, aujourdâhui, cette dispute des deux frĂšres pour avoir la bĂ©nĂ©diction, comme sâil nây en avait quâune, est un thĂšme criant, câest celui que lâactualitĂ© nous ramĂšne tous les jours dans ce conflit quâon appelle du Proche-Orient, et qui a voyagĂ© sur prĂšs de trente-cinq siĂšcles.
De mĂȘme dans GenĂšse 12, lâappel de Dieu Ă Abraham : « Pars-pour-toi de ta terre natale, etc. » Le « pars pour toi », nous lâentendons au sens symbolique : Pars pour quelque chose qui sera toi, car si tu restes lĂ , ce-que-tu-es ne sera pas toi. Et toi, partant vers oĂč tu pars, ce sera le voyage de la transmission. Pour Rachi, « pars pour toi » câest : « pour ta jouissance et pour ton bien. Câest lĂ -bas que je ferai de toi un grand peuple. Ici tu nâauras pas la faveur dâavoir des enfants ». Mais au fond, cela revient au mĂȘme.
Autre exemple : le rĂȘve Ă lâĂ©chelle de Jacob ; les messagers divins montent et descendent lâĂ©chelle. Nous autres interprĂ©tons cette Ă©chelle, cette sorte dâentre-deux entre terre et ciel, comme une circulation des porteurs de messages. Mais ce qui intĂ©resse Rachi, pour qui le rĂȘve a un sens direct clair puisquâon peut en comprendre lâĂ©noncĂ©, câest que le Dieu qui parle dans le rĂȘve dit : « Je ne tâabandonnerai pas jusquâĂ ce que jâaie accompli ce dont jâai parlĂ© Ă ton sujet. » Câest le mot « Ă ton sujet » [lakh], ou plutĂŽt sa prĂ©position : le « l », le lamed de lakh, câest cela quâil commente : « Ma promesse Ă Abraham, câest Ă ton sujet que je lâai faite, et pas pour ĂsaĂŒ. Car jâai dit Ă Abraham non pas « Isaac sera nommĂ© ta postĂ©ritĂ© », mais : dans Isaac6, donc : pas la totalitĂ© dâIsaac (pas ĂsaĂŒ). Et voilĂ quâavec ce simple commentaire â littĂ©ral â Rachi retrouve le thĂšme de la guerre entre les deux frĂšres Jacob et ĂsaĂŒ. Par la syntaxe et par la lettre il « rattrape » lâĂȘtre, lâessentiel.
Quand Jacob se rĂ©veille et dit : « Ainsi il y a YHVH dans ce lieu-ci, et moi je ne le savais pas », pour Rachi cela ne fait pas question. Il ajoute Ă peine : « si jâavais su je nâaurais pas dormi dans un lieu aussi sacrĂ© ». Pour nous au contraire, la question est vive : que signifie cette localisation du divin ? Nâest-il pas partout ? Il nous faut interprĂ©ter, et entrevoir que ce qui compte dans ce verset, câest moins la toute prĂ©sence divine que lâĂ©vĂ©nement oĂč elle surgit, oĂč elle a lieu, oĂč a lieu la rencontre avec le divin comme effet inconscient (« je ne le savais pas » : cela se passe en rĂȘve). Jacob conclut : « Cela ne peut ĂȘtre que la maison de Dieu, et câest la porte du ciel. » Or câest « maison de Dieu » que Rachi explique, longuement : il rapporte des midrashs qui pointent ce lieu comme celui du futur Temple de JĂ©rusalem. Il le « prouve » par des midrashs qui eux sont improuvables. Il est en fait sous la pression de plusieurs flux talmudiques, lesquels situent le pied de lâĂ©chelle Ă Beer-Sheva, son sommet Ă Beit El, au Nord, et son milieu au-dessus de la future Ville sainte. Mais comme cela ne sâajuste pas, Rachi fait cette hypothĂšse Ă©tonnante : « Ă mon avis, le Mont Moriah [oĂč sera plus tard le Temple] a Ă©tĂ© dĂ©racinĂ© et est venu se placer Ă cet endroit. Câest le sanctuaire lui-mĂȘme qui est venu Ă sa rencontre jusquâĂ Beit El. » Ătonnant, pour qui cherche le pshat. Mais il semble que, pour rĂ©pliquer Ă ces lĂ©gendes, il sâen fasse une de son cru. Quant Ă nous, nous pourrions accepter lâidĂ©e que cette rencontre [de Jacob] est elle-mĂȘme fondatrice dâun lieu dâĂȘtre du divin ; en cela, elle est une ouverture sur le ciel, au sens symbolique du terme. Nous prendrions mĂȘme ce fragment comme construction de lâidĂ©e de Temple â oĂč sâĂ©laborent lâoffrande, le sacrifice et le rituel, puisque : « Cette pierre que jâai mise en stĂšle sera Maison de Dieu et tout ce que tu me donneras, je tâen offrirai le dixiĂšme7. » Câest le rite de la dĂźme, dont on a ici le sens : sâil reçoit des deux mains le don divin, lâunitĂ© minimale de ces dix doigts â un doigt â, câest le dixiĂšme. Mais allons plus loin.
Quand Jacob voit Rachel au puits, la premiĂšre fois, « il leva la voix et il pleura ». Rachi commente : « Parce quâil a vu Ă ce moment, par un don prophĂ©tique, quâelle ne serait pas rĂ©unie Ă lui dans une mĂȘme tombe. » Autre explication, dit-il : « Parce quâil arrivait les mains vides » [sans cadeaux]. LĂ encore, nouveau midrash sur ce qui a dĂ©pouillĂ© Jacob dans sa fuite. Midrash oĂč ĂsaĂŒ a envoyĂ© son fils pour tuer Jacob, lequel a sauvĂ© sa vie en donnant tout ce quâil avait. On repasse par la guerre des frĂšresâŠ
Rachi travaille Ă repriser une texture dĂ©chirĂ©e, comme un tissu : il remet le fil qui manque pour que ça tienne. Il veut quâon puisse y circuler continĂ»ment, sans heurt et sans arrĂȘt.
Voyons son commentaire sur le combat de Jacob avec lâhomme qui finit par lui dire : « Tu ne tâappelleras plus Jacob mais IsraĂ«l8. » Rachi : « Il ne sera plus dit que tu as obtenu ces bĂ©nĂ©dictions en supplantant [eqb, racine de âJacobâ] et par ruse, mais en toute dignitĂ©. Dieu se rĂ©vĂ©lera un jour Ă toi Ă Beit El, il y changera ton nom et te bĂ©nira. » Mais Jacob nâa pas voulu attendre, et lâange a dĂ» malgrĂ© lui donner des bĂ©nĂ©dictions. Câest ce que confirme le v. 29 : « Il le bĂ©nit lĂ -bas ; sur-le-champ. » Dâautres pointeraient plutĂŽt que lĂ -bas (sham), câest Ă la fois le nom (shĂ©m) et le lieu ; quâen somme, il le bĂ©nit par le lien du nom et du lieu. Mais Rachi veut souligner la hĂąte et lâobstination de Jacob : bĂ©nis-moi sur-le-champ ; Jacob veut la donnĂ©e immĂ©diate dâune « parole bonne ». Le contenu du symbole ne fait pas problĂšme Ă Rachi ; pour lui le symbole est dĂ©jĂ en place.
Autre exemple, la boiterie de Jacob : « Câest pourquoi les fils dâIsraĂ«l ne mangent pas le nerf sciatique9⊠» â car Jacob, dans ce combat, fut touchĂ© Ă la cavitĂ© de la hanche sur le nerf sciatique. On peut y voir lâĂ©cart entre lâinterprĂ©tation de Rachi, qui explique le mot « sciatique » (nashĂ©), et une autre qui se demanderait pourquoi on ne mange pas le nerf sciatique des animaux : lâancĂȘtre tient-il la place dâun animal quâon sacrifie ? Freud a, comme on sait, grattĂ© ce thĂšme jusquâĂ la corde. Câest que lui sâinterrogerait sur le symbole, comme du dehors. Rachi, lui, est dĂ©jĂ dedans.
Son interprĂ©tation est rarement symbolique, elle est toujours linguistique ou midrashique â elle prend le midrash comme matĂ©riau pour nourrir sa passion de la langue. (Du reste, sa langue Ă lui est bonne, savoureuse, il goĂ»te les mots comme on goĂ»te un bon vin.) Pourquoi pas dâinterprĂ©tation symbolique ? Câest clair : les communautĂ©s juives mĂ©diĂ©vales Ă©taient dĂ©jĂ dans le symbole, elles y habitaient. Mais nous, qui sommes un peu dehors, avons besoin dây revenir ou de le penser dans nos langages actuels. En fait, les Juifs du temps de Rachi Ă©taient plus que dans le symbole, ils Ă©taient le symbole, ils avaient juste besoin de sens pour circuler dans ce sy...