Le  Psychodrame, une expérience aussi forte que la vie
eBook - ePub

Le Psychodrame, une expérience aussi forte que la vie

  1. 256 pages
  2. French
  3. ePUB (adapté aux mobiles)
  4. Disponible sur iOS et Android
eBook - ePub

Le Psychodrame, une expérience aussi forte que la vie

Détails du livre
Aperçu du livre
Table des matières
Citations

À propos de ce livre

Comment aider les personnes qui éprouvent de grandes difficultés à se confronter à la réalité? Comment redonner à tous ceux qui souffrent de troubles psychiques une chance de s'ouvrir à la vie? Le psychodrame consiste à utiliser la spontanéité, la créativité et la participation des autres. C'est un dispositif thérapeutique vivant, original, fondé sur le jeu et l'échange en groupe. Une démarche unique qui fait appel au concours des autres pour surmonter certaines peurs et tenter d'échapper à la douleur. Cette expérience, aussi forte que la vie, est un formidable dispositif pour soigner. Dans ce livre, Corinne Gal, l'une des meilleures spécialistes du psychodrame, fait entrer le lecteur dans sa pratique avec les patients et dévoile une possibilité de soigner autrement. Un livre vivant, une méthode qui fonctionne et qui peut aider à dépasser la souffrance. Corinne Gal est psychologue clinicienne. Elle anime des séances de psychodrame depuis plus de vingt-quatre ans. Elle exerce au centre psychothérapeutique Saint-Martin de Vignogoul dans l'Hérault et enseigne à l'université Montpellier-III. Elle est l'une des plus éminentes psychodramatistes en France et est l'auteure de nombreuses contributions scientifiques.

Foire aux questions

Il vous suffit de vous rendre dans la section compte dans paramètres et de cliquer sur « Résilier l’abonnement ». C’est aussi simple que cela ! Une fois que vous aurez résilié votre abonnement, il restera actif pour le reste de la période pour laquelle vous avez payé. Découvrez-en plus ici.
Pour le moment, tous nos livres en format ePub adaptés aux mobiles peuvent être téléchargés via l’application. La plupart de nos PDF sont également disponibles en téléchargement et les autres seront téléchargeables très prochainement. Découvrez-en plus ici.
Les deux abonnements vous donnent un accès complet à la bibliothèque et à toutes les fonctionnalités de Perlego. Les seules différences sont les tarifs ainsi que la période d’abonnement : avec l’abonnement annuel, vous économiserez environ 30 % par rapport à 12 mois d’abonnement mensuel.
Nous sommes un service d’abonnement à des ouvrages universitaires en ligne, où vous pouvez accéder à toute une bibliothèque pour un prix inférieur à celui d’un seul livre par mois. Avec plus d’un million de livres sur plus de 1 000 sujets, nous avons ce qu’il vous faut ! Découvrez-en plus ici.
Recherchez le symbole Écouter sur votre prochain livre pour voir si vous pouvez l’écouter. L’outil Écouter lit le texte à haute voix pour vous, en surlignant le passage qui est en cours de lecture. Vous pouvez le mettre sur pause, l’accélérer ou le ralentir. Découvrez-en plus ici.
Oui, vous pouvez accéder à Le Psychodrame, une expérience aussi forte que la vie par Corinne Gal en format PDF et/ou ePUB ainsi qu’à d’autres livres populaires dans Psychologie et Geschichte & Theorie in der Psychologie. Nous disposons de plus d’un million d’ouvrages à découvrir dans notre catalogue.

Informations

Éditeur
Odile Jacob
Année
2016
ISBN
9782738163677

CHAPITRE 1

« Mais, qu’est-ce que c’est,
au juste, un psychodrame ? »


Je n’ai jamais fait le compte, mais il n’y a pas de doute : aucune autre question ne m’a jamais été plus souvent posée, après que je me suis présentée comme psychologue psychodramatiste. « C’est quoi, le psychodrame ? » Interrogation claire. J’ai longtemps pensé que mes réponses schématiques l’étaient aussi. Avec le temps, je me suis rendu compte qu’elles ne suffisaient pas. Que ma discipline autant que mes questionneurs méritaient mieux. Parce que cette question en contient une autre, plus complexe : « À quoi ça sert, le psychodrame ? », et que ces deux questionnements sont imbriqués. Ils traînent dans leur sillage autant d’espoirs que d’inquiétudes. C’est en grande partie pour cela que j’ai entrepris d’écrire ce livre. Ce qui ne signifie pas que le psychodrame que je pratique soit compliqué. C’est même l’inverse, le dispositif est d’une grande simplicité. Jugez-en.
Au départ, il y a un lieu, une salle, plutôt de belles dimensions, de manière à accueillir une dizaine de personnes. Qu’elles puissent s’y mouvoir, y cavaler si besoin. Aucun décor particulier dans ce lieu et peu de meubles, quelques chaises et une petite table. Ensuite, il y a les participants : une équipe de soignants professionnels et un groupe de patients. Les séances sont régulières, souvent hebdomadaires et ne dépassent pas une heure. Ces séances comportent trois étapes, presque rituelles. D’abord on s’assied, en demi-cercle, face à l’espace qui servira de scène. Au milieu de l’arc de cercle formé par les participants se tient le psychodramatiste animateur. Ce dernier demande si l’on a pensé à la séance précédente, si on a fait des rêves en relation avec elle, si l’on a agi en rapport avec elle. Chacun s’exprime, s’il le veut. Puis vient le moment des propositions de jeu. Le psychodramatiste choisit celle qui lui semble le mieux convenir. Il se lève et propose à l’un des participants de devenir le personnage principal du jeu. Il est appelé protagoniste. Commence la deuxième étape, la plus importante : le jeu lui-même. Tout peut être joué en psychodrame, ce n’est pas un sketch d’improvisation. Des scènes de la vie quotidienne se jouent, mais aussi des aventures extraordinaires, imaginaires, banales ou abracadabrantes. On y tient des rôles de femmes, d’hommes, d’enfants, mais on peut y devenir une tornade, un cœur, un chat, un sentiment, une larme. Tous les participants sont susceptibles d’être appelés sur scène pour tenir un rôle, à l’exception d’un seul, un professionnel, qui s’installe à la petite table et prend en notes, aussi bien qu’il le peut, ce qui se déroule devant ses yeux. Quand l’animateur estime que le jeu doit prendre fin, il l’arrête et tout le monde retourne s’asseoir. Dernière étape, les joueurs disent à tour de rôle ce qu’ils ont ressenti pendant le jeu. Pas de conclusion, pas d’analyse, que le ressenti. Et l’on se sépare, jusqu’à la prochaine fois. Cela dit, rien n’est réglé, sinon qu’en gardant en mémoire ce déroulement simple et immuable des séances, les nombreux exemples cités dans ce livre seront toujours compréhensibles. Par exemple, celui dont Sophie fut un jour protagoniste.

Sophie, sur le fil de la vie

Sophie participe au psychodrame depuis peu de temps. Pour la première fois, elle propose un jeu. Sophie exprime un mal-être profond et elle l’associe à un déséquilibre global. Je l’invite à me rejoindre sur scène et à chercher une image proche de ce qu’elle ressent. « Comme sur un fil », dit-elle. Je lui demande alors de disposer des chaises alignées pour matérialiser ce fil. Elle compose une ligne droite, mais de façon anarchique : certaines auront l’assise à droite, d’autres à gauche ; les dossiers de certaines d’entre elles entravent la circulation sur le « fil ». Je l’aide à grimper à une extrémité du « fil ». Elle rougit déjà. Je lui demande de décrire ce qu’il y a autour d’elle. Sophie évoque un paysage ténébreux, volcanique. Sur sa gauche, à mi-parcours, elle situe un gouffre effrayant d’où s’échappent des cris, des voix. En face d’elle et derrière elle, il y a la sérénité, l’équilibre des éléments. Je rebondis sur l’idée d’« éléments » et je lui propose de les énoncer. « L’eau, le feu, la terre et l’air », répond-elle. Sont-ils bénéfiques, nuisibles ? Sophie ne les différencie pas ; ils sont, selon le moment, aidants ou nuisibles. Je lui propose de choisir les participants au groupe qui incarneront ces éléments. Ils peuvent circuler dans tout le paysage, devant ou derrière le « fil », sur les côtés. Mais ils ne doivent pas monter sur le « fil ». J’interroge Sophie sur le gouffre. Pour elle, c’est le plus angoissant. Elle désigne un joueur pour être à la fois le gouffre et les cris qui en jaillissent. Seul, le joueur, immobile, du fond du gouffre, exprime râles, gémissements et cris dignes d’un film d’horreur. Le jeu débute.
Sophie, rouge comme une pivoine, avance sur le fil avec timidité. Elle a manifestement un grand coup de chaud. L’effort qu’elle doit fournir semble presque palpable. Nous sommes tous témoins de la tension liée à la traversée. Le premier mouvement des « éléments » est de l’aider. Je modifie cette intention première en indiquant aux joueurs qu’ils ne sont pas là seulement pour la soutenir mais que leur rôle implique aussi de la déséquilibrer. Les rôles « nuisibles » sont en général toujours plus difficiles à assumer que les rôles « aidants », pour des raisons que l’on peut comprendre. L’enfer étant pavé de bonnes intentions, je me dois, en tant que psychodramatiste, de permettre à Sophie de travailler au cœur de ce qu’elle éprouve et de côtoyer son enfer. Les uns après les autres, les « éléments » la bousculent où la maintiennent, dans un ballet très actif. Pas un mot n’est prononcé. Le jeu est seulement rythmé par la respiration des joueurs. Saccadé pour Sophie qui, en funambule maladroite, tente la traversée. Elle soupire. Sa progression est lente. Quand elle s’approche du gouffre, les cris augmentent et elle s’enfuit en faisant demi-tour. Puis elle se remet dans le sens de la marche et repart. Elle ne renonce pas. Elle est absorbée, concentrée sur sa position et chacun de ses pas. Elle cherche l’équilibre, lève les bras, les abaisse, s’accroche au premier « élément » à sa portée. Les autres joueurs la bloquent, la poussent, la contraignent, la soutiennent pour lui éviter la chute. Sophie doit s’y reprendre à dix fois pour, finalement, parcourir le « fil » d’un bout à l’autre. Elle termine échevelée, haletante, soulagée d’être venu à bout de l’épreuve. Je fais signe aux joueurs de s’immobiliser et je demande à Sophie ce qu’elle ressent. « J’ai encore peur, dit-elle. Peur de l’infini qui me reste à traverser. » J’annonce la fin du jeu ; tout le monde va s’asseoir.
Dans ce jeu, Sophie vient d’exprimer sa manière d’être « au monde » avec bien plus de clarté qu’elle ne l’aurait fait en livrant un récit rationnel de son état. Elle m’a donné accès à la façon dont elle aborde la vie : seule, avec un immense courage, traversant une existence entravée par des forces contraires. En une vingtaine de minutes, elle s’est présentée telle qu’elle s’éprouve.
Après le jeu, Sophie est encore estomaquée par la puissance des sensations qu’elle a éprouvées. L’intensité du jeu l’a surprise et elle le souligne. Elle ne pensait pas pouvoir vivre une situation somme toute imaginaire. Elle dit avoir compris quelque chose, quelque chose de fort à quoi elle n’avait jamais pensé : « J’ai compris qu’il était possible de revenir en arrière, pour s’appuyer sur les éléments et mieux passer. » Elle a fait l’expérience que les allers-retours sont une nouvelle possibilité d’existence, voire une condition à l’existence. Le retour en arrière n’est plus pour elle synonyme de l’impossibilité d’avancer.
Ce jeu a été silencieux, dans le sens où je n’ai pas eu besoin de mots pour travailler la problématique de Sophie. Pendant les entretiens que nous avions eus auparavant, Sophie parlait beaucoup de ses difficultés, de sa souffrance à vivre, mais elle n’avait jamais exprimé sa ligne de tension avec cette précision. C’est le psychodrame qui lui a permis de le faire. Jamais elle n’avait pu penser sa vie en allers-retours. Pour elle, la moindre crise (par ailleurs effroyable) était un retour en arrière et il fallait tout recommencer, reconstruire. J’avais essayé de lui faire admettre que rien dans la vie ne pouvait nous ramener en arrière et nous renvoyer tel quel au point de départ, mais elle ne pouvait pas l’entendre. Dans le jeu, elle en a fait l’expérience, elle l’a éprouvé dans sa chair. Maintenant, il ne faut pas qu’elle l’oublie.
Cet exemple est, me semble-il, suffisant pour donner à comprendre que le psychodrame, tel que je le pratique depuis près d’un quart de siècle, est à des années-lumière de l’improvisation théâtrale ou même du jeu de rôle, qu’il m’arrive de pratiquer – j’en reparlerai. Le psychodrame a une vertu essentielle, qui le différencie : son but est thérapeutique. Encore faut-il qu’il soit débarrassé du sens familier, vulgaire, et sans rapport avec la réalité, que le bavardage populaire lui a donné.

Cris, drames et crêpage de chignon

Le terme « psychodrame » est devenu familier. Il est employé pour décrire des relations conflictuelles, avec une nuance de ridicule. Dans les médias, il est synonyme de chaos pathétique, de guéguerre absurde, de conflit inutile, dans tous les domaines : affaires politiques, sportives, amoureuses, scandales… Il est souvent utilisé par ignorance, en lieu et place de « pantalonnade ». Il devrait annoncer des rebondissements, des épisodes croustillants. Un psychodrame serait un fiasco, une dispute, un règlement de comptes, un coup de gueule, que sais-je encore. C’est un combat des chefs qui vire à la comédie ou une dispute familiale risible. On parle de psychodrame pour décrire une scène hystérisée sous-tendue par l’idée d’une farce, au sens théâtral du terme… Le terme est galvaudé et, je l’admets, cela m’horripile ! Quand je l’entends, je me retiens souvent de contredire celui qui l’emploie par facilité. Réaction de spécialiste sans doute. Il m’a fallu des années d’apprentissage, de travail, de lecture pour appréhender la complexité de cette méthode thérapeutique. Je ne suis pas toujours disposée à prendre l’ignorance et le manque de vocabulaire avec bienveillance et philosophie, parce qu’ils font du tort au psychodrame. Je me rassure en me disant que les psychodramatistes ne sont pas les seuls à souffrir de ce genre de détournement. Pensez au cirque. « Quel cirque ! », « Arrête ton cirque ! », « Tu me fatigues quand tu fais le clown », « Un vrai cirque cette histoire ». Qui n’a pas entendu ces expressions ? Quand on connaît le niveau d’exigence, de travail, de formation d’un artiste de cirque, l’utilisation du terme laisse pantois. D’ailleurs, il arrive aujourd’hui que le mot « cirque » soit remplacé par « psychodrame ». Autrement dit : arrête de faire des histoires, cesse d’amplifier les choses ! Qui fait un « cirque » ou un « psychodrame » est… un emmerdeur.
Ce qui m’afflige plus encore, c’est le contresens. Il y en a beaucoup, je le sais. La « chute libre », par exemple. Au départ, il s’agit d’un terme de physique qui désigne le mouvement d’un corps soumis à son propre poids. Pour un parachutiste, c’est une technique d’une rigueur extrême. La chute libre est cette phase du saut qui précède l’ouverture du parachute, une chute qui s’appuie sur la résistance de l’air dont la vitesse se stabilise au bout de quelques centaines de mètres. Il faut donc arriver à conserver longtemps la même position corporelle pour que la vitesse de la chute se stabilise à une vitesse de l’air telle que la résistance de l’air compensera le poids du parachutiste. La sensation de chute disparaît alors au profit de celle de flottement. Le parachutiste plane ! Il doit savoir doser ses gestes, les coordonner… Bref, il n’y a rien de plus précis, de plus technique, de mieux contrôlé que la chute libre. Eh bien, dans le langage courant, c’est exactement l’inverse. Allez savoir pourquoi la chute libre du bavardage est devenue une descente aux enfers. Pourquoi on l’a associée à l’image d’un déprimé oppressé dont la vie serait un enchaînement d’horreurs oppressantes sans fin ?
Dans un psychodrame, la mort ne risque pas d’être au rendez-vous, comme pour ceux qui s’élancent d’un trapèze ou d’un avion. Néanmoins, le psychodrame mérite d’être arraché à la simplification méprisante. Il a aussi ses enjeux et ils sont parfois vitaux.

Le voyage de Flore avec son assassin

Aujourd’hui, en psychodrame, les patients ne sont que trois. Deux d’entre eux sont encore hospitalisés à la clinique où je travaille. Flore, elle, en est sortie depuis deux ans. Elle vit dans un appartement, a repris une formation et elle est soignée dans un hôpital de jour. C’est une jeune femme d’une vingtaine d’années, avenante, vive. Elle a l’habitude de dire que le psychodrame est, pour elle, « un lieu de paix ». Mais, ce jour-là, Flore est loin d’être en paix. J’ouvre la séance par les questions habituelles, pour ne pas dire rituelles : « Avez-vous pensé, rêvé, agi en rapport avec le dernier psychodrame ? » Benjamin et Isabelle disent bien quelques mots, mais rien de très compréhensible. Ils sont tous inhibés par l’attitude de Flore. Le mal-être qui se dégage d’elle est presque palpable et l’atmosphère en est plombée. Les deux autres patients lui adressent des regards interrogatifs, mais Flore les ignore. Les lèvres serrées, elle paraît loin de nous, perdue dans une souffrance extrême. Sa rigidité corporelle révèle l’insoutenable tension psychique qu’elle subit. Sa terreur est telle qu’elle pourrait en devenir agressive. Elle paraît prête à bondir, pour sauver sa peau. Je l’interpelle par son prénom, elle ne répond pas, je doute même qu’elle m’ait entendue. J’insiste : « Flore ? Est-ce que vous avez repensé, rêvé, agit ? » Elle secoue la tête en signe de dénégation, le regard toujours posé sur des contrées infernales que nous ne percevons pas. Je n’insiste pas et continue par la deuxième phrase qui scande le psychodrame : « Que pourrions-nous jouer aujourd’hui ? » Flore se jette sur l’occasion, ne laisse à personne d’autre le temps de prendre la parole et propose un jeu. Elle parle longuement, nous raconte la situation terrifiante qu’elle vient de traverser, qu’elle traverse peut-être encore. Elle ne sait plus. Pendant un voyage à Prague, avec des gens qu’elle fréquente un peu dans un cadre associatif, elle a fait une bouffée délirante. Elle emploie elle-même ce terme. Dans le train, au retour, elle dit : « On voulait attenter à ma vie. » Elle veut jouer ce moment où pour elle « tout d’un coup, ça bascule ». Quelqu’un a voulu lui « faire la peau, la tuer ». Son discours est de plus en plus décousu. Elle évoque les jeunes gens avec lesquels elle était, le contrôleur, le conducteur du train… À vrai dire, je ne comprends pas tout ce qu’elle raconte. Les mots fusent, désorganisés. La logique du discours s’est envolée. Comme si elle n’avait parlé à personne pendant des mois et qu’il fallait tout à coup tout dire, n’importe comment, pourvu que les mots, les expressions fusent. Elle catapulte ses sensations, se montre incapable d’une narration organisée.
Flore est au bord de la bouffée délirante, de la décompensation, ce moment où l’on peut basculer dans la psychose. Elle a perdu pied d’avec la réalité et vit dans une insécurité totale. Elle lutte pourtant avec courage pour ne pas perdre le contact avec nous. Tous les membres du groupe sont absorbés par ce qu’elle raconte, suspendus au souffle court qui disperse des mots d’effroi. Flore entend des voix qui lui annoncent sa mort, qui la traitent de salope. Elles enflent dans sa tête, deviennent de plus en plus fortes.
Jouer l’entrée en délire est très délicat. J’ai toujours l’impression de marcher sur des œufs quand surgit ce type de proposition de jeu. Si son état perdure il la conduira aux urgences de l’hôpital psychiatrique, dans les heures qui viennent. « Ils voulaient me tuer », psalmodie-t-elle. « Toi aussi, tu veux me tuer », ajoute-t-elle en montrant du doigt un patient du groupe qui se raidit. Elle délire, convaincue de ce qu’elle avance, mais se sent délirer ; la nuance est de taille. Elle est encore un peu là, avec nous. Elle lutte contre la tempête qui l’emporte, se contient pour ne pas tomber dans le précipice de la folie. C’est ce point de contact qu’il va falloir conserver. Surtout ne pas le laisser échapper. Il est fragile. Nous échangeons un rapide coup d’œil avec mon cothérapeute ; il me fait signe d’y aller. Je me lève pour gagner l’espace scénique et invite Flore à me suivre. Elle se lève, hagarde, et me rejoint. Nous sommes debout toutes les deux, face au groupe. Il faut maintenant organiser le jeu. Elle ne sait pas par quel bout le prendre, s’affole, prise de panique. Je lui propose de prendre le train et de refaire le voyage qui l’a ramenée de Prague. Je lui offre aussi la possibilité de ne pas jouer son propre rôle mais de choisir dans le groupe, parmi tous les présents, quelqu’un qui le jouerait. Sans hésiter, avec soulagement, elle choisit Annie, l’infirmière auxiliaire. Si Flore avait refusé de jouer un autre rôle que le sien, j’aurais accepté. Flore connaît suffisamment le psychodrame pour savoir qu’elle a le choix, même au bord de la folie. Proposer à un patient de jouer quelqu’un d’autre que lui-même n’est pas systématique dans ma pratique. Au plus fréquent, je demande au patient protagoniste le rôle qu’il souhaite tenir dans son jeu. Pour une même thématique de jeu, en fonction de l’état du patient, je peux avoir des conduites différentes. Pour ce jeu, je l’ai aidée à mettre à distance ses émotions, ses hallucinations, sa terreur. Jouant un autre rôle, elle pourra se décentrer d’elle-même et adopter, peut-être, un nouveau point de vue.
Son état, confus, au bord de la folie, me conduit à trouver des solutions pour que le jeu puisse exister. Il me faut trouver un ressort créatif pour lui permettre de refaire du lien avec le monde et les autres, de retrouver un socle auquel s’ancrer. Jouer un autre rôle que le sien peut l’aider. Elle regarde alors les autres membres du groupe et se rapproche de moi. Il me semble surprendre sur ses lèvres un léger sourire. Prendre un autre rôle lui permet d’emblée de mettre la folie à distance, de la confier à quelqu’un d’autre. Je demande à Flore quel sera son rôle. Elle répond très vite : « Louise. » Puis précise : « C’est une belle jeune femme qui aime jouer aux cartes. » Si Louise aime jouer aux cartes, il me paraît évident...

Table des matières

  1. Couverture
  2. Titre
  3. Copyright
  4. Dédicace
  5. Chapitre 1 - « Mais, qu’est-ce que c’est, au juste, un psychodrame ? »
  6. Chapitre 2 - Jacob Levy Moreno : la révolution créatrice
  7. Chapitre 3 - C’est le corps qui m’ouvre au monde
  8. Chapitre 4 - C’est la relation qui nous constitue
  9. Chapitre 5 - Se préparer à l’imprévisible
  10. Chapitre 6 - Je ne creuse pas, j’arpente
  11. Chapitre 7 - La spontanéité est créatrice
  12. Chapitre 8 - Retrouver une capacité à jouer, ce n’est pas si simple
  13. Chapitre 9 - Donner vie au frisson qui me saisit
  14. Chapitre 10 - Lâcher prise : un engagement physique et psychique
  15. Chapitre 11 - Dans le jeu, dans le rôle, le contact est naturel
  16. Chapitre 12 - Jouer en psychodrame, c’est sérieux, ça soigne
  17. Le jeu est une manière ailée de vivre sa vie
  18. Bibliographie
  19. Remerciements
  20. Table