« Cher collègue, je vous suis depuis des années avec la lecture de vos livres et votre Révolution du divan m’a particulièrement intéressé. Psychanalyste de formation, je n’ai pas toujours été d’accord avec certaines de vos initiatives, mais l’hypothèse d’une possible psychothérapie existentielle, sorte de synthèse entre les hypothèses analytiques et les propositions des approches cognitivo-comportementales, m’a beaucoup interpellé. Je serais ravi de pouvoir m’entretenir avec vous… »
En 2005, j’écris deux chapitres pour Le Livre noir de la psychanalyse, je conclus le dernier en appelant de mes vœux une collaboration avec les psychanalystes. Malgré ma réserve à l’égard de certains dogmes, je pense que ces praticiens par leur expérience et leurs nombreuses années de travail auprès des humains en souffrance ne peuvent qu’enrichir la pratique de la psychothérapie. On se souvient du tollé provoqué, il y a quelques années, par la sortie de ce fameux Livre noir qui remettait en cause les cas princeps de Freud et, surtout, qui dénonçait les abus d’une pratique devenue hégémonique. Dix années se sont écoulées avant la réception de ce courriel. L’opportunité était trop belle, j’allais enfin pouvoir échanger avec un thérapeute d’une autre obédience que la mienne et le ton de la lettre me semblait plutôt positif. Je répondis donc rapidement à ce mail. Nous avons échangé quelques idées avant de convenir d’un rendez-vous.
La rencontre a lieu dans une grande brasserie parisienne du XIVe arrondissement. Nous sommes au printemps, le temps est radieux et cela me paraît symboliser au mieux notre volonté commune de ne plus demeurer dans l’obscurité de nos paroisses respectives. Quand je le vois arriver à l’heure du rendez-vous, mes premiers clichés s’évanouissent : mon psychanalyste, lui aussi sexagénaire, est non seulement ponctuel (j’imaginais qu’un homme tourmenté par les croyances psychanalytiques ne pouvait qu’arriver en retard pour une rencontre dans le réel…), il est habillé sportswear, ne porte ni barbe freudienne ni lunettes d’intellectuel. Un sourire large éclaire son visage, il avance vers moi avec son regard bleu très limpide et un ton de voix amical. Tout commence pour le mieux !
Nous entamons la conversation autour d’un café et notre premier sujet porte sur « Symboles et réalités ». Pour lui, le psychisme n’est que « symbole » quand je le conçois, bien au contraire, comme la synthèse d’un vécu réel. Nous déjeunons ensuite ensemble, nos échanges sont certes riches mais encore encombrés de nos idées respectives qui foisonnent et de nos questions-réponses qui fusent en tous sens. Et puis, au moment du café, nous devenons plus précis et nous décidons, tout à fait sciemment, cela va sans dire, d’échanger sur le thème du… plaisir :
LE PSYCHANALYSTE. – Dans votre denier livre, votre idée de concevoir les pathologies comme un simple déséquilibre entre la volonté de plaisir de l’homme et les incontournables frustrations de la réalité m’a bien sûr séduit… Vous reprenez finalement les deux concepts fondamentaux de Sigmund Freud : le principe de plaisir et le principe de réalité.
D. P. – Oui, sans doute, mais pour moi la quête incessante du plaisir chez l’homme ne peut se réduire à la recherche de la jouissance sexuelle. Cela semble beaucoup plus large : de la petite enfance à l’âge adulte, nous ne cessons de vouloir avoir du plaisir avec l’alimentation, les jeux, le relationnel, le travail et bien sûr l’amour.
LE PSYCHANALYSTE. – Oui, le pansexualisme de Freud si souvent reproché ! Mais quand Freud parle d’interdit, de castration, il ne vise pas que la sphère du sexuel, il appréhende l’homme dans sa tragédie : vivre pour mourir…
D. P. – Nous sommes bien d’accord sur ce point, le drame de la vie si cher au philosophe Politzer. Accepter la finitude ne peut sans doute pas se faire sans cette volonté de jouir du présent ! C’est bien pour cela que je ne condamne pas nos patients, ils ont bien du mal à se débrouiller avec cette mortalité. Ils ne signent bien souvent que l’excès de nos préoccupations à tous.
LE PSYCHANALYSTE. – La pathologie… N’oubliez pas le fameux : « Nous sommes tous des névrosés » de Freud !
D. P. – Mais avoir une même préoccupation ne crée pas la pathologie, c’est la façon d’y répondre qui est pathologique ou non ! J’ai passé onze années à m’occuper de jeunes délinquants récidivistes : j’étais persuadé que leur problématique, le plaisir à tout prix, n’était que la caricature de notre souci commun d’accepter la réalité ou non.
LE PSYCHANALYSTE. – Pour vous, la délinquance n’a rien à voir avec la banalité du mal chez l’humain ?
D. P. – Non. Les délinquants m’ont toujours paru humains, trop humains, mais non dans un désir de faire le mal, plutôt dans un désir de jouir à tout prix.
LE PSYCHANALYSTE. – J’ai toujours cru, comme Michel Lemay, que l’acte délinquant était plutôt une réponse au : « J’ai mal à ma mère », ponctue-t-il.
Pour Michel Lemay, psychiatre français que j’avais eu la chance de rencontrer à l’institution québécoise Boscoville près de Montréal, l’hypothèse psychanalytique nous invite à appréhender la dyssocialité, ou vraie délinquance, en termes de « carence affective ». Dans cette réalité quotidienne de notre foyer d’action éducative, où je travaille pendant mes études de psychologie, et qui accueille des jeunes délinquants, je ne constate en fait qu’une carence éducative. Et lorsque, après presque dix années, ce sont les psys d’obédience psychanalytique qui prennent le pouvoir dans l’institution, l’éducation devient vite, et très logiquement au regard de leurs croyances, le parent pauvre de notre travail. Les éducateurs quêtent le « sens » des comportements délinquants, ils tentent de combler les vides affectifs avec des psychothérapies de groupe, ils oublient le suivi éducatif primordial, ils quittent le réel, ils éduquent de moins en moins. Pourtant, à cette époque, je suis psychologue diplômé, mais je quitte l’établissement quand je vois combien la plupart des intervenants s’enfoncent dans le « symbolique » ; c’est ce que j’explique à mon interlocuteur :
D. P. – Si j’avais vu des améliorations avec ces « groupes psy », une sorte de psychanalyse de groupe, j’aurais sûrement adhéré mais, au fil des années, j’assistais peu à peu, dans la réalité quotidienne de ce foyer de semi-liberté, à une dégradation des comportements… Les violences, les récidives. Le « symbolique » qui, selon la théorie psychanalytique, génère inconsciemment les interdits ne semblait rien construire dans le réel et c’est ce qui me fit douter des dogmes psychanalytiques dans leur ensemble : ce qui se situe hors de la réalité ne m’a jamais séduit !
LE PSYCHANALYSTE. – Soit ! Pourtant nous nous rejoignons beaucoup plus que vous ne le pensez sur ce « symbolique » : voyez l’œdipe, il ne s’agit pas, vous l’avez compris, d’être simplement amoureux de son père ou de sa mère. C’est la réponse des figures parentales qui est essentielle : « Enfant, tu ne peux pas faire ce que tu veux, tu ne peux pas vivre tous tes désirs ! » N’est-ce pas là le premier interdit pour accepter cette réalité pleine de frustrations, comme vous ne cessez de le dire ?
Certes, le complexe d’Œdipe ne peut se réduire à un vaudeville familial ! Néanmoins je ne peux que souligner mon désaccord sur cette tragédie œdipienne symbolique qui, selon le dogme, participe à la construction du psychisme humain. J’évoque alors avec mon interlocuteur les « castrations symboligènes » de Françoise Dolto qui affirme que le sevrage, la propreté et bien sûr la résolution du complexe d’Œdipe sont les étapes essentielles du développement psychoaffectif de l’enfant puisque ce dernier intériorise les interdits du réel grâce à ces étapes symboliques. Je ne crois pas à cette magie qui transforme le symbolique en réel. Je ne pense pas que l’enfant, même si l’interdit de l’inceste est clairement signifié, va désormais accepter de ne pas faire tout ce dont il a envie. Je ne parviens pas à me persuader que le réel se définit comme une sorte de continent aliéné à l’inconscient. Et mon psychanalyste d’acquiescer : il sait que nous ne pourrons jamais nous rejoindre sur cette primauté de l’inconscient sur la vie. Pour moi, c’est la force du conscient qui prévaut. Nous n’allons pas plus loin sur ce thème et nous reprenons ce qui nous rapproche : le lien entre principe de plaisir et principe de réalité.
LE PSYCHANALYSTE. – Là au moins, me dit-il, nous sommes un peu d’accord ! Et, d’ailleurs, vous m’avez dit que Malaise dans la civilisation de Freud était un de vos livres de chevet.
D. P. – Oui, ce livre, selon moi, prouve que Freud est un vrai… philosophe.
LE PSYCHANALYSTE. – Et la psychopathologie sans la philosophie n’est pas grand-chose, vous l’avez souligné dans votre Révolution du divan, interrompt-il avec un large sourire.
D. P. – Nous en reparlerons sans doute, mais, là encore, quel dommage que Freud n’ait pas élargi son principe de plaisir à tous les plaisirs, la jouissance n’est pas seulement sexuelle ! Beaucoup d’autres plaisirs sont éludés : la famille et les enfants, l’alimentation, la vie en société, le travail, l’amitié, les loisirs, l’art, la créativité, le sport, les voyages… Des plaisirs qui se heurtent eux aussi à une réalité qui s’oppose souvent à nos désirs.
LE PSYCHANALYSTE. – À l’époque, dans ce XIXe siècle finissant, la question de la jouissance sexuelle domine…
D. P. – Il n’empêche que cela a considérablement réduit le débat : vivre sa sexualité ou devenir névrosé avec les interdits en tout genre ! Nous l’avons vu avec la libération de Mai 68 en France, la jouissance des corps n’a rien résolu. À la juste libération des corps, beaucoup d’autres désirs se sont exacerbés puisque la quête du plaisir ne se satisfait jamais. Et c’est bien ce qu’a compris notre société de consommation !
LE PSYCHANALYSTE. – Il est vrai que j’ai rencontré des patients épanouis sexuellement et qui n’étaient pas heureux…
D. P. – Comme j’en ai beaucoup vu qui ne se contentaient pas de la satisfaction de leur sexualité mais qui recherchaient d’autres plaisirs dans diverses addictions, dans la violence, dans des comportements incivils, dans l’exploitation des autres…
Je commence à monopoliser la parole, le sujet me passionne depuis bientôt quarante ans ! Mon vis-à-vis m’écoute patiemment. J’avoue que cette empathie me fascine et je comprends à quel point les « analysants » apprécient ce silence, cette écoute totale de leur analyste qui leur permet non seulement de parler, mais de tout dire ! Il est donc très attentif à mon long monologue sur ces pathologies : selon moi, elles ne sont pas exclusivement le signe d’un refoulement sexuel, mais elles portent en elles ce déséquilibre, si répandu aujourd’hui et observable à travers de nombreux comportements, entre les plaisirs voulus, les désirs et les nécessaires réajustements ou frustrations imposés par la réalité. J’ai trouvé une synthèse de ce déséquilibre dans la mythologie à travers la figure de la déesse Thétis, mère du héros Achille, désirée par Zeus et Poséidon, qui voulut rendre son fils invulnérable. Elle tente de l’armer contre toutes les frustrations de la vie terrestre en l’éduquant, à sa façon, au déplaisir… C’est ainsi que j’en arrive à définir mon « complexe de Thétis ». Je tente de le persuader que ce complexe est la pure traduction de ce déséquilibre, dans la réalité que nous vivons, entre plaisirs et déplaisirs. Il ne s’agit pas d’un combat symbolique entre deux instances inconscientes, le « ça » et le « surmoi »… Le complexe de Thétis est un conflit réel et conscient entre deux attitudes, la jouissance à tout prix et les limites, entre ce que je peux jouir de la vie et ce que je m’empêche ou m’interdis de faire !
Il me coupe la parole pour la première fois, avec toujours ce petit sourire au coin de la bouche, une sorte de mimique pas vraiment moqueuse, plus simplement inquisitrice :
LE PSYCHANALYSTE. – Et ce complexe vient de la mythologie grecque ! Vous le voyez, nous avons tous besoin de symboles ! Peut-être que Freud n’a pas été assez explicite sur l’utilisation du symbole comme outil du réel. Mais cette Thétis, pourquoi en avoir fait un « complexe » ?
Je lui fais part de ma découverte de la destinée de la déesse Thétis par la lecture de l’Émile de Rousseau. Je cite le philosophe : « Thétis, pour rendre son fils invulnérable, le plongea, dit la fable, dans l’eau du Styx. Cette allégorie est belle et claire. Les mères cruelles dont je parle font autrement ; à force de plonger leurs enfants dans la mollesse, elles les préparent à la souffrance1… » Dans le mythe, Thétis oublia d’immerger le talon de son fils Achille et c’est par là qu’il devint vulnérable aux aléas de la réalité !
Mon partenaire psychanalyste s’essaie alors à résumer ainsi la pensée de Rousseau sur ce point :
LE PSYCHANALYSTE. – Le complexe de Thétis est donc une non-résolution du conflit entre la réalité, le plus souvent dure et contraignante, « frustrante », pour reprendre un qualificatif que vous appréciez, et nos désirs de ne pas subir trop de déplaisirs…
D. P. – C’est tout à fait cela ! Et le bonheur, pardonnez-moi cette prétention, peut traduire cette tentative de trouver cet équilibre entre accepter les frustrations et vivre ses plaisirs, entre jouir et ne pas jouir de la vie… Le tout se construit, selon moi, de façon consciente. Les adversités qu’il vit incitent l’humain à en tirer des conclusions, mais celles-ci peuvent être parfois irrationnelles : du refus de vivre d’autres frustrations à la volonté de les éviter ou ...