Comme le rappelle lâexpert vĂ©tĂ©ran Johnson13, le renseignement rĂ©pond Ă un besoin anthropologique : la nature humaine espĂšre une amĂ©lioration de sa condition, mue par lâambition, et craint simultanĂ©ment le danger, soumise Ă un instinct de survie, ce qui provoque chez lâhomme la recherche dâinformations (cycle du renseignement), la protection de celles quâil dĂ©tient (contre-espionnage), la recherche dâun avantage accru (action clandestine) et la protection contre les abus du secret (accountability). On peut transposer cette approche Ă toute communautĂ©. Le besoin de renseignement est ainsi liĂ© Ă ce que lâuniversitaire canadien David appelle la « permanence de lâĂ©tat dâinsĂ©curitĂ©14 ». La notion de renseignement est donc de ce fait presque aussi ancienne que celle dâespionnage et que lâhistoire, mais elle ne se laisse pas facilement apprĂ©hender. Comme lâindique un observateur amĂ©ricain, « toutes les tentatives pour dĂ©velopper des thĂ©ories ambitieuses sur le renseignement ont Ă©chouĂ©15 ». En 2002, un des historiens internes de la communautĂ© amĂ©ricaine du renseignement, Warner16, reconnaissait encore quâune dĂ©finition du renseignement Ă©tait nĂ©cessaire : « MĂȘme aujourdâhui, nous nâavons pas de dĂ©finition du renseignement communĂ©ment acceptĂ©e. »
Il faut pourtant se garder de donner du renseignement une dĂ©finition trop vague. Comme lâa indiquĂ© lâexpert suĂ©dois Agrell : « Si tout est renseignement, rien nâest renseignement17. » Il ne faut pas non plus en donner une dĂ©finition absolue car, comme le rappelle le criminologue canadien Brodeur, « le renseignement nâest pas un objet qui tient sa spĂ©cificitĂ© de ses caractĂšres intrinsĂšques mais plutĂŽt de ses propriĂ©tĂ©s relationnelles18 » avec divers termes : information, savoir, science, preuve, surveillance, producteur, destinataire, contenu ou processus.
En français, le mot renseignement dĂ©signe une double rĂ©alitĂ©. Câest dâune part une information particuliĂšre mĂȘme si sa particularitĂ© ne doit pas aller jusquâĂ considĂ©rer, comme le veut la thĂ©orie amĂ©ricaine de lâintelligence exceptionnalism, quâil sâagit dâune information radicalement diffĂ©rente des autres. Celle-ci est marquĂ©e par des besoins spĂ©cifiques, par des considĂ©rations dâĂtat comme par le souci de sĂ©curitĂ©. Il renvoie dâautre part Ă une organisation, une structure, une machinerie confinĂ©e, relevant de lâĂtat et travaillant sous le contrĂŽle de lâexĂ©cutif. Il est nĂ©cessaire dâidentifier prĂ©cisĂ©ment ce type particulier dâinformation, dĂ©nommĂ©e intelligence en anglais, Nachrichten en allemand, ŃĐ°Đ·ĐČДЎĐșĐž en russe ou qĂng bĂ o (æ
æ„) en chinois, mais aussi de dĂ©crire les traits caractĂ©ristiques de la machinerie qui le produit. Cette information singuliĂšre, marquĂ©e par le secret et le confinement, participe de notre sociĂ©tĂ© de lâinformation, dĂ©finie, elle, par lâaccumulation dâinformations globalisĂ©es, ouvertes et concurrentielles. Au XVIIe siĂšcle, le mathĂ©maticien britannique Bayes a dĂ©montrĂ© comment amĂ©liorer les probabilitĂ©s de bonne dĂ©cision en mixant de nouvelles et dâanciennes informations. Mais si elle sâinscrit dans une approche gĂ©nĂ©rale que lâon peut qualifier de « bayĂ©sienne », son Ă©conomie est diffĂ©rente.
Il est nĂ©cessaire de mesurer comment et dans quelles conditions ce secteur des politiques publiques, profondĂ©ment enracinĂ© dans une culture du secret, du cloisonnement et de la clandestinitĂ©, sâinsĂšre dans les dĂ©mocraties fondĂ©es sur le suffrage, la dĂ©libĂ©ration, la critique, la transparence et le droit, avec quelles tensions, quels arbitrages et quelle cohĂ©rence. Câest dire la difficultĂ© de trouver une dĂ©finition synthĂ©tique, consensuelle, pour une rĂ©alitĂ© qui est, Ă lâĂ©vidence, composite et parfois contradictoire. Câest dire aussi le poids des dĂ©fis, des obstacles et des contradictions qui pĂšse sur lâĂ©volution du renseignement aujourdâhui.
Ă la recherche dâune dĂ©finition fonctionnelle du renseignement
Cette quĂȘte est Ă rapprocher, parmi de nombreuses tentatives, de dĂ©finitions qui permettent de mettre en Ă©vidence les fonctions du renseignement.
Lâapproche psychologique
Selon les anciens Grecs, le renseignement Ă©tait la mĂštis : une intelligence avisĂ©e et rusĂ©e, qui Ă©tait divinisĂ©e. Selon la dĂ©finition de lâhellĂ©niste et rĂ©sistant Jean-Pierre Vernant, il sâagissait dâun « ensemble complexe, mais trĂšs cohĂ©rent, dâattitudes mentales, de comportements intellectuels qui combinent le flair, la sagacitĂ©, la prĂ©vision, la souplesse dâesprit, la feinte, la dĂ©brouillardise, lâattention vigilante, le sens de lâopportunitĂ©, des habiletĂ©s diverses, une expĂ©rience longuement acquise19 ». Cette approche nâest pas dĂ©passĂ©e et retrouve mĂȘme peut-ĂȘtre ces jours-ci un sens nouveau face aux dĂ©veloppements que connaĂźt le monde. Sous cet angle, le renseignement est une attitude correspondant Ă la notion de situational awareness Ă©voquĂ©e par des auteurs anglo-saxons comme David Omand, aussi bien quâune envie et un dĂ©sir de connaĂźtre et de comprendre. Il sâoppose aussi bien Ă une vision doctrinaire des rĂ©alitĂ©s quâĂ un abandon crĂ©pusculaire devant celles-ci. Câest aussi, comme le signale le romancier Kemp, « une affaire de bĂȘte Ă sang froid20 ». En suivant la caractĂ©rologie proposĂ©e par le philosophe Gaston Berger21, le renseignement fait appel Ă des personnalitĂ©s de type secondaire.
Lâapproche organisationnelle
Le renseignement est aussi une mĂ©canique â une machinery, selon lâexpression retenue par le gouvernement britannique â et un processus mettant en jeu de nombreux acteurs individuels et collectifs qui relĂšvent de lâĂtat. Dans cette perspective, il sâagirait dâune information que le secteur privĂ© ne peut offrir aux autoritĂ©s. Selon lâexpert amĂ©ricain Berkowitz, « la justification dâun appareil de renseignement est de trouver et interprĂ©ter une information concernant la sĂ©curitĂ© nationale dont le gouvernement a besoin mais quâil ne peut obtenir des mĂ©dias ou dâautres sources commerciales. Cette information relĂšve gĂ©nĂ©ralement des catĂ©gories suivantes : de lâexpertise que le secteur privĂ© ne peut entretenir parce quâelle serait non profitable ; de lâinformation que le secteur privĂ© ne veut ou ne peut collecter parce quâelle serait non profitable ou trop exigeante sur le plan technologique ; de lâinformation que le secteur privĂ© ne veut ou ne peut collecter en raison des contraintes lĂ©gales ou des risques22 ».
La machine Ă renseigner sâinscrirait alors dans une dimension cybernĂ©tique, selon lâexpression forgĂ©e par Norbert Wiener en 1948. Selon Lowenthal, le renseignement correspond dâabord Ă un « processus par lequel des informations spĂ©cifiques importantes pour la sĂ©curitĂ© nationale sont demandĂ©es, collectĂ©es, analysĂ©es et fournies ». InspirĂ© par les mĂ©thodes dâorganisation industrielle des annĂ©es 1920 et par une attention particuliĂšre au contrĂŽle de sa confection, il vise Ă la qualitĂ© du produit quâil fournit Ă ses destinataires. Compte tenu de ses origines, il ne peut cependant Ă©chapper au risque dâobsolescence : pour le commentateur David Rothkopf, « les consĂ©quences profondes de lâavĂšnement de lâĂąge de lâinformation posent de questions sĂ©rieuses sur lâavenir du renseignement [âŠ]. Il y a un besoin toujours plus urgent de repenser comment, pourquoi, quand, oĂč et par quels moyens le renseignement est collectĂ©, analysĂ© et utilisĂ©23 ».
Lâapproche politique
Certains auteurs, tels les experts britanniques Gill et Phythian, soulignent que le renseignement nâest pas seulement un processus dâinformation et de connaissance mais aussi un instrument de puissance impliquant politique et action24. Câest le « pouvoir de renseignement » (intelligence power) dĂ©fini par le vĂ©tĂ©ran britannique Herman, qui peut devenir aussi « pouvoir du renseignement ».
On peut donc sâattacher dans ce cas Ă sa finalitĂ©, en y voyant une catĂ©gorie dâinformation tenant Ă son destinataire particulier : une « information collectĂ©e, organisĂ©e ou analysĂ©e pour les acteurs ou les dĂ©cideurs25 » ou une « information politiquement pertinente, collectĂ©e par des moyens ouverts et clandestins et soumise Ă lâanalyse, afin dâĂ©duquer, dâĂ©clairer ou dâaider le dĂ©cideur dans la formulation et la mise en Ćuvre de la politique Ă©trangĂšre et de sĂ©curitĂ© nationale26 ». Le renseignement est alors un adjuvant de la dĂ©cision. Comme le veut la dĂ©finition allemande du renseignement, câest lâĂ©clairage (AufklĂ€rung) qui est recherchĂ©. Aux Ătats-Unis, les buts officiels du renseignement sont ainsi, en vertu de lâexecutive order (EO) 12333 prĂ©sidentiel du 4 dĂ©cembre 1981 amendĂ©, dans sa derniĂšre rĂ©daction, le 31 juillet 2008, de « fournir au prĂ©sident, au Conseil de sĂ©curitĂ© nationale et au Conseil de sĂ©curitĂ© intĂ©rieure lâinformation nĂ©cessaire pour fonder les dĂ©cisions relatives au dĂ©veloppement et Ă la conduite des politiques Ă©trangĂšre, de dĂ©fense et Ă©conomique et Ă la protection des intĂ©rĂȘts nationaux des Ătats-Unis contre les menaces extĂ©rieures contre la sĂ©curitĂ© ».
Ces dimensions se retrouvent toutes dans la dĂ©finition classique du renseignement donnĂ©e en 1949 par lâun des pĂšres fondateurs du renseignement amĂ©ricain contemporain, Kent27, professeur Ă Yale, et reprise notamment par lâOTAN28, selon laquelle le renseignement est tout Ă la fois une information (le produit), une activitĂ© (la pratique) et une organisation (le producteur).
Lâinformation, dimension matĂ©rielle centrale
Un rapport au réel
Le renseignement est dâabord un fait. Il existe cependant des diffĂ©rences entre le fait brut observĂ©, visible, photographiĂ©, et le fait situĂ©, corrĂ©lĂ©, analysĂ© et mis en perspective. Câest le contraste entre un nom dans un annuaire et un nom dans une notice biographique de type Whoâs Who ou WikipĂ©dia. La notion de renseignement brut doit, Ă cet Ă©gard, ĂȘtre prise avec prudence. Une image satellite peut ne pas avoir de signification pour un profane : elle doit ĂȘtre interprĂ©tĂ©e. Le renseignement est ainsi un systĂšme qui vise Ă passer du tacite Ă lâexplicite, en filtrant, prĂ©cisant, qualifiant, commentant lâinformation. Câest le sens des reprĂ©sentations des « pyramides du renseignement » qui fleurissent.
De la donnée au renseignement
Source : Singh Gill M. et Nath S., University of Ottawa.
Ces faits doivent aussi ĂȘtre triĂ©s, archivĂ©s, conservĂ©s. Le renseignement est un peu comme la BibliothĂšque de Babel (1941), chĂšre Ă lâĂ©crivain argentin Jorge Luis Borges, dans laquelle les fichiers et la mĂ©moire jouent un rĂŽle central. Câest un monde de mĂ©thodologie qui sâappuie sur le fichage et le criblage des donnĂ©es ; un monde de limites oĂč pĂšse en permanence le risque ; un monde de technologie oĂč la National Security Agency (NSA), agence de renseignement technique amĂ©ricaine, est rĂ©putĂ©e produire lâĂ©quivalent dâune BibliothĂšque du CongrĂšs (74 tĂ©raocte...