Les étagères des librairies ont récemment été envahies par les ouvrages traitant de l’intelligence artificielle. Le sujet est à la mode, et à raison, car de très nombreuses questions se posent : qu’est-ce que l’intelligence artificielle ? D’où vient-elle ? Pourquoi a-t-elle accéléré ces dernières années ? Est-ce si complexe d’en comprendre les principes fondamentaux ? Comment se compare-t-elle à l’intelligence humaine ? Est-elle modestement intelligente ou au contraire superpuissante ? Va-t-elle continuer à progresser ou connaître une période de « gel » ?
Notre démarche n’est pas celle de commentateurs, mais d’acteurs. Ce chapitre a donc naturellement vocation à vous raconter ce que nous décrivons chaque jour à nos clients – les entreprises, banques, assurances, fonds d’investissement, etc. – à qui nous présentons des logiciels d’intelligence artificielle. Nous voulons en effet vous donner les mêmes clés de compréhension que celles dont disposent les entreprises qui font le choix d’intégrer l’intelligence artificielle dans le quotidien de leurs clients ou de leurs salariés.
Nous pensons qu’il n’y a aucune raison que ce sujet apparaisse comme limpide pour quelques-uns et comme obscur et mystérieux pour une immense majorité. L’effort de pédagogie de l’intelligence artificielle que nous faisons au quotidien auprès de nos clients et partenaires, nous souhaitons l’étendre à tous ceux qui se sentent concernés, intéressés ou interpellés par cette technologie. Cela nous permettra de disposer d’un vocabulaire commun et de réfléchir ensemble, dans la suite de cet ouvrage, à l’impact massif que l’intelligence artificielle a déjà sur nos sociétés.
Qu’est-ce que l’intelligence artificielle ?
Pour convaincre une entreprise de déployer de l’intelligence artificielle, il faut d’abord se mettre d’accord sur ce qu’est l’intelligence artificielle !
Ce sujet connaît des définitions très fluctuantes, l’humain ayant tendance à changer d’avis dès qu’un ordinateur atteint un objectif pour lequel un certain niveau d’intelligence était considéré comme jusqu’ici requis : on prétend alors qu’après tout il ne s’agissait peut-être pas réellement d’intelligence si une machine peut le faire !
Pour expliquer ce qu’est l’intelligence artificielle, il est souvent utile de partir de nos gestes quotidiens. Certains gestes sont mécaniques et très faciles à décrire. Par exemple, faire une tarte Tatin, dont la recette est connue et systématique : commencez par mettre le beurre en morceaux dans une casserole, puis ajoutez les pommes coupées en gros dés, etc. Mais d’autres gestes, à première vue relativement simples, sont bien plus complexes et incertains qu’il n’y paraît. Comme conduire une voiture : le trafic autour de vous, la météo, l’état de la chaussée, votre niveau d’attention, tout est unique et aucune autre situation de conduite ne sera jamais identique à celle que vous vivez à un instant t. De même, pour une conversation avec une autre personne : les réactions de votre interlocuteur sont mouvantes, changeantes, en un mot… imprévisibles !
Ces tâches, intuitivement simples mais en réalité complexes et incertaines, sont dites « cognitives » et ont un point commun : elles sont inexprimables via des règles claires qui peuvent être codées par l’humain. Il y a, chaque fois, trop de cas possibles dans la nature pour qu’une série d’instructions écrites puisse anticiper de façon réaliste ce qui peut ou va se passer. La seule solution possible était, jusqu’à récemment, de confier à un humain le soin de porter un jugement et prendre une décision en temps réel.
L’intelligence artificielle est constituée de techniques permettant précisément de modéliser ces décisions humaines, complexes et incertaines, en inférant, à partir d’exemples, les instructions à suivre dans des situations similaires ou très proches. Avec les techniques de l’intelligence artificielle, l’humain alimente désormais la machine avec des exemples et demande à l’ordinateur, à une puissance de calcul, de trouver ces règles que l’humain ne peut aisément écrire. Définie simplement par Yann LeCun1, l’intelligence artificielle est ainsi « un ensemble de techniques permettant à des machines d’accomplir des tâches et de résoudre des problèmes normalement réservés aux humains et à certains animaux2 ».
L’exemple de la tarte Tatin cité plus haut n’est pas anodin : c’est celui utilisé par Michel Serres, qui nous dit que l’intelligence artificielle n’est rien d’autre qu’une suite d’instructions, comme l’est la recette de la tarte Tatin3 ! À la différence près que la recette de la tarte Tatin s’écrit facilement, là où l’intelligence artificielle vise à modéliser des tâches cognitives, impossibles à coder pour l’humain.
Avec l’intelligence artificielle, c’est à un ordinateur que l’on confie ce travail d’écriture de la règle et c’est un changement de paradigme profond : il n’est plus nécessaire de connaître les règles régissant des tâches pour les répliquer, il suffit de disposer d’exemples de ces tâches et de les communiquer à un logiciel d’intelligence artificielle pour qu’il… apprenne. Ce nouveau paradigme permet le développement de programmes désormais capables de reconnaître la parole, d’identifier des objets sur des images, d’interpréter ou de traduire des textes, de conduire, d’effectuer un diagnostic, etc.
On associe donc l’intelligence artificielle à une certaine capacité d’apprentissage. C’est en effet grâce à l’apprentissage à partir d’exemples qu’un système d’intelligence artificielle peut devenir intelligent et comprendre comment exécuter une tâche cognitive. Et plus le système voit d’exemples, plus il améliore sa règle et sa performance. L’intelligence artificielle se fonde donc sur des procédés d’apprentissage qui prennent en compte les exemples produits par les humains et apprennent à les reproduire, en les analysant à grande échelle.
Prenons un exemple simple, qui est souvent au cœur de nos discussions avec nos clients : l’extraction de données présentes sur des documents non structurés, comme des factures. On sait, par exemple, qu’il y a toujours un montant total qui figure sur une facture. Mais ce montant total n’est jamais au même endroit car aucune facture n’a le même format. Il est donc impossible d’écrire une règle qui permette d’extraire cette donnée de factures très diverses, avec un fort niveau de précision. En revanche, il est possible d’apprendre, via des exemples, qu’un montant total est repérable par des indices :
c’est toujours un chiffre ;
c’est souvent dans un tableau ;
ce tableau est souvent au milieu de la page ;
c’est souvent en bas à droite du tableau ;
c’est sur une ligne qui affiche « Montant total » ou « Total TTC » ;
etc.
Ce sont ces indices, cet appareil cognitif que nous avons tous en tête, qui nous permettent de repérer un montant total sur une facture que nous n’avons jamais vue. C’est ce même appareil cognitif que l’intelligence artificielle construit en observant des exemples de factures traitées et en analysant à grande échelle les données générées par l’humain lorsqu’il identifie tous ces montants totaux. La machine identifie ces éléments récurrents, ou patterns en anglais, qui caractérisent de façon répétée un montant total et en tire des enseignements qu’elle capture dans un modèle, dans un corpus de règles, capable désormais de porter un jugement similaire à l’humain quand de nouvelles factures se présentent.
C’est cette même logique de construction de l’intelligence artificielle par la loi des grands nombres qui s’applique à la reconnaissance d’images, à la conduite d’un véhicule, à l’apprentissage des conversations, à la prédiction d’un événement, etc.
Intelligence, car il s’agit donc d’imiter un jugement cognitif.
Artificielle, car c’est une puissance de calcul qui crée ce modèle d’intelligence.
C’est donc tout naturellement que l’une des branches principales de l’intelligence artificielle – si ce n’est LA branche principale – s’est appelée apprentissage automatique, ou machine learning en anglais4. Avec le machine learning, un ordinateur peut ainsi produire une décision non plus à partir d’une séquence de règles préécrites, mais bien à partir de l’analyse d’exemples et de l’identification d’habitudes répétitives. L’intelligence artificielle permet ainsi d’apprendre des habitudes et leur donne un sens, donc une forme d’intelligence.
L’intelligence artificielle est-elle vraiment intelligente ?
L’intelligence artificielle existe bel et bien mais elle ne recoupe pas l’intelligence que nous observons chez l’humain dans toute sa panoplie. L’intelligence artificielle dont nous discutons chaque jour au sein de nos entreprises n’est pas un modèle idéal d’intelligence, loin de là ! En effet, l’intelligence – au sens de la capacité à contextualiser en permanence, de la curiosité, de l’émotion, de l’aptitude à lier différentes disciplines, et donc de la capacité à développer une « innovation de masse », facteur décisif de la prospérité économique moderne, sujet clé sur lequel nous reviendrons plus loin – est « réservée au vivant », comme le dit Luc Julia, co-inventeur de l’assistant vocal Siri5.
L’intelligence artificielle a donc les apparences de certains aspects de l’intelligence humaine et ressemble en cela un peu à la nôtre, mais de manière à la fois augmentée (car elle peut traiter bien plus de données que l’humain, apprenant de milliards d’exemples) et très parcellaire (car elle ne fait qu’apprendre les tâches que l’on veut bien lui enseigner, qui sont toujours très ciblées). C’est en cela qu’elle est artificielle : elle ne fait que se concentrer sur des domaines d’activité très précis. Dans la plupart des cas, on parle d’ailleurs de machine learning supervisé, signifiant que l’apprentissage se concentre sur une tâche bien spécifique (exemple : extraire un montant total de factures jamais vues précédemment), à partir d’exemples spécifiquement produits par l’humain pour entraîner la machine à cette fin.
Notons, et cela aura une importance capitale pour la suite du livre, que cela positionne en un sens les travailleurs humains comme « dresseurs, manouvriers et agents d’entretien » de l’intelligence artificielle6.
Il reste donc que l’intelligence artificielle se montre dans bien des cas très supérieure à l’humain, mais seulement pour des tâches bien définies et très ciblées. Le modèle raisonne en fonction des exemples passés qu’il a analysés et du corpus de règles qu’il en a induit. Rien n’existe pour lui au-delà : pas de contexte, pas de créativité, pas de vécu, pas d’émotion.