Tout ce qui postule l’intelligence de l’enfant et son goût d’apprendre va dans la bonne direction. « Il n’est désir plus naturel que le désir de connaissance1 », écrit Montaigne. Le potentiel de chaque enfant est considérable dès la naissance et ne demande qu’à être stimulé, tout particulièrement au cours des premières années de la vie. Les études scientifiques les plus récentes corroborent cette intuition que chacun peut avoir en observant les petits évoluer, seuls ou en collectivité. Si l’on prend très au sérieux ce phénomène humain, cela peut révolutionner notre conception de l’éducation, à la maison comme à l’école. J’ai donc porté une très grande attention aux recherches et écrits sur cette question. Les travaux sur le fonctionnement du cerveau et des processus cognitifs sont particulièrement pertinents à cet égard. Ils démontrent que ce que l’on peut appeler des précompétences, langagières et mathématiques, sont présentes dès les premiers mois de l’existence. Les conséquences de ces découvertes sont immenses ! Elles devraient d’abord nous réjouir et nous émerveiller : l’être humain reste pour lui-même une question infinie.
Le sujet est d’autant plus complexe que chaque enfant est un cas particulier, avec ses forces et ses faiblesses, que l’on doit reconnaître pour s’appuyer sur les unes, réduire les autres et pour donner à chacun le maximum de ce qui le fera progresser. Il faut être d’un grand pragmatisme en s’appuyant sur des principes sains et en évitant l’esprit de système. Or notre système scolaire, par son mode d’organisation favorise l’existence de dogmes officiels qui peuvent empêcher les acteurs d’agir dans la bonne direction. Symétriquement, on ne doit pas laisser ces mêmes acteurs sans indication ni connaissance sur ce qui est valable et ce qui ne l’est pas, au regard de la recherche et des comparaisons que l’on peut mener. Un juste milieu consiste donc à bien identifier un spectre de principes, de réflexes professionnels, de stratégies pédagogiques prouvées et éprouvées auxquels les maîtres et maîtresses peuvent se référer et qu’ils font avancer par leur propre expérience.
Une école des intelligences multiples
Dès la maternelle, on rencontre ainsi un thème qui me paraît essentiel pour tous les âges : bâtir une école des intelligences multiples, qui sache valoriser toutes les qualités d’un enfant et s’intéresser à la personne comme un tout. La définition même de l’école se joue dans les réponses méthodiques que l’on apporte et dans l’approche philosophique que l’on promeut, celle d’un être humain en capacité de progrès perpétuel, reposant sur un socle de valeurs, de savoirs et de savoir-faire qu’il saura faire évoluer sa vie durant.
Ce point est crucial car il conduit à une forme de dialectique, et non à une contradiction, entre la singularité de la maternelle et son caractère scolaire. Oui, il y a une spécificité de l’école maternelle, car, comme son nom l’indique, elle est destinée à prolonger la toute petite enfance passée dans la famille ou à la crèche. Il s’agit donc d’entourer l’enfant d’une atmosphère et de méthodes particulières et, à ce titre, l’école maternelle est fondamentalement l’école du jeu, de la musique, de l’épanouissement. Je me souviens ainsi de cette directrice d’école à Cayenne qui avait eu l’excellente idée de commencer l’année en musique en faisant chanter les enfants les plus grands pour accueillir les plus petits le jour de la rentrée. Il n’y avait presque pas de larmes ce jour-là.
L’école maternelle est avant tout l’école du langage au sens le plus complet de ce mot, qui suppose un apprentissage de la compréhension et de la relation à l’autre. C’est pourquoi la question de l’amplitude du vocabulaire de l’enfant est un sujet crucial dès la petite section. L’école doit contribuer à rétablir des équilibres que les différences de milieux familiaux ne permettent pas d’établir spontanément. Cela doit se faire en tirant tout le monde vers le haut par des objectifs ambitieux d’acquisition de mots, ce qui s’appuie sur des approches ludiques et sur des objectifs pédagogiques très nets. La différence quant au nombre de mots maîtrisés par deux enfants de trois ans, de milieux différents, peut aller du simple au double et elle est prédictive des différences de réussites futures. La véritable lutte contre les inégalités commence donc par un volontarisme quant à l’amplitude lexicale que l’on se fixe d’atteindre pour tous les élèves, de façon que chacun atteigne le cours préparatoire en ayant ce qu’il faut pour le réussir. De manière générale, les jeux de langage sont très importants à ce stade du développement de l’enfant. Tout ce qui lui permet de manipuler des syllabes, de jouer avec des rimes et des phonèmes est utile car cela le prépare à associer ensuite son approche orale du langage qui est spontanée avec l’écrit, qui, lui, est un code.
L’école maternelle doit donc être considérée comme une école à part entière, avec ses exigences et ses règles. Cette approche instaure une tension fructueuse car la scolarité maternelle est à la fois le moment le moins utilitariste des différents temps de l’école mais aussi le plus fondamental, ce qui implique de déployer à cet âge des stratégies qui vont avoir une pertinence pédagogique ultérieure. C’est l’un au service de l’autre et l’autre au service de l’un et non pas l’un en contradiction avec l’autre !
Dépasser le clivage entre le dressage et le jeu
Pourtant, la fécondité de cette dialectique est rarement perçue. Au contraire, elle se transforme plutôt en l’un de ces faux débats propres à la France qui font beaucoup de tort à notre école, tant ils empêchent de voir la réalité des problèmes auxquels elle est confrontée. Ainsi, à force de caricature, on finit par opposer les défenseurs d’un enfant libre et heureux grâce à une maternelle épanouissante, aux tenants d’une école stakhanoviste et pavlovienne, qui mettrait d’emblée les enfants dans des cases pour les forcer à apprendre. On rejoue ainsi l’éternelle querelle entre la pédagogie du dressage et la pédagogie du jeu. Reportons-nous à Emmanuel Kant dans ses Réflexions sur l’éducation2 qui écarte aisément ces deux approches et, se référant à Jean-Jacques Rousseau, trace une troisième voie que l’on peut qualifier de pédagogie du travail. La joie d’apprendre qui est la clé de toute pédagogie passe par la résolution de problèmes, par la confrontation avec le réel que l’enfant arrive à traiter lui-même, par les sentiers que l’adulte lui indique. L’enfant, même très petit, aime le mot « travail » et ce que cela recouvre. Il l’aime par volonté d’imitation du monde adulte mais aussi parce que, à l’âge de la maternelle, il ne le voit pas en tant qu’opposition mais plutôt en tant qu’accomplissement de ce qu’il entend par « jeu ». Le philosophe Alain se situe dans cette filiation lorsqu’il écrit dans ses Propos sur l’éducation : « Je ne promettrai donc pas le plaisir, mais je donnerai comme fin la difficulté vaincue3. »
Dépasser le clivage inutile entre le dressage et le jeu est donc une première nécessité pour aborder sainement et utilement l’école maternelle. Cette réflexion passe plutôt par une définition précise de l’école que nous voulons, mais doit aussi s’appuyer sur les savoirs – de plus en plus exacts – sur l’enfant et ses potentialités dès le plus jeune âge. En effet, les sciences cognitives montrent dès à présent – et montreront encore mieux à l’avenir – comment le jeune enfant raisonne, ce qu’il peut faire, et ce qu’il peut apprendre. Par exemple, les compétences mathématiques de l’enfant sont extrêmement précoces et, dès les premiers mois de la vie, il est capable de distinguer des nombres et de faire des opérations élémentaires. Stanislas Dehaene, professeur au Collège de France, estime ainsi que l’on « peut légitimement parler d’un “sens des probabilités” chez l’enfant de quelques mois4 ».
La connaissance des mécanismes du cerveau nous permet d’être plus pertinents pour saisir le potentiel intellectuel considérable de l’enfant. Elle nous est utile dans le domaine affectif et dans celui de la relation aux autres. Des travaux de plus en plus nombreux indiquent en effet que l’empathie est une qualité humaine qui se déploie si elle est stimulée. Le souci d’autrui est associé à l’activation de mécanismes du plaisir dans le cerveau5. Un chercheur comme Jean Decety insiste sur le fait que l’on peut ainsi favoriser l’interaction chez l’enfant, non pas en luttant contre un naturel égoïste mais en s’appuyant sur une capacité à porter attention à l’autre qui fait partie des compétences que l’espèce humaine a développées au cours de son évolution. Cela converge avec ce que propose Edgar Morin qui estime qu’il faut « enseigner la compréhension ».
C’est une vision nouvelle de l’homme qui s’impose ainsi progressivement et qui a un impact sur l’éducation. Elle nous éloigne de la naïveté comme du cynisme. On ne dira plus : « L’homme naît bon, c’est la société qui le corrompt », on dira encore moins : « L’homme naît ignorant et égoïste, c’est l’éducation qui l’améliorera », mais plutôt : « L’enfant naît riche d’immenses possibilités intellectuelles, affectives et sociales. C’est par l’éducation qu’il les déploiera. »
Nos approches anthropologiques, philosophiques et politiques ne peuvent rester immuables face à ce que nous apprenons tous les jours grâce aux différentes disciplines scientifiques. Et, bien entendu, notre vision de l’école est la première concernée.
Trois principes pour la maternelle
Ces compétences précoces, que chacun peut d’ailleurs constater avec des enfants de moins de trois ans, doivent donc être perçues comme un trésor que la maternelle doit faire fructifier. À l’inverse, les premières difficultés de l’enfant peuvent être comprises comme un obstacle que cette école doit permettre de dépasser avec des méthodes appropriées. Aussi, il me semble que l’on peut se référer utilement à trois principes fondamentaux pour que la maternelle aide chaque enfant à exprimer et à développer son potentiel.
Le premier principe, c’est l’existence d’un projet éducatif spécifique pour la maternelle, pour la France en général et pour chaque école en particulier, ce qui renvoie immédiatement au sujet de la relation avec les parents. La notion de coéducation, qui signifie le partage de la responsabilité et la coopération entre la famille et l’école pour l’éducation de l’enfant est ici de première importance. En effet, la transition très particulière que suppose l’entrée à l’école dès trois ans (voire deux ans) nécessiterait que l’on insiste bien davantage sur la place des parents et surtout sur le dialogue entre l’école et les parents. Celui-ci se réalise de manière beaucoup trop empirique et hétérogène aujourd’hui. Or cette relation doit être d’autant plus forte à la maternelle que l’enfant ressent très vivement, dès son entrée à l’école, si sa famille est en osmose avec les enjeux de celle-ci ou au contraire en contradiction. Et il va de soi que l’attitude des parents face à l’école détermine beaucoup de choses pour l’avenir scolaire de l’enfant. Or les objectifs éducatifs de l’école maternelle doivent être poursuivis de manière coordonnée entre l’enfant et la famille. Ce que les programmes appellent « devenir élève » est essentiel pour donner à l’enfant les bases de tout son développement futur : respecter les autres et les règles de la vie commune ; écouter, aider, coopérer ; éprouver de la confiance en soi, contrôler ses émotions ; identifier les adultes et leur rôle ; savoir dire ce que l’on apprend. Tout cela suppose une vision partagée entre les parents et le maître pour que l’enfant ne perçoive aucune contradiction entre ce qu’il vit à la maison et ce qu’il vit à l’école (cf. infra « La mallette des parents »). Nous pouvons, dès l’école maternelle, créer le cercle vertueux d’une société plus harmonieuse en valorisant l’interaction entre adultes, entre adultes et enfants, et entre enfants. L’empathie, le souci de l’autre, l’écoute, la capacité à s’exprimer, autant de choses qui nous semblent trop souvent absentes de notre vie sociale peuvent trouver racine dans les pratiques de l’école maternelle.
Le deuxième principe, c’est la mise en œuvre d’un projet pédagogique propre à l’école maternelle. L’école maternelle française a une histoire très riche qui a longtemps fait sa particularité et qui nécessitait une revitalisation. Celle-ci a commencé à se réaliser de différentes manières. En particulier, les programmes définis en 2008 ont énoncé très clairement un véritable programme de l’école maternelle, suffisamment précis pour donner une ligne de progressivité et suffisamment général pour laisser aux enseignants une vaste liberté pédagogique. On fait trop peu référence à ce texte dans le débat public. Il devrait être connu de tous car il correspond à une approche souvent réclamée et qui, de fait, a été consacrée : concentration sur les fondamentaux, avec des progressions logiques, attention centrale portée au langage. Dans l’académie de Créteil, pour mettre en œuvre concrètement ces programmes, nous avions mis sur pied un plan de lutte contre l’illettrisme qui s’appuyait sur un éventail de pratiques pédagogiques visant toutes à familiariser l’enfant avec le livre. Celle à laquelle j’attachais le plus d’importance était la lecture quotidienne à voix haute d’un texte par le maître. Rassembler les enfants autour d’un conte est aujourd’hui une habitude régulière dans de nombreuses classes mais cela devrait avoir dans le futur un caractère systématique et rituel lui donnant toute sa force.
Le troisième principe, c’est celui de la spécificité : les professeurs de maternelle doivent déployer des méthodes et des savoir-faire particuliers, grâce à une fo...