Commençons par les projets de centralisation, dont on peut prévoir le destin grâce à deux critères.
Critère no 1 : la diversité du réel
Le premier critère m’a été révélé par la comparaison entre deux projets très proches : deux créations de centres de services partagés (« CSP ») spécialisés dans la gestion de paie, l’un dans une entreprise du secteur de l’armement, l’autre chez un équipementier télécoms. Malgré de fortes similitudes, les deux CSP ont connu des destins contrastés.
Les deux centres avaient non seulement en commun un métier, mais aussi l’organisation. Tous deux étaient en effet composés d’un front-office et d’un back-office. Le front office était un plateau téléphonique, qui employait des profils généralistes pour répondre aux questions très diverses des salariés. Ces questions pouvaient porter sur le décompte des jours de congés, le montant des indemnisations en cas d’arrêt maladie, le calcul des primes, l’actualisation des coordonnées personnelles, etc. Le back-office rassemblait des profils plus spécialisés, qui géraient la fabrication des fiches de paie. On y trouvait des opérateurs de saisie, des spécialistes de la rémunération variable, des individus chargés de surveiller l’évolution des règles, des individus chargés du paramétrage des logiciels, et d’autres encore…
Chez l’équipementier télécoms, le fonctionnement du CSP apportait satisfaction à ses membres comme à ses clients :
« Comme on a concentré les compétences à un endroit donné, quand on est absent, qu’on soit en congé ou en arrêt maladie, il y a toujours un back-up. Quand je reviens de congé, je ne me demande pas ce qui s’est passé, je ne me dis pas que je vais retrouver une pile de dossiers en retard sur mon bureau. En un sens, on est plus libres. Et puis c’est plus facile de s’entraider, c’est plus facile d’apprendre. » (Gestionnaire de paie, front-office, équipementier télécoms.)
Dans l’entreprise du secteur de l’armement, c’était le désastre. Les élus du personnel ont alerté la direction à plusieurs reprises : des individus souffraient, les arrêts maladie se multipliaient, les accidents de production aussi. Sur le front-office, on entendait :
« Ça m’arrive souvent de ne pas savoir répondre, c’est très difficile à vivre, j’ai l’impression d’être nul, et le fait que mes voisins n’en sachent pas plus que moi, ça ne me console pas. C’est d’autant plus difficile à vivre que, d’une façon ou d’une autre, on parle toujours d’argent. Même les congés c’est de l’argent. Et les gens, quand il s’agit d’argent, ils sont très vite pas contents. Ils ne tolèrent pas qu’on ne sache pas répondre. Ils ont tout de suite l’impression qu’on gère leur paie n’importe comment. » (Gestionnaire de paie, front-office, secteur de l’armement.)
Un propos qui trouvait écho du côté du back-office :
« En fait, c’est assez compliqué de comprendre comment est faite la fiche de paie. Il y a une grande diversité de cas. Quand on suspecte une anomalie, ou quand un salarié pose une question à laquelle on ne sait pas répondre, il faut faire un chemin : c’est quoi le statut de cette personne ? c’est quoi les règles applicables ? Je peux toujours y arriver si j’ai les moyens de me concentrer, mais je suis souvent interrompu. C’est encore pire pour mes collègues qui répondent au téléphone. » (Gestionnaire de paie, back-office, secteur de l’armement)
Officiellement, au sein de cette entreprise du secteur de l’armement, l’organisation en CSP n’était pas remise en cause. Officieusement, elle l’était. En effet les établissements clients du CSP avaient reconstitué un embryon de gestion de paie en local, composé de quelques individus en provenance du service comptabilité et de la fonction ressources humaines. De facto, ils avaient redécentralisé une partie des tâches, notamment celles d’information et de conseil aux salariés. Le changement s’était fait surtravail : on était allé dans un sens, et on commençait le chemin en sens inverse.
Vous imaginez bien que je me suis interrogé sur les écarts entre les deux cas. Le responsable du centre de services partagés qui n’apportait pas satisfaction m’a livré une première explication :
« Dans mon équipe il y en a un certain nombre qui n’arrivent pas à s’adapter. Par exemple, on a changé de logiciel de gestion il y a un an. Pour partie, ils ne s’y sont toujours pas faits. Ce ne sont pas forcément des profils très évolutifs, vous voyez… » (Responsable CSP, secteur de l’armement.)
L’explication donnée par ce responsable est celle qui domine dans beaucoup d’entreprises : les choses ne se déroulent pas comme prévu parce que les individus sont défaillants. Le réflexe du diagnostic d’insuffisance aboutit ici à une hypothèse proche de celle que faisait implicitement le directeur de l’usine sidérurgique : les membres du CSP dans l’armement seraient de moindre qualité que ceux du CSP chez l’opérateur télécoms. L’un des deux employeurs aurait multiplié les accidents de recrutement, l’autre non. Dans le ...