Du dĂ©but des annĂ©es 1980 jusquâĂ la crise de 2008-2009, lâĂ©volution de lâĂ©conomie mondiale est marquĂ©e par un phĂ©nomĂšne majeur : celui de la globalisation des Ă©conomies rĂ©elles. Des biens et services vendus dans un pays sont, de plus en plus souvent, de fabrication mondiale (Made in monde) avec des sous-traitants situĂ©s dans des pays diffĂ©rents et produisant certains composants de ces biens.
Cette nouvelle organisation de la production, appelĂ©e « segmentation des chaĂźnes de valeur », sâest traduite par lâouverture des Ă©changes entre les pays avancĂ©s de lâOCDE et les pays Ă©mergents Ă partir du milieu des annĂ©es 1990.
Avant dâĂȘtre financiĂšre, la globalisation est un processus qui a dâabord concernĂ© lâĂ©conomie rĂ©elle. Quels ont Ă©tĂ© ses effets ? Les dĂ©bats, quâon peut associer Ă la pĂ©riode 1990-2010, ont Ă©tĂ© Ă©videmment trĂšs vifs entre ceux qui mettaient en avant ses effets bĂ©nĂ©fiques (baisse forte de la pauvretĂ© dans les pays Ă©mergents) et ceux qui dĂ©nonçaient ses effets nĂ©fastes (distorsions dâemplois industriels dans les pays avancĂ©s de lâOCDE).
La globalisation a contribuĂ© â mais pas de maniĂšre dĂ©cisive â Ă lâaugmentation des inĂ©galitĂ©s dans les pays de lâOCDE. Elle a dĂ©sindustrialisĂ© ces derniers. Pour autant, elle nâa pas profitĂ© Ă tous les pays Ă©mergents. Elle a Ă©galement favorisĂ© la concurrence fiscale entre les pays, mais sans parvenir Ă rĂ©duire la gĂ©nĂ©rositĂ© des politiques redistributives.
DĂ©crivons cette premiĂšre phase de globalisation rĂ©elle, et essayons dâĂ©valuer prĂ©cisĂ©ment ses effets, au total positifs pour les pays Ă©mergents, nĂ©gatifs, mais pas autant quâil est parfois avancĂ©, pour les pays de lâOCDE.
La segmentation des chaĂźnes de valeur
Des années 1980 à la crise de 2008, le commerce mondial a progressé nettement plus vite que le PIB mondial : il a crû en moyenne deux fois plus vite que la production mondiale, tandis que, depuis 2008, il progresse moins vite que celle-ci (voir graphique 1).
Cette croissance rapide du commerce mondial reflĂšte la mise en place dans les annĂ©es 1990-2000 dâune organisation particuliĂšre de la production : la « segmentation des chaĂźnes de valeur ». La production des biens est segmentĂ©e, dĂ©coupĂ©e entre plusieurs localisations, en fonction des avantages comparatifs de chaque pays : niveau dâĂ©ducation de la population, niveau de sophistication des entreprises, disponibilitĂ© des matiĂšres premiĂšres, cadre lĂ©gal et juridique, situation du systĂšme financier. Ces chaĂźnes de valeur sont soit interentreprises (entre les entreprises et leurs sous-traitants), soit internes aux entreprises. Cette organisation accroĂźt le commerce mondial, puisque les pays Ă©changent des piĂšces, des composants, qui sont ensuite assemblĂ©s (schĂ©ma ci-dessous).
En gĂ©nĂ©ral, les entreprises multinationales conservent la partie aval de la chaĂźne de valeur (les piĂšces les plus complexes, lâassemblage final), ainsi que la maĂźtrise de lâinnovation, du dĂ©veloppement de nouveaux produits, et elles externalisent sa partie amont.
Ce type dâorganisation de la production est liĂ© Ă diffĂ©rents facteurs : les faibles coĂ»ts de production dans les pays Ă©mergents ; la baisse des coĂ»ts de transport ; le dĂ©veloppement des nouvelles technologies de communication et dâinformation, qui permet de contrĂŽler Ă distance la production des piĂšces ; la disparition des droits de douane â le montant moyen des droits de douane est passĂ© de 11 % dans la seconde moitiĂ© des annĂ©es 1990 Ă 6 ou 7 % dans les annĂ©es 2010.
Le dĂ©veloppement des chaĂźnes de valeur (« Global Value Chains », GVC), avec la segmentation des processus de production, conduit donc au dĂ©veloppement du commerce mondial et Ă lâintĂ©gration croissante des Ă©conomies. Prenons lâexemple de la ThaĂŻlande. En 1985, 73 % des piĂšces et composants utilisĂ©s en ThaĂŻlande Ă©taient produits en ThaĂŻlande. En 2000, ils ne sont plus que 51 % : 4 % des piĂšces viennent de Chine, 4 % de Singapour, 3 % de Malaisie, 3 % de CorĂ©e, 3 % de Taiwan, 15 % du Japon, 6 % des Ătats-Unis, 10 % dâEuropeâŠ
Les importations des pays de lâOCDE en provenance des pays Ă©mergents (autres que les pays exportateurs de pĂ©trole) ont beaucoup augmentĂ© : depuis 1980, le poids des importations depuis les pays Ă©mergents a triplĂ©, passant de 2 Ă 6 % du produit intĂ©rieur brut en moyenne, ce qui explique quâon parle de globalisation de lâĂ©conomie rĂ©elle.
Le débat entre économistes a évidemment porté sur les effets de cette globalisation réelle : au total était-elle favorable ou défavorable aux économies ?
Globalisation et inégalités
La question renvoie dâabord aux inĂ©galitĂ©s de revenu. La globalisation conduit logiquement Ă une hausse du nombre dâemplois peu qualifiĂ©s dans les pays Ă©mergents et Ă leur baisse dans les pays avancĂ©s de lâOCDE. DâoĂč, dans ces derniers, une baisse du salaire relatif des peu qualifiĂ©s et une hausse des inĂ©galitĂ©s. Pourtant, la plupart des travaux de recherche concluent que si la globalisation et les dĂ©localisations ont contribuĂ© Ă accroĂźtre le chĂŽmage et les inĂ©galitĂ©s dans les pays de lâOCDE, elles nâexpliquent quâune faible partie des pertes dâemplois industriels et de la hausse des inĂ©galitĂ©s de revenu. Sur les gains de bien-ĂȘtre suscitĂ©s dans les pays de lâOCDE par lâouverture des Ă©changes avec les pays Ă©mergents, on a pu estimer que 20 % seulement avaient Ă©tĂ© perdus en raison de lâaccroissement des inĂ©galitĂ©s. Autrement dit, 80 % de ces gains de bien-ĂȘtre sont toujours prĂ©sents.
Du cĂŽtĂ© des pays Ă©mergents, les faits observĂ©s sont tout Ă fait cohĂ©rents avec les attentes. Ă partir de la fin des annĂ©es 1990, la pauvretĂ© y recule de maniĂšre trĂšs significative, surtout en Asie. La proportion de la population en dessous du seuil de pauvretĂ© a reculĂ© dans tous les pays Ă©mergents depuis le milieu des annĂ©es 1990. Ce rĂ©sultat provient du transfert des investissements et des emplois peu qualifiĂ©s des pays de lâOCDE vers les pays Ă©mergents.
Toutefois, ces chiffres sont Ă manier avec prudence : ce sont surtout les pays dâEurope centrale, la Chine, les pays dâAsie de lâEst, qui ont profitĂ© de la rĂ©duction de la pauvretĂ© ; la situation est nettement moins favorable en Afrique, en Inde, ou en AmĂ©rique latine : la proportion de la population disposant de moins de 1,90 dollar par jour est aujourdâhui presque nulle en Chine, en Asie, en AmĂ©rique latine ; elle est de 40 % en Afrique et de 21 % en Inde.
On voit sur le graphique 2 que sâil y a une hausse du niveau de vie relativement aux Ătats-Unis, en Chine, en Asie de lâEst, plus faiblement en Inde et en Europe centrale, ce nâest pas du tout le cas en AmĂ©rique latine et en Afrique oĂč le niveau de vie stagne en pourcentage de celui des Ătats-Unis.
La globalisation a donc profité de maniÚre trÚs inégale aux pays émergents.
Enfin, si la pauvretĂ© a reculĂ© dans les pays Ă©mergents, les inĂ©galitĂ©s y ont augmentĂ©, avec, comme dans les pays de lâOCDE, une prime accrue Ă lâĂ©ducation pour les plus qualifiĂ©s (la prime Ă lâĂ©ducation est le supplĂ©ment de revenu que permet dâobtenir un niveau dâĂ©ducation plus Ă©levĂ©), et lâapparition dâindividus trĂšs riches. La part du revenu national captĂ©e par le 1 % dâindividus au revenu le plus Ă©levĂ©, qui est lâindicateur habituel des inĂ©galitĂ©s extrĂȘmes de revenu, augmente dans tous les pays Ă©mergents : elle est aujourdâhui trĂšs Ă©levĂ©e en AmĂ©rique latine (28 %), en Inde (22 %), en Afrique (20 %), en Chine (14 %). Ă titre de comparaison, elle est de 7 % en France.
La globalisation nâest pas la cause essentielle des inĂ©galitĂ©s dans les pays de lâOCDE
Dans les pays de lâOCDE, il y a consensus pour affirmer que la globalisation a eu des effe...