Qui sont les acteurs ?
Ce sont souvent des gens timides, solitaires, parfois bègues ; dans l’enfance, ils étaient sur la touche, pas pareils, pas beaux ou trop beaux. Des citernes d’émotions, souvent empêtrés dans une trop grande authenticité. Aucune fierté à ça, c’est plutôt une infirmité : au début, tout le monde a envie d’être comme les autres. Avoir trop d’antennes peut rendre un peu débile en société. À l’école, ils étaient rarement les premiers, comprenaient mal les règles, les ordres. Ne pas faire comme les autres ne les mettait au-dessus de personne, au contraire ; avant d’être dans la lumière, ils étaient souvent le dessous du panier. Depuis l’enfance, le mimétisme social agit comme une promesse d’avoir une place dans la grande maison-monde, être un parmi les autres. C’est une sécurité pour beaucoup, qui donne le cafard à d’autres.
Est-ce parce qu’ils se sentent étrangers parmi leurs semblables qu’ils iront plus tard nicher dans leurs esprits, leurs corps, et endosseront leurs secrets ? Ce qui est sûr, c’est qu’ils sont dans les fictions comme des poissons dans l’eau, parce que la vie touche trop et pas assez ; la vie ne suffit pas. Ils ont préféré vivre d’autres vies que la leur. Beaucoup y voient une fuite : « Comment peux-tu être toi à force de jouer tous ces personnages ! ? » Moi je crois que c’est l’inverse : ce sont des gens qui se jettent dans la vie et qui répondent présents. Oui, c’est ça, jouer : être ceux à qui les choses arrivent, se laisser toucher, comme à la bataille navale. Et même si c’est pour de faux, c’est quand même pour de vrai.
ANOUK. – D’où ça t’est venu, l’envie de jouer la comédie ?
DOMINIQUE VALADIÉ, comédienne. – J’avais beaucoup de mal avec les gens. Je n’accrochais pas… Il y avait une fascination à les regarder faire. J’avais l’impression que je n’arriverais jamais à être pareil, comme s’ils étaient dans la vie, et que moi je les regarderais toujours. Quand je me promenais toute seule, je me chantais la chanson « Tous les garçons et les filles de mon âge se promènent dans la rue deux par deux, alors moi… ». Jouer, c’est devenu une béquille ; en allant sur scène, j’avais l’impression que je faisais partie du monde.
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ANNE KESSLER, comédienne. – Je m’ennuyais avec les gens qui avaient trop de codes. Je ne comprenais pas que les apparences décident à ce point-là de tout. C’est très fatigant, les gens sans profondeur. Au-delà de l’ennui, ils te donnent l’impression que tu n’appartiens pas au monde. Ça rappelle ces souvenirs d’enfance où tu n’avais pas la gomme rose, tu avais la gomme bleue, et soudain, tu sortais du genre humain.
ANOUK. – Mais dans le jeu, on nage aussi dans les apparences ?
ANNE KESSLER. – Oui, mais on les bouscule, on les traverse. Souvent, les auteurs parlent de ça, de ne pas se fier à l’apparence, aller au-delà des apparences.
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ANOUK. – Tu crois que le goût de jouer vient d’une envie de vivre qui n’est pas rassasiée dans la vraie vie ?
PATRICK CATALIFO, comédien. – Non. On peut très bien ne pas avoir envie de vivre, mais avoir beaucoup envie de jouer. L’envie de jouer, ça a à voir avec l’enfance, n’avoir pas envie de rentrer dans le moule, pas envie d’être dans la vie telle qu’on nous en parle. On ne veut pas faire partie de ces scènes, on ne veut pas jouer comme tout le monde, on n’y croit pas dans ces règles-là, on dirait que ce n’est pas vrai. Des fois, je me dis qu’on joue pour avoir le droit d’être soi-même. C’est la beauté d’être autant soi-même.
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GRÉGORY GADEBOIS, comédien. – Je passais des heures à regarder les gens, comment ils se parlaient. Je ne comprenais pas comment ils faisaient tout ça si naturellement. Pourquoi eux et pas moi ? J’étais hanté par le fait de ne pas être normal.
ANOUK. – Tu crois qu’on est des Dumbo ?
GRÉGORY GADEBOIS. – Je ne me souviens plus bien de l’histoire de Dumbo…
ANOUK. – C’est un petit gars qui est né avec des trop grandes oreilles, il se prend les pieds dedans, il marche sur lui-même, il est ridicule pour tout le monde, les gens rient de lui, mais un jour, il y a quelque chose de magique qui se passe : avec ses grandes oreilles, il se met à voler et soudain, il fait rêver les gens. Ce qui était son malheur devient un moteur à propulsion.
GRÉGORY GADEBOIS. – Oui, c’est ça, c’est exactement Dumbo ! « À cause de… » devient « grâce à… ». C’est peut-être ça : gagner sa vie. Mais c’est une expression terrible…
ANOUK. – Non, ce n’est pas terrible. Dumbo, il a gagné sur sa vie, sur sa vie d’éléphant qui se prenait les pattes dans ses grandes oreilles. Dumbo, ce qui le sauve, c’est qu’à un moment, il rencontre un petit être qui s’installe sur sa tête, et qui lui dit « vas-y ! ». Il écoute cette voix qui le porte, et comme par magie, il décolle. C’est un peu ça les metteurs en scène quand ils nous disent « c’est toi qu’il me faut pour raconter cette histoire ».
GRÉGORY GADEBOIS. – Oui. Moi, c’est les mots que j’adore. C’est le chemin qu’ils prennent pour nous éveiller.
ANOUK. – Comment ça se fait qu’en ne te croyant pas normal, tu aies voulu te montrer devant des gens, être filmé ?
GRÉGORY GADEBOIS. – Mais ce n’est pas moi ! Il y a l’alibi du personnage. Il y a les textes. Un acteur sans texte, ce n’est plus rien. Il n’y a pas de pensée, il n’y a pas la liberté. Je peux dire « je t’aime » sincèrement parce que quelqu’un veut que je le dise. Je joue, alors j’ai le droit.
ANOUK. – Est-ce que tu sais toujours qui tu es à force de te prendre pour d’autres ?
GRÉGORY GADEBOIS. – Je n’ai jamais bien su ce que ça voulait dire, être soi. Les gens dans la vie, ils ont seulement le droit d’être eux, et encore, pas tellement. Ils sont tous dans une bulle, et ils regardent la vie à travers leur bulle. Les acteurs aussi, ils sont dans une bulle, mais c’est une bulle qui englobe toutes les bulles. Notre boulot, c’est d’entrer dans les bulles et regarder les bulles entre elles. Ce qui est intéressant, c’est comprendre pourquoi les gens disent ce qu’ils disent, pourquoi ils sont comme ils sont les uns avec les autres.
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JACQUES WEBER, comédien. – Quand je joue, je me dis : je ne suis jamais plus moi-même que derrière ce machin ! Mais ce n’est pas un personnage pour moi, c’est une espèce de rideau transparent que je mets devant moi, comme un lépreux. Les lépreux, ils se mettent des trucs sur le visage, et avec ça, ils arrivent à avancer, ils peuvent aller voir les autres.
ANOUK. – Mais Jacques, comment tu comprends que les acteurs ne se trouvent pas si beaux, pas si intelligents, pas si bien, et qu’ils aillent quand même devant les gens, qu’ils leur jouent des airs, en se prenant carrément pour des violons puisqu’ils jouent sur leurs propres cordes ?
(Jacques reste silencieux.)
ANOUK. – Tu es lépreux, mais ton violon n’est pas lépreux ?
JACQUES WEBER. – Oui. C’est bizarre. Pourquoi il y a plein de gens qui veulent faire ce métier ? On a besoin de lieux où le jeu est sain, assumé : « Mesdames, messieurs, ici, le mensonge est authentifié, identifié », et là-dedans, on a toute la permission du monde d’être mystérieusement, sauvagement, miraculeusement vrai, de saisir des moments de vérité. Au-delà de ça, le jeu, ça n’a pas d’intérêt, c’est une singerie.
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Quentin avait 9 ans quand on a fait cet entretien. C’était un enfant particulièrement sensible aux histoires des autres. Il aimait surtout jouer des drames, et il s’y balançait comme si c’était sa vie. S’il jouait un petit faon perdu dans la forêt, il ne voyait plus qu’on était dans un salon, il était dans la forêt. Le chasseur qui lui tirait dessus lui faisait mal. Je lui mettais de la confiture de framboise là où la balle l’avait touché, et il croyait tellement à sa blessure que je voyais le sang couler. D’instinct, il savait tout du jeu. Il oubliait la caméra ; la seule chose qui l’occupait, c’était la vie.
ANOUK. – Tu penses à un personnage comme à un personnage, ou comme à une personne ?
QUENTIN. – Comme à une personne. Quand je joue, je pense « c’est moi ». Si tu joues ma mère, je pense « tu es ma mère ». Si quelqu’un joue mon frère, je pense « c’est mon frère ».
ANOUK. – D’où te viennent toutes ces larmes quand tu joues ?
QUENTIN. – De ma pensée des autres. De mon cœur. Je sais ce que pensent les gens au moment où ils sont. Quand je vois quelqu’un, je vois s’il est malheureux, je vois s’il est joyeux.
ANOUK. – Ça te fait pareil dans la vie ?
QUENTIN. – Oui, mais je dois le cacher, alors que quand on joue, on peut lâcher son cœur. Je voudrais que la vie dans les jeux soit la vie que je rêve.
ANOUK. – Je ne comprends pas.
QUENTIN. – Quand tu joues un personnage qui a une grande tristesse, tu peux la ressentir, alors que dans la vie, tu dois mentir tout le temps. Par exemple dans la vie, quand tu es triste à cause de quelque chose que tu n’arrives pas à oublier, tu montres de la joie pour oublier tes malheurs, tu caches tes émotions pour faire plaisir à tes parents.
ANOUK. – Alors jouer, c’est arrêter de tricher ?
QUENTIN. – Tu triches quand même puisque tu joues, mais tu triches moins que dans la vie.
ANOUK. – Quand tu joues, ça t’arrive de croire que c’est vrai ?
QUENTIN. – Bah… si tu ne crois pas, tu n’arrives pas.
ANOUK. – Tu crois que tout le monde a ce don ?
QUENTIN. – Il faut être empathique pour faire ça.
ANOUK. – C’est quoi l’empathie ?
QUENTIN. – L’empathie, c’est se mettre à la place des autres. Si tout le monde était empathique, tout le monde pourrait le faire. Il faut s’abandonner.
ANOUK. – Mais il y a des gens très sensibles qui ne peuvent pas s’abandonner.
QUENTIN. – Par exemple, quelqu’un qui aime sa personne, qui est sûr de lui, qui ne voudrait rien changer, il ne peut pas changer de peau parce qu’il veut être lui, donc il est lui. Alors que quelqu’un qui voudrait être plus heureux, c’est plus facile.
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Je mentais tout le temps, je ne pouvais pas faire autrement, sinon je ne respirais pas. Je mentais tellement que j’étais obligée de tenir des cahiers pour ne pas me tromper de version selon qui je voyais : une fois...