L’Apparition et la Révélation
C’est dans la grotte de Hirâ’, non loin de La Mecque où il se rend régulièrement pour se recueillir et méditer, que le prophète Muhammad reçoit la parole de Dieu. C’était en l’an 610. Le contexte historique de la Révélation et la vie du Prophète sont décrits par la Tradition dans la Sîra*, la vie du Prophète racontée par ses compagnons7. Elle a été transmise d’abord oralement d’une génération à l’autre, puis par écrit un siècle si ce n’est deux après sa mort, par différents chroniqueurs, qui ont proposé différentes variantes de certains événements, y compris le moment fondateur de la Révélation.
Le Prophète est visité par l’ange Gabriel. Il reçoit la parole de Dieu. Muhammad est-il dans son sommeil ou à l’état de veille ? Reçoit-il directement la parole de Dieu ? ou la reçoit-il par l’intermédiaire de Gabriel ? Et, dans ce cas, comment l’ange s’est-il manifesté : de manière visible ou seulement par sa voix ? Ces questions ne sont pas tranchées.
Le chroniqueur Ibn Ishaq (VIIIe siècle) rapporte les circonstances de la Révélation :
Gabriel est venu à moi pendant que je dormais. Il tenait une pièce de brocart contenant un écrit et me dit :
– Lis
Je dis :
– Je ne sais lire. Je n’ai jamais lu et ne sais le faire. Je n’écris ni ne lis.
Il me serra très fort, au point que je crus la mort venue, puis il me lâcha et me dit :
– Lis.
Je dis :
– Quoi lire ? Je ne vois rien à lire et ne lis ni n’écris.
Je ne parlais ainsi que pour éviter qu’il ne m’inflige une deuxième fois ce qu’il venait de m’infliger. Alors il dit :
– Lis, au nom de ton Seigneur qui a créé l’homme d’un caillot. Lis ; Ton Seigneur est le Très-Généreux, qui, avec le calame, a enseigné à l’homme ce qu’il ne savait pas. [Sourate « Al Alaq »/« L’accrochement » (96), versets 1-5.]
Je lus après lui et il finit par me quitter8.
Le Prophète se réveille en sursaut. Il voit une seconde fois l’ange, « sous la forme d’un homme dont les pieds barraient l’horizon », qui lui dit : « Ô Muhammad, tu es le Messager de Dieu et je suis Gabriel. »
Muhammad reste immobile, pendant longtemps. Puis, l’ange le quitte et il redescend vers les siens. La Sîra rapporte que le Prophète est assailli par le doute quand il reçoit l’ordre de proclamer, craignant d’être devenu l’un de ces devins ou d’être possédé par un djinn9. Il aura besoin du soutien de Khadija, son épouse. Le doute revient lorsque l’inspiration est interrompue un moment. Puis la Révélation reprend.
L’historien tunisien Hichem Djaïet nous interpelle sur cet épisode de la Caverne de Hira’ dans son ouvrage La Vie de Muhammad. Révélation et prophétie10. Il ose récuser l’épisode de la Caverne où le Prophète a eu la vision de l’ange Gabriel. Il appuie son hypothèse sur le fait que l’épisode n’est pas mentionné dans le Coran alors que « le moment de la rencontre initiale, celui de l’Apparition et de la Révélation, est rapporté de manière claire et circonstanciée dans les sourates “An-Najm” [“L’étoile”] et “At-Takwir” [“Le reploiement”]11 ». La sourate « An-Najm » décrit le moment de l’Apparition, « Ceci n’est que Révélation à lui révélée » ; « dont l’instruisit un être fort, très fort » ; « et pénétrant. Il planait » ; « à l’horizon suprême » (versets 4-7). Les chroniques telles que celle d’Ibn Ishaq rapportée plus haut relatent cet événement comme deux séquences successives, la première, celle de l’instruction-apprentissage, la deuxième, celle de l’érection de l’ange sur l’horizon. Mais, précise Djaïet, « il existe un lien indissoluble entre l’Apparition [sur l’horizon] et la Révélation elle-même : celle-ci a eu lieu à cet instant-là », ce que les traditionnistes omettent de dire.
L’historien poursuit son analyse des circonstances de la Révélation et propose son interprétation de la réponse donnée par le Prophète à l’injonction de l’ange, « Lis ! » (Iqra). « Je ne suis point lecteur » ne signifie pas à son sens « je ne sais pas lire » comme il est dit dans la Sîra, mais plutôt « je refuse de lire ». Ainsi, Muhammad aurait réagi par une « revendication de libre arbitre » plutôt que par un « aveu d’illettrisme12 ». Enfin, si la tradition parle d’usage de la force à l’encontre du Prophète, il n’en est pas question dans les deux sourates « An-Njam » et « At-Takwir », qui évoquent la disponibilité, la proximité et l’affection. Et plutôt que d’usage de la force de la part du « noble émissaire », il est question d’un être « plein de force ».
En conséquence, pour Djaïet, le « mythe de la Caverne » peut être remis en cause de même que le doute qui aurait assailli Muhammad à propos de sa vocation de Messager et dont il fait part à son épouse Khadija13. « Ces histoires relèvent donc de l’imaginaire islamique postcoranique dans lequel Muhammad se voir assigner un rôle passif et où la volonté souveraine et protectrice de Dieu est mise en avant14. » Le point de vue de Djaïet est intéressant à double titre. En premier lieu, par les conséquences que l’on peut tirer sur la figure du Prophète de son « illettrisme », comme nous verrons par la suite. En deuxième lieu, parce qu’il montre qu’un historien peut avancer une thèse non conforme à la Tradition. Pour Djaïet, l’histoire de la Caverne est « une invention a posteriori, dont la fonction est la théâtralisation de questions sérieuses » et reflète « une épistémè et des représentations postérieures à l’islam primitif qu’il faut élucider et dont il convient de décrypter les symboles15 ». Peut-être que des recherches archéologiques plus approfondies sur les lieux de la Révélation donneront des éléments de réponse sur les circonstances précises dans lesquelles elle s’est déroulée.
Prophète des « gentils » ou prophète « illettré » ?
Le message de Dieu a-t-il été révélé à un prophète qui ne savait ni lire ni écrire ? Le Prophète était-il « illettré » (ummî) ? La Tradition l’affirme. L’« illettrisme » de Muhammad « subsumé par le mythe de la Caverne16 » souligne le caractère miraculeux de la Prophétie et prouve son origine divine. Cette représentation est aujourd’hui largement véhiculée par les nombreux sites Web sur l’islam, dont les auteurs sont plus souvent des prédicateurs que des théologiens et dont l’objectif relève plus de l’endoctrinement que de la connaissance de l’islam. L’image d’un prophète ne sachant ni lire ni écrire, un homme comme tous les autres, conformément à ce que dit la Tradition, fait du texte coranique un miracle littéraire encore plus fort.
Un grand nombre de sites Internet ajoutent à ce miracle littéraire le miracle scientifique dans une vision concordiste du Coran par rapport à la science moderne. Ils soutiennent la thèse que toutes les découvertes scientifiques, y compris les plus récentes, se trouvent annoncées dans le texte coranique17. Les « miracles scientifiques » (i’jaz ilmy) du Coran se déploient à travers tous les domaines de la science, de la biologie à la cosmologie, et appuient la thèse que le Prophète, illettré, ne sachant ni lire ni écrire, a transmis la Parole de Dieu. Cette récupération de l’« histoire de la science » séduit beaucoup les jeunes musulmans. Elle alimente leur rejet de l’Occident qui, dans la vision concordiste, n’est pas l’inventeur de la science actuelle puisque celle-ci est déjà présente dans les 750 versets coraniques à caractère « scientifique18 ». Toutes les grandes découvertes, y compris la théorie du Big Bang proposée au milieu du XXe siècle pour décrire le commencement de l’Univers, il y a des milliards d’années, ont été émises « par un Arabe illettré vivant dans le désert mille quatre cents ans plus tôt ». C’est ce qu’explique le prédicateur Ahmed Deedat19 sur le site islam-France.free.fr, se mettant en scène face à un « homme de science » qui a étudié l’astronomie à l’aide de puissants télescopes – et qui propose d’en fabriquer de plus p...