Célibataire désormais, j’ai déménagé avant l’été. Quand je rentre fin août, je ne ressens pas encore mon appartement comme un vrai « chez-moi », je ne rentre pas à mon cabinet comme dans mes précédents lieux de vie et de travail.
C’est au fond assez stimulant : je vois désormais les choses de la vie différemment, presque avec des yeux d’étudiante. Je m’approprie mon nouvel espace au travers de « doudous » variés, des livres surtout, quelques meubles et tableaux. On n’a pas, en français, de mot pour home, terme pourtant fondamental. Mes patients donnent fort heureusement une âme à mon cabinet : mon fauteuil d’analyste et mon divan assurent la continuité de mon moi. J’appréhendais leur réaction après la longue pause de l’été. Comme lors de mon déménagement, ils réagissent mieux que moi, du moment que je suis là pour eux, sans téléphone, dans le silence, avec les objets et meubles familiers de mon ancien cabinet.
La première patiente après l’été est véritablement seule au monde. Elle a été adoptée à la naissance par de bons parents, malheureusement morts quand elle était enfant. Ils n’ont pas eu le temps de lui dire qui étaient ses parents de naissance, au moins qui était la mère qui a accouché d’elle car sa mère adoptive était présente à son chevet ! On lui a seulement expliqué qu’elle était adoptée et qu’on lui dirait plus tard qui étaient ses parents (des « gens très bien »). Depuis, personne ne lui a jamais rien dit ! Histoire folle, mais vraie. Cette patiente a essayé de ne pas le devenir elle-même et y a pas mal réussi. J’en parle ici en raison de la question des origines inconnues qui est présente dans ce livre sous d’autres formes (dans des dons anonymes de gamètes ou d’embryons par exemple). Depuis cinquante ans et la mort de ses parents adoptifs, cette patiente est un électron libre, sans racines, sans repères. Elle a passé un été dur, la solitude est pire en été. Cette séance de reprise est vitale. Je n’ose imaginer comment ça se serait déroulé si je n’avais pas été là le jour prévu. Elle s’allonge sur le divan et sa vie psychique reprend aussitôt le dessus. Telle Pénélope, elle tisse et retisse dans le transfert l’écheveau de sa naissance, puis des traumatismes successifs qu’elle a vécus. Travail de longue haleine, au long cours – j’ai l’impression de faire une course de fond avec elle, une sorte de marathon interminable.
Arrive la mère d’une petite fille de 2 ans adoptée récemment. Il se trouve que sa sœur a en même temps accouché : il lui semble que toute la famille – dont sa mère, la grand-mère – ne s’intéresse qu’au bébé de sa sœur. C’est une grande souffrance. Comme si, dit-elle, l’adoption était pour sa famille une « sous-filiation ».
Puis séance avec une patiente dont le bébé a été conçu après un don d’ovocyte anonyme (c’est la règle dans plusieurs pays, dont la France). Tout va bien, sauf que, lorsque son fils dort, cette maman dit ne plus le reconnaître : elle croit voir les traits de la donneuse… Elle associe, un peu désabusée, sur le fait que la grossesse ne lui aurait pas servi à grand-chose pour arriver à « adopter » ce bébé in utero, question que nous avions pourtant longuement travaillée avant sa décision de recourir au don.
Il y a là un enseignement à tirer pour tous ceux, spécialistes compris, qui définissent la maternité par le vécu de la grossesse et de l’accouchement en ignorant – ou en voulant ignorer – la composante génétique, littéralement impensée. Ni la loi ni l’opinion publique n’ont encore envisagé le cas d’une mère qui serait seulement génétique. Et pourtant, en matière de paternité, on ne sait que trop que la preuve génétique est reine (« père génétique » est, on le sait, une expression couramment employée). Reconnaissons que la société n’a pas encore pris la mesure de la division possible de la maternité en trois composantes depuis la FIV et le don d’ovocytes : il peut exister désormais une maternité utérine, une maternité génétique et une maternité d’intention (en dehors de la maternité adoptive qui a été, elle, très étudiée). La maternité peut désormais être « portée » par plusieurs femmes différentes ; c’est le cas des mères porteuses, par exemple. Il existe aussi des mères qui sont seulement génétiques : j’évoque plus loin l’histoire d’un couple de femmes qui ont eu un bébé par FIV dans laquelle l’une est la mère génétique, l’autre la mère de grossesse et d’accouchement.
Une très ancienne patiente (quinze ans de thérapie en face-à-face) a quand même mal supporté mon déménagement : elle est en retard aujourd’hui, elle s’est trompée de ligne de bus et a loupé le bon jour de la séance. Je la reçois malgré tout parce que je suis disponible quand elle finit par arriver. Elle a eu quatre enfants, trois garçons sont morts. En outre, pendant sa dernière grossesse, elle a pris du Distilbène, c’était, hélas, l’époque ! Cette jeune femme a eu de graves difficultés pour arriver à avoir un enfant. Mme V. est cependant gaie, pleine d’humour, toujours aussi passionnante, tant dans le récit de sa cure thermale l’été d’avant que des disputes avec son mari en voiture. Ou en me racontant la lecture d’un texte d’Aragon à l’enterrement d’un de ses vieux amis (elle me l’envoie par e-mail, magnifique). Parler de résilience est presque déplacé dans son cas, c’est tellement plus ! Elle possède des ressources étonnantes, et les séances de thérapie, même espacées (mes vacances, les siennes, ses voyages), lui permettent en quelque sorte de recharger ses « batteries de résilience ». Elle profère aujourd’hui une phrase jamais prononcée en dix ans : « C’est grâce à vous que j’ai fait le deuil de mes fils. » Et elle passe à la météo comme si de rien n’était… J’en suis bouleversée mais fais moi aussi comme si de rien n’était… Elle me considère en tout cas comme inaltérable, comme si je ne vieillissais pas en même temps qu’elle.
Puis c’est la séance d’un patient ingénieur, en pleine forme après les vacances. Il m’inspecte en douce pour voir si je suis bronzée ou pas. Cet homme – qui a un peu d’embonpoint – porte en lui, physiquement et psychiquement, nombre de deuils : un frère, un père et deux oncles, tous morts de façon violente (guerre, suicide, accident de voiture). Il n’a pas d’enfant et il s’est installé dans une vie assez douce grâce à son métier, à sa femme… et à l’analyse, même de façon discontinue car il voyage d’un bout à l’autre du monde. Il semble en tout cas avoir fait son deuil d’enfant. Les dates d’anniversaires (des morts, les deux dernières guerres) le fragilisent cependant.
Pour moi aussi, cette année 2014 va être chargée d’affects pénibles : deux oncles disparus pendant la Grande Guerre, mon père dans les camps jusqu’à mes 5 ans, pendant la Seconde. Je l’ai raconté dans Roman familial. J’ai été élevée avec la photo du héros (un oncle) au-dessus de mon lit. Ce patient a lu mon livre, c’est la raison pour laquelle il a repris une « tranche » avec moi. Il me l’a confié sans être tout à fait sûr de l’identité de la protagoniste de mon « roman », mais il a des doutes… Peu lui importe d’ailleurs, puisque c’est moi qui l’ai écrit.
Je fais une cure de cinéma en salle après deux mois d’abstinence : Grand Central, découverte de ce monde inconnu des « sous-mains » du nucléaire. Instructif. Léa Seydoux joue (mal). C’est le début de sa notoriété, son nom fascine probablement plus que son physique ou que son jeu. Puis Nicole Garcia dans Gare du Nord. Elle joue bien et a un joli manteau vert, mais c’est de la fausse ethnographie. Et deux heures, pitié !
J’ai ensuite une séance à fréquence irrégulière avec un patient que je sens incapable d’un suivi au long cours, un homme intelligent et touchant, mais instable sentimentalement (il passe de femme en femme) et sans vraie demande de compréhension. Cette fois, il vient me dire qu’il a vécu un amour fou avec une femme de son âge (la quarantaine). Ils ont décidé d’avoir un enfant. Elle en a déjà deux d’un précédent mariage, lui aucun (il est divorcé). Le diagnostic médical a indiqué une insuffisance ovarienne liée à l’âge de la mère. Peu leur importait, ils se sont rendus en Espagne et ont entrepris rapidement un don d’ovocytes. Le résultat a été immédiat : ça a marché au premier cycle !
Néanmoins, pendant la grossesse, le couple a commencé à se désunir, au point que deux mois avant l’accouchement, ils étaient déjà séparés. Le père a fait une reconnaissance prénatale et entendait bien exercer ses droits de garde dès la naissance du bébé. Conflit sur conflit, chacun a pris un avocat. Mon patient (juriste lui-même) est outré par le rejet de la mère : on lui a accordé le droit de voir son bébé deux heures par quinzaine – c’est le jugement provisoire – en présence de la mère qui allaite (ça, ce n’était pas dans le jugement !). Par mesure de rétorsion, il a une idée assez diabolique : il veut arguer du fait qu’il est le père biologique et social, tandis que sa compagne est mère seulement sociale puisqu’il y a eu don d’ovocyte. Autrement dit, il est prêt à porter sa demande très loin pour tenter de casser la présomption de maternité de la mère gestatrice, preuves par ADN à l’appui (il est peu probable que le juge le suive dans cet argumentaire). Tout cela pour aboutir à une garde partagée, ce que la mère essaie de récuser par tous les moyens possibles.
Ce bébé part bien mal dans la vie ! Devrait-on faire passer un « examen de parentalité » avant les AMP avec dons ? Ce n’est guère le problème des cliniques espagnoles, submergées par les demandes des couples français, à l’instar des hôpitaux belges qui sont envahis, eux, par les demandes d’insémination de couples lesbiens. Il serait temps que la France règle elle-même ce type de problèmes, ce qu’elle ne semble cependant pas près de faire !
Chemin faisant, au fil des années, je continue à me demander ce qui définit une mère. Dans mon propre travail analytique, j’ai réalisé que je n’avais pas connu ma mère de l’avant-guerre. Mon frère a connu une jolie femme nantie d’un mari et moi une « mère de la guerre », tendue, triste, sévère, seule, mon père étant resté prisonnier pendant cinq ans. C’était bien la même mère, pourtant.
J’ai également travaillé la question de savoir ce qu’est une mère lors de mon expérience à l’hôpital, dans des maternités dites ordinaires. J’en ai rendu compte dans La Part de la mère. C’était tout sauf ordinaire ! Le sous-titre de ce livre était : Le quotidien est exotique. L’inverse est également vrai. C’est aussi une raison pour laquelle je me suis passionnée pour Jean Seberg, pour sa relation avec son fils Diego et sa nourrice Eugénia.
Il n’est que trop évident qu’il y a beaucoup à comprendre dans les déclinaisons maternelles liées à l’AMP, maternités qui ne sont plus arrimées au seul pôle de la grossesse et de l’accouchement : par exemple, les maternités avec des dons de gamètes ou d’embryons, les maternités par gestation pour autrui ou les maternités transsexuelles. Ces histoires dont je raconte certaines éclairent d’un coup de projecteur le continent noir de la maternité qu’on estimait depuis la nuit des temps dépendre du seul fait de porter un enfant et d’en accoucher. Avec Jacques Derrida, on peut défendre l’idée selon laquelle « moins que jamais aujourd’hui on peut être sûr que la mère est celle qu’on croit voir accoucher2 ». Il employait la très juste expression de « suppléments de mère », concept qui peut s’appliquer à la maternité pour autrui – l’une des possibles indications de la FIV de l’avenir –, mais aussi à tant d’autres mères, dont les mères adoptives, qui prennent le relais de la mère génitrice.
Sur la chaîne Planète passe ce soir-là un documentaire qui évoque le 11 Septembre. En 2001, nous étions scotchés devant la télévision Ph. et moi, comme le monde entier. Ensuite, nous sommes allés au restaurant, c’était l’effervescence, tout le monde se parlait comme en Mai 68. Revoir les Twin Towers flamber me rend mélancolique et me rappelle l’incendie récent de ma maison de Bretagne qui s’est effondrée comme un château de cartes, le toit en torche, les murs s’écroulant comme dans un film. Restait le billard, tout seul dans les décombres… il était dans le garage et n’a pas brûlé. Image de cinéma ! Objet mythique présent dans tant de films.
Après les descriptions orales et les photos des voisins, j’ai regardé le site des journaux locaux. On m’avait dit que les photographes étaient arrivés en même temps que les pompiers, avertis peut-être par eux. C’était vrai : les clichés étaient spectaculaires. Outre ma maison avec ses « trésors », dont mes Bécassine reliées, j’ai perdu le chalet où j’avais l’habitude d’écrire, mon « gueuloir ».
J’en connais un bout maintenant sur la psychanalyse du feu. J’ai aussi réfléchi sur les cendres : l’expression « réduit en cendres » (ma maison et, un an avant, mon mari, suivant sa volonté cette fois) me rappelle mon enfance catho où le « jour des cendres » (le lendemain du Mardi gras) le prêtre nous faisait une onction de cendres sur le front en disant en latin : « N’oublie pas que tu es poussière et que tu retourneras en poussière. » Évidemment, je trouvais ça hautement ridicule à l’époque. Moins maintenant. Mais je me sens plus à même d’aider certains patients dont la vie a été réduite en cendres.