Dans les derniĂšres annĂ©es du XXe siĂšcle, le capitalisme nâavait plus de visage. Le travailleur comme le consommateur se trouvaient devant des spectres insaisissables mais dominateurs : ceux de la finance et des multinationales, des fonds vautours Ă Monsanto. Les capitalistes avaient disparu derriĂšre des sigles. Et les chefs dâentreprise, petites ou moyennes, Ă©taient rabaissĂ©s au statut de sous-traitants exploitĂ©s par ces puissances.
Les seuls capitalistes conservant un visage, de lâAmĂ©ricain Bill Gates (Microsoft) Ă la dynastie française Pinault (Gucci), en passant par lâItalien Sergio Marchionne (Ferrari) et la famille corĂ©enne Lee (Samsung), Ă©taient qualifiĂ©s dâentrepreneurs ou dâinventeurs de gĂ©nie ; leur rĂ©ussite Ă©tait comprise exclusivement comme la consĂ©cration de leurs qualitĂ©s. De plus, ces hommes (rarement des femmes) Ă©taient des mĂ©cĂšnes dans les domaines de lâart ou de la santĂ©. La richesse nâĂ©tait pas taboue car moteur pour les plus innovants et source dâun dĂ©versement pour lâensemble de la sociĂ©tĂ©.
Les 1 %, nouveau visage du capitalisme
Un virage a Ă©tĂ© pris insensiblement au dĂ©but du XXIe siĂšcle. Le capitalisme a retrouvĂ© un visage : les plus riches, « les 1 % », voire les super-riches, les milliardaires qui figurent sur la liste de Forbes. ArchicomblĂ©s dâun point de vue matĂ©riel, il ne manquait Ă ces riches rentiers que la notoriĂ©tĂ©. Certains ont alors tout fait pour sortir du bois. Câest ainsi quâon a dĂ©couvert Paris Hilton, la richissime hĂ©ritiĂšre de la chaĂźne hĂŽteliĂšre Hilton. AprĂšs des dĂ©buts comme mannequin dans des dĂ©filĂ©s de charitĂ©, elle fait irruption sur la scĂšne mĂ©diatique en coanimant une Ă©mission de tĂ©lĂ©rĂ©alitĂ© amĂ©ricaine. VĂ©ritable phĂ©nomĂšne people, elle alimente les magazines (fĂ©minins et masculins !) oĂč lâon apprend que ses pieds font un « petit 42 ». Quant au public, il ressent un mĂ©lange de fascination et de malaise devant ces vies oisives oĂč se croisent jet-setters, toys boys, toys girls. Tout un bestiaire peuple un monde parallĂšle.
Lâambivalence des sentiments que suscite ce monde se traduit jusque dans des jeux pour enfants. Dans lâintroduction lumineuse du livre quâil a consacrĂ© aux riches1, Thierry Pech dĂ©cortique la mutation du Monopoly. Dans le Monopoly du siĂšcle dernier, lâhomme riche menait une vie somme toute « ordinaire » : il payait des frais dâhospitalisation, achetait une maison et mĂȘme versait des impĂŽts sur ses propriĂ©tĂ©s. Dans le Monopoly de notre siĂšcle, il achĂšte une Ăźle ou une ville entiĂšre, fĂȘte son anniversaire sur une plage australienne privatisĂ©e, ou encore reçoit 500 000 euros de remise dâimpĂŽts.
Puis, quâil sâagisse du spectacle de la famille Bettencourt en France, du nĂ©potisme des chaebols corĂ©ens ou des multiples montages fiscaux des fortunes amĂ©ricaines pour Ă©chapper Ă lâimpĂŽt, les riches finissent par lasser et choquer.
Dans le mĂȘme temps, les travaux universitaires sur les riches sâintensifient et se diffusent. Par exemple, en France, les ouvrages du couple des sociologues Pinçon-Charlot rencontrent un vif succĂšs, Ă lâinstar des Ghettos du Gotha. Dans ce contexte, un groupe dâĂ©conomistes va mettre des chiffres sur ce visage particulier du capital. Sir Anthony Atkinson, prĂ©curseur britannique des Ă©tudes sur les inĂ©galitĂ©s, est rejoint par deux Français, Emmanuel Saez et Thomas Piketty2. Ă partir de sources fiscales, ils constituent une trĂšs large base longitudinale sur longue pĂ©riode, dĂ©crivant la part des plus hauts revenus dans le revenu national total. Leurs donnĂ©es montrent un phĂ©nomĂšne de captation dâune part croissante du revenu national par une ultra-minoritĂ© : non pas les 10 % les plus riches, mais essentiellement les 1 %. Ce phĂ©nomĂšne est global mais plus marquĂ© dans les pays anglo-saxons, tout particuliĂšrement aux Ătats-Unis oĂč le poids des 1 % serait revenu en 2010 Ă son niveau du dĂ©but du XXe siĂšcle, avec prĂšs de 20 % du revenu national contre 15 % au Royaume-Uni et un peu moins de 10 % en France ou au Japon.
La valeur des hauts patrimoines aurait également crû bien plus rapidement que le PIB mondial. Et plus on monte pour atteindre le milliÚme des plus riches, puis le millioniÚme des plus riches, plus revenus et patrimoines auraient progressé. Revenu et patrimoine sont en fait intimement liés, une part essentielle des revenus à ce stade étant constituée de revenus du patrimoine et non du travail.
Leurs analyses et celles de Joseph Stiglitz sur les 1 % ont directement inspirĂ© le slogan des Occupy Wall Street : « Nous sommes les 99 %. » Les mouvements europĂ©ens des indignĂ©s mĂȘme sâils ont Ă©tĂ© plus influencĂ©s par Indignez-vous !, de StĂ©phane Hessel â encore un Français ! â, ont Ă©galement repris lâimage des 1 % dans leurs argumentaires.
La théorie des 1 % exploitée par les 0,1 %
MalgrĂ© ce terreau fertile, le triomphe mondial du livre de Piketty en 20143 peut surprendre. Certes, la richesse de lâouvrage et le talent mĂ©diatique de son auteur sont remarquables. Mais Occupy Wall Street en Ă©tait dĂ©jĂ Ă sa troisiĂšme annĂ©e dâexistence quand le livre est paru et, surtout, câest un pavĂ© acadĂ©mique. Dâailleurs, lors de sa sortie en France en 2013, il avait rencontrĂ© un succĂšs de librairie moins spectaculaire. Pour saisir ce qui en a fait un triomphe, il faut revenir aux diffĂ©rentes Ă©tapes du lancement de lâĂ©dition amĂ©ricaine. On verra que lâintĂ©rĂȘt de cette description va bien au-delĂ des secrets de fabrications dâun best-seller ; on touche ici Ă la construction des idĂ©es Ă©conomiques et politiques dominantes.
Câest Paul Krugman, prix de la Banque de SuĂšde en la mĂ©moire dâAlfred Nobel et lâun des Ă©ditorialistes amĂ©ricains les plus lus aux Ătats-Unis, qui va ouvrir le feu dĂšs la sortie de la version en langue anglaise. Dans sa chronique, il assĂšne que le livre apporte la preuve irrĂ©futable des dĂ©rives du capitalisme amĂ©ricain et de lâappĂ©tit des plus riches. Cette chronique va dĂ©clencher une riposte coordonnĂ©e et souvent de mauvaise foi, voire violente, des cercles (nĂ©o)conservateurs amĂ©ricains. Qui Ă son tour va provoquer la contre-offensive des intellectuels et des mĂ©dias radicaux amĂ©ricains. Lâouvrage nâĂ©tant pas diffusĂ© par un Ă©diteur grand public, les acheteurs doivent passer massivement par Internet pour lâacquĂ©rir. Il monte ainsi en tĂȘte des ventes sur Amazon.com ; cet affichage amplifie le mouvement dâachat et donc la boucle mĂ©diatique. Le mĂȘme scĂ©nario dâattaques frontales et de contre-offensives se rĂ©pĂšte lors de la sortie en Grande-Bretagne. Organe de la finance et des plus aisĂ©s, le Financial Times prĂ©tendra mĂȘme, en une du quotidien, avoir trouvĂ© des manipulations dans les donnĂ©es. Et, dans chaque pays oĂč lâouvrage est traduit, on retrouve un scĂ©nario identique.
Cette apparente naĂŻvetĂ© des nĂ©olibĂ©raux et des nĂ©oconservateurs laisse pantois. En attaquant si massivement lâouvrage et parfois si directement lâauteur, ils en assurent la promotion et, ce faisant, maximisent lâaudience des constats et idĂ©es quâil dĂ©fend. Comment ces mĂȘmes conservateurs qui pendant des dĂ©cennies ont su manipuler lâopinion dans le domaine Ă©conomique comme gĂ©opolitique ont-ils pu commettre une telle erreur ?
Un retour en France suggĂšre une autre interprĂ©tation. LâHexagone compte son propre lot de nĂ©olibĂ©raux (et mĂȘme de « nĂ©ocons »). Des discussions privĂ©es avec certains dâentre eux ne rĂ©vĂšlent pas de virulence particuliĂšre vis-Ă -vis des approches fondĂ©es sur les 1 %. Au contraire, ils semblent assez bien sâen accommoder. De fait, rendre central un ouvrage dâinspiration social-dĂ©mocrate pragmatique, faire de son auteur le nouveau Karl Marx, est certainement un moindre mal face au risque de mouvements radicaux, voire rĂ©volutionnaires. De mĂȘme, il est bien rassurant de disposer dâun pape François pour ramener, au sein de lâĂglise (qui conserve par ailleurs ses dogmes sociĂ©taux rĂ©actionnaires), la question Ă©cologique et la dĂ©nonciation du « Dieu Argent » longtemps abandonnĂ©es aux « gauchistes ».
En quoi la plupart des analyses autour des 1 % ne sont-elles pas trop dangereuses pour le capital ? Fondamentalement, elles ne portent pas Ă remettre en cause le capitalisme lui-mĂȘme que ce soit Ă travers un vocable marxiste, lâ« aliĂ©nation des travailleurs » (tout particuliĂšrement, celle des femmes), ou les ravages environnementaux quâil induit. Elles dĂ©placent la contestation du capitalisme vers les riches et leur apparent Ă©goĂŻsme. Mieux encore, et câest sans doute lĂ le point central, elles naturalisent le partage primaire des revenus, câest-Ă -dire la distribution des revenus avant impĂŽts et redistribution. Citons deux exemples qui structurent les dĂ©bats prĂ©sents.
Les travaux les plus citĂ©s sur les revenus stratosphĂ©riques et fortement croissants des grands patrons sont ceux de Augustin Gabaix et Xavier Landier4. Ils rationalisent la distribution des revenus des patrons, prĂ©sentĂ©s comme proportionnels Ă la taille de lâentreprise. La hiĂ©rarchie serait mĂȘme respectĂ©e, les « meilleurs » occupant les directions des plus grosses entreprises. Placer Ă la direction de la 250e entreprise le patron de la 1re assurerait Ă cette derniĂšre un profit supĂ©rieur (de lâordre du 10e de pourcent). Bien que ce gradient soit trĂšs faible, les sommes en jeu pour les actionnaires sont telles quâil est naturel quâils accordent de tels salaires pour attirer les meilleurs. Lâargument est pourtant bien fragile. En effet, mĂȘme si lâon admet leurs rĂ©sultats, les auteurs ignorent la forte reproduction sociale ou lâappartenance Ă une mĂȘme caste de diplĂŽmĂ©s de quelques universitĂ©s. La hiĂ©rarchie quâils constatent nâexiste quâau sein dâune sous-classe des patrons en place. Et rien ne prouve que disons les Ă©chelons n-4 des mĂȘmes entreprises nâobtiendraient pas de meilleures performances sâils Ă©taient propulsĂ©s P-DG.
Le sens des Ă©quations
La « premiĂšre loi fondamentale du capitalisme » Ă©noncĂ©e par Thomas Piketty procĂšde de la mĂȘme logique de naturalisation. Cette « loi » est avant tout une Ă©quation comptable, donc exacte. Il Ă©crit que la part des revenus du capital α est Ă©gale au produit du taux de rendement moyen du capital r et du rapport capital/revenu notĂ© ÎČ : α = r Ă ÎČ.
La thĂ©orie marxiste Ă©crit la mĂȘme Ă©quation comptable diffĂ©remment : r = α / ÎČ.
Cette diffĂ©rence, en apparence mineure, est tout Ă fait majeure. Dans la premiĂšre Ă©criture, r le rendement du capital est considĂ©rĂ© comme largement donnĂ© : câest la traduction de paramĂštres technologiques naturels comme la productivitĂ© marginale du capital et la substitution du capital au travail. Dâailleurs, selon Piketty, le rendement serait relativement constant sur longue pĂ©riode. Le poids du profit α est alors la simple rĂ©sultante de lâaccumulation du capital.
Dans la lecture marxiste, cette part α est la traduction de la capacitĂ© par le capital dâaccaparer des rentes. Le rendement r peut ĂȘtre constant parce que ÎČ augmente lorsque α croĂźt ; en effet ÎČ nâest pas une mesure physique du capital mais une valeur monĂ©taire des actifs qui a priori sâaccroĂźt lorsque les investissements gĂ©nĂšrent des profits plus importants.
Cette seconde lecture porte, Ă lâextrĂȘme, lâidĂ©e communiste de socialisation des moyens de production. Dans le cadre dâune Ă©conomie de marchĂ©, elle indique des leviers pour une sociĂ©tĂ© plus juste : les mouvements ouvriers, la lutte des classes ou lâĂ©conomie sociale. La premiĂšre lecture nĂ©cessite, elle, dâautres formes dâinterventions politiques. Les inĂ©galitĂ©s primaires ne peuvent dĂ©croĂźtre que lorsque le taux de croissance Ă©conomique dĂ©passe ce rendement du capital, ce qui ne sâest observĂ© dans les grands pays de lâOCDE que pendant les dĂ©cennies suivant le second conflit mondial.
Dans ces perspectives dâinĂ©galitĂ©s primaires naturelles et face Ă une croissance faible ou modĂ©rĂ©e, la rĂ©duction des inĂ©galitĂ©s doit alors essentiellement passer par la redistribution et une fiscalitĂ© progressive : lâobjectif est de contenir les inĂ©galitĂ©s secondaires. Câest le cĆur de lâouvrage de Piketty qui Ă©voque une hypothĂ©tique taxe mondiale sur les hauts patrimoines. Câest aussi celui dâAtkinson5 qui propose des stratĂ©gies plus opĂ©rationnelles pour la Grande-Bretagne. On retrouve dâailleurs depuis longtemps cette ligne directrice dans les programmes des principaux partis socio-dĂ©mocrates europĂ©ens et plus rĂ©cemment des candidats dĂ©mocrates Ă la prĂ©sidentielle amĂ©ricaine de 2016.
La redistribution dans lâimpasse
Or cette floraison nâinquiĂšte guĂšre le capital, les nĂ©olibĂ©raux et autres conservateurs. ParallĂšlement, les partis socio-dĂ©mocrates sont minoritaires Ă lâĂ©chelle du continent europĂ©en. La lourde dĂ©faite du Labour face Ă David Cameron en 2015 au Royaume-Uni montre combien leurs idĂ©es ne sâimposent pas.
Sur les deux rives de lâAtlantique, les analyses, par exemple de lâĂ©conomiste amĂ©ricain Richard Freeman et des sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, disent la mĂȘme chose. Dâun cĂŽtĂ©, le mode de financement de la politique amĂ©ricaine garantit une majoritĂ© pragmatique au sein du Parti dĂ©mocrate ; de lâautre, « les renoncements doivent ĂȘtre replacĂ©s dans la longue histoire des petites et grandes trahisons dâun socialisme de gouvernement qui a depuis longtemps choisi son camp6 ». De fait, lorsque les socio-dĂ©mocrates sont au pouvoir comme en France depuis 2012, ils nâappliquent mĂȘme pas les solutions inscrites dans leurs programmes, et vont jusquâĂ reprendre le discours lancinant des baisses dâimpĂŽts. Ils se contentent dâajustement...