En dépit du paysage bucolique de la Virginie à l’automne qui décore la conférence Zoom de l’interview qu’il me donne, Robert Malone bouillonne. « Je suis très content que vous m’ayez contacté », commence-t-il par dire, sous-entendant que personne d’autre n’y a pensé. De fait, avec son épaisse barbe blanche et son faux air d’Ernest Hemingway, Robert Malone est bien le pionnier de la technologie d’ARN messager. Celle qui a permis de développer à une vitesse fulgurante les premiers vaccins contre la pandémie de Covid-19 qui paralyse encore le monde à l’approche de l’été 2021.
Certes, l’arbre généalogique de cette technologie a de nombreuses branches. Il est évident qu’elle s’est construite sur des décennies de recherches fondamentales et une multitude de progrès collectifs. Toutefois, la littérature scientifique le démontre : Robert Malone a bien cosigné, en août 1989, le premier article exposant une recherche montrant la possibilité d’amener de l’ARN messager protégé par une petite boule de graisse chargée positivement (un liposome1) dans des cellules de culture, pour qu’il puisse délivrer là les informations nécessaires à la fabrication de protéines.
L’article fondateur
C’est donc à ce moment précis de 1989 que la science de l’ARN (voir le prologue) commence à devenir une technologie. Le principe à l’origine des vaccins à ARN messager de Pfizer-BioNTech et de Moderna, qui ont reçu en novembre 2020 l’autorisation d’être injectés à des centaines de millions de gens, remonte bien à cet article et ses trois signataires (Robert Malone étant le principal). Entre cette publication dans la très prestigieuse revue Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS) et le moment, en 2020, en pleine pandémie, où des vaccins basés sur ces recherches vont jouer les quasi-sauveurs de l’humanité, trois décennies se sont écoulées.
Que s’est-il passé en trente ans ?
Jusqu’à maintenant, la technologie d’ARN messager n’avait jamais réussi à obtenir le sésame de l’industrie pharmaceutique : l’autorisation de mise sur le marché. Désormais, il est probable que cette technologie au succès incroyable finisse couronnée par un prix Nobel. Cela promet une belle bataille en paternité, qui ne sera au fond que le reflet de l’histoire mouvementée de l’ARN messager.
Si l’ARN a mis tant de temps à émerger, ce n’est pas seulement à cause des défis de la biologie moléculaire. L’histoire qui commence avec Robert Malone est aussi pleine de querelles, de doutes, de brevets oubliés ou jamais déposés, d’articles scientifiques rejetés par les grandes revues, de stratégies financières l’emportant sur les paris scientifiques. Et de carrières brisées ou ayant déraillé.
Sur les épaules des géants de la thérapie génique
Quand Robert Malone raconte sa vie de scientifique, elle apparaît pleine de cicatrices. Dans un des e-mails qu’il m’envoie, lesté d’une multitude de documents à l’appui de ses propos, il parle même de « viol intellectuel » à propos de son expérience fondatrice. Son histoire illustre en tout cas la science telle qu’elle se fait, et pas comme la racontent les cellules de communication des grandes universités ou de relations publiques des Big Pharma. Mais bon, on ne peut pas être au départ de ce qui s’impose aujourd’hui comme une révolution médicale – bien au-delà des vaccins, on le verra – sans que cela tangue ou chavire.
En 1988, Robert Malone a 29 ans. Il a commencé sur le tard des études de médecine après avoir exercé différents métiers. Il est alors étudiant en biologie moléculaire à l’Université de Californie à San Diego. On est dans les années sida et il se passionne pour les rétrovirus.
Dans la Silicon Valley voisine, les biotechnologies nées des recherches de la guerre contre le cancer lancées par Nixon en 1971 sont devenues les nouvelles stars de la Bourse. Genentech, aujourd’hui filiale de Roche, a lancé la commercialisation des premières protéines dites recombinantes, en modifiant les gènes de bactéries pour produire de l’insuline humaine. Chiron, qui sera plus tard racheté par Novartis, vient de cloner le virus VIH. Cela permet le développement des premiers tests sanguins.
Dans cette ambiance où tout semble possible, une autre technologie encore plus radicale prend corps : la thérapie génique. Jusque-là, on se servait des techniques du génie génétique pour produire, dans des bactéries ou des levures, des protéines humanisées qui seront injectées comme des médicaments. Pourquoi ne pas aller plus loin et remplacer un gène défectueux dans une cellule humaine, voire lui faire fabriquer l’une ou l’autre de ces protéines essentielles contre une myriade de maladies ?
L’idée qui domine alors est de se servir de la capacité naturelle des virus à faire entrer leur matériel génétique dans les cellules comme moyen de transport des informations génétiques. La question est un peu technique, mais Robert Malone fait partie de ceux qui se demandent si les rétrovirus ne seraient pas un meilleur véhicule pour un tel transport. Les rétrovirus, en effet, ont l’avantage de transformer leurs génomes d’ARN simple brin en une molécule d’ADN double brin, laquelle s’intègre de manière stable dans le génome de la cellule cible.
C’est cette question qui amène Robert Malone à poursuivre son master puis son doctorat à l’Université de San Diego. Et de là, à entrer au Salk Institute en 1988, le temple à l’architecture futuriste de la recherche en biologie moléculaire, érigé face au Pacifique par l’inventeur du vaccin de la polio, Jonas Salk. « Là, je suis vraiment monté sur l’épaule des géants, explique Malone, qui connaît son Newton. À l’époque, l’Institut Salk abritait encore le laboratoire de Francis Crick [le codécouvreur de l’ADN] et de six prix Nobel. »
La face cachée du Salk Institute
C’est là aussi, entre enseignement et recherche, que travaillent quelques-uns des principaux pionniers des thérapies géniques, comme Theodore Friedman qui en a eu l’idée dès 1972, ou Inder Verma qui a créé le premier virus modifié génétiquement, potentiellement utile pour transporter des gènes, ou encore David Baltimore, prix Nobel en 1975 pour ses travaux qui ont mené à la découverte de la transcriptase inverse, une enzyme très spécifique des rétrovirus dont le génome est constitué d’ARN et peut insérer des gènes dans l’ADN de cellules hôtes.
Entre le désert et l’océan, le béton lissé de l’Institut Salk cache cependant des aspérités. Les géants de la recherche scientifique ont aussi leurs vicissitudes. David Baltimore s’est débattu dix ans dans une affaire de fraude scientifique dont il a été blanchi. À la suite d’accusations de harcèlement sexuel, Inder Verma a disparu des radars, en dépit de ses découvertes majeures dans le cancer et l’immunologie.
Mais de tout cela, le jeune Malone n’est alors pas conscient. Il ne voit qu’un lieu magique et le flux phénoménal d’informations et d’idées nouvelles dans lequel il baigne. « J’étais littéralement immergé dans une mer de connaissance. » Ayant rejoint le laboratoire d’Inder Verma, il se lance dans son travail de doctorat. Sa thèse se concentre sur une question : comment faire d’un rétrovirus un vecteur viral pour le transport de matériel génétique ? Il commence à apprendre à synthétiser de l’ARN pour y inclure les informations moléculaires qui s’en iront fabriquer des protéines dans les cellules hôtes. En langage scientifique, on dit que ces informations (appelées codons, les mots du code de l’ARN) véhiculées par l’ARN vont « exprimer » des protéines dans les cellules hôtes.
C’est quoi, l’ARN ?
Mais il faut que ces protéines puissent se voir pour être mesurées. Pour cela, les biologistes utilisent plusieurs protéines marqueurs. Robert Malone choisit d’en privilégier une : la luciférase, une protéine dont le gène a été découvert chez la luciole et cloné en 1987. Elle a l’avantage d’être bien visible, parce qu’elle est luminescente. Elle se compte donc facilement dans les boîtes de Petri où l’on cultive les cellules. En travaillant sur l’ARN messager, Robert Malone s’aperçoit que cette molécule a des propriétés de plus en plus intéressantes.
À ce stade, il me paraît utile de tenter une description : c’est quoi, l’ARN messager ? Découvert en 1960, l’acide ribonucléique, en toutes lettres, est une copie d’une partie de l’ADN (acide désoxyribonucléique) contenant les instructions d’assemblage d’une protéine spécifique. À partir de ce plan, de petites usines moléculaires appelées ribosomes produisent les protéines nécessaires. Dès lors, pourquoi ne pas sauter l’étape de l’ADN pour amener ces informations, ce plan de l’ARN, directement dans la cellule ? La question doit vous paraître nébuleuse, j’essaie de la reposer avec d’autres mots : pourquoi ne pas fabriquer directement un ARN de synthèse pour utiliser sa fonction de « facteur » qui lui permet de porter à l’intérieur des cellules les informations nécessaires pour produire des protéines qui remplaceront celles qui manquent ou celles qui sont mal formées, dans le cas de certaines maladies ? Le hic, c’est qu’à cette époque la synthèse d’ARN messager est encore une technologie de laboratoire, contrairement à la synthèse de l’ADN, qui en est déjà au stade industriel. « On savait produire des ARN courts et en petit nombre », explique Robert Malone dans son décor de Virginie automnale.
Il entend alors parler d’un doctorant de l’Université de Californie à San Francisco, Pablo Garcia, qui a « hacké » la principale méthode de production d’ADN avec des plasmides (des molécules d’ADN de bactéries). Dans les années 1970, la capacité à se répliquer de manière autonome de ces plasmides avait elle-même été détournée pour produire des ADN modifiés. C’est ce qui a permis l’industrialisation du génie génétique. D’où l’interrogation de Malone : la cassette de plasmides2 développée à San Francisco permet-elle la synthèse d’ARN messagers portant les instructions de fabrication de protéines à la demande ? C’est le cas mais cela n’intéresse pas grand monde à l’époque. Sauf Robert Malone.
Entrée en scène des lipides
Ayant obtenu une de ces cassettes de production, il commence à travailler avec différentes lignées de cellules pour obtenir, après purification, suffisamment d’ARN messager codant sa protéine témoin, la luciférase. « J’étais particulièrement motivé pour réussir cette synthèse, parce que la réussite de mon doctorat dépendait d’elle », dit-il, penché sur son écran et détachant chaque mot, comme pour bien graver sa trace dans l’histoire.
Reste un second défi : comment amener ces ARN messagers dans la cellule pour qu’ils donnent leurs instructions aux ribosomes, les « usines » à protéines ? La grande difficulté de cette opération, baptisée transfection, est que les membranes cellulaires (la cloison et la porte des cellules) sont chargées négativement, tout comme les ARN messagers. La loi des pôles électriques est implacable : ils sont donc repoussés.
À cette époque, il existe deux méthodes de transfection de matériel génétique dans les cellules pour contourner ce problème, en recourant à des astuces chimiques. Quelques expériences de transfection d’ARN ont été menées avec ces technologies, par exemple par le biologiste moléculaire John Dunn du laboratoire national de Brookhaven, avec un virus à ARN de la polio en 1985. Mais de manière générale, ces technologies concernaient principalement l’ADN, qui est lui aussi chargé négativement et posait le même problème que l’ARN.
La bataille classique entre chercheurs et financiers
En novembre 1987, le biochimiste Philip Felgner publie dans les Proceedings of the National Academy of Sciences une nouvelle approche pour faire entrer de l’ADN dans les cellules. Il utilise des agrégats de lipides. Liés à l’ADN, ces liposomes le protègent et facilitent son passage au travers de la membrane des cellules, un peu comme si on vous prêtait une veste et une cravate pour entrer dans un restaurant ayant un dress code strict. Ces liposomes sont les ancêtres des nanoparticules de lipides utilisées aujourd’hui dans les vaccins de Moderna et Pfizer-BioNTech.
Phil Felgner travaillait à cette époque au Syntex Research Institute, à Palo Alto. « Syntex était alors le modèle de l’entreprise de biotechnologies », m’explique-t-il en visioconférence depuis son bureau de l’Université de Californie à Irvine où il est aujourd’hui professeur. Syntex est effectivement une entreprise étonnante. Fondée en 1944 à Mexico City par l’inventeur de l’indice d’octane, Russell Marker, elle a gagné des fortunes en fabriquant à partir d’ignames mexicaines des stéroïdes thérapeutiques comme la cortisone et la progestérone, laquelle donnera naissance aux premières pilules contraceptives.
Intégrée dans le groupe Roche en 1994, Syntex est cependant dans les années 1980 à la recherche d’un nouveau souffle. Elle se trouve aussi au cœur d’une bataille classique dans l’industrie pharmaceutique entre les financiers, qui ont pour horizon les prochains résultats trimestriels, et les chercheurs, qui pensent en décennies. « L’un d’entre eux m’a dit à l’époque qu’il faudrait trente ans pour que mes travaux débouchent sur une application concrète. Cela s’est révélé vrai », sourit Phil Felgner en essayant de retrouver le nom de ce collègue sur Internet.
Située à proximité de l’Université de Stanford, Syntex est encore, au début des années 1980, plus orientée vers la recherche que vers le profit. Elle investit davantage que ses concurrentes, proportionnellement, dans la science fondamentale. « Nous avons commencé à étudier les liposomes à partir de 1983, parce qu...