Les femmes doivent-elles vraiment se sentir coupables de l’amour qu’elles ressentent à l’égard de leur fils et du désir, souvent intime, de les protéger contre les risques de la vie ?
» Quand je serai grand, je me marierai avec maman
Cette phrase, souvent entendue dans la bouche de nos chers bambins, révèle, du moins au moment où elle est exprimée, l’amour inconditionnel qui unit un fils à sa mère. Elle confirme ce que chacun sait désormais : si un petit garçon fantasme ainsi, c’est qu’entre lui et sa mère une relation d’une nature exceptionnelle, faite de charme, d’attrait, de séduction et d’amour, se développe chez l’enfant entre 3 et 7 ans. Ce désir de se marier avec maman ne paraît pas très inquiétant tant il est banal. Pourquoi, alors, évoquer un excès de tendresse maternelle au lieu de considérer que l’enfant témoigne par là de ce que sa mère a rempli sa fonction et son devoir : apprendre à son fils à aimer ? La gêne vient évidemment de la conception de la relation qui semble devoir unir deux personnes de sexe opposé. Entre une mère et son fils, il y a certes une relation de séduction, mais de séduction nécessaire. Il y a dans toute relation entre une mère et son enfant deux étapes fondamentales pour aider ce dernier à se développer : une séduction première, appelée « séduction originaire6 », et une séduction seconde, aujourd’hui beaucoup mieux connue de chacun : l’œdipe.
» Ne pas avoir peur d’être belle pour son fils
Personne ne peut nier l’importance fondamentale que représente la rencontre entre un bébé et sa mère. Cette rencontre, toujours dissymétrique, l’est doublement quand l’enfant est un garçon, car à la dissymétrie adulte/enfant s’ajoute la dissymétrie masculin/féminin. À sa naissance, un bébé est ouvert sur le monde, mais incapable de s’aider lui-même parce que le développement de son organisme n’est pas achevé et qu’il ignore tout des dangers. L’adulte de référence, essentiellement la mère en l’occurrence, mais aussi, et à un moindre degré, le père, se sent spontanément poussé à établir une relation ouverte, vitale, qu’on peut qualifier de naturelle et de réciproque. Ce sont les soins attentifs et quasi constants prodigués par la mère qui sont l’occasion d’une séduction involontaire, désignée comme « séduction précoce » par Jean Laplanche qui écrit : « La séduction précoce, liée aux soins maternels, peut être dégagée des impasses où la conduisait la description freudienne centrée sur l’éveil des sensations génitales. » Ainsi, quand on parle de séduction entre la mère et son enfant, il ne faut pas tout confondre. Il s’agit ici d’une attitude maternelle essentielle pour que le très jeune enfant se sente aimé, et pour qu’il cherche à répondre aux « messages » que sa mère lui envoie. C’est de cette manière que se construit le psychisme, et c’est pour cela que les mères ne doivent pas avoir peur d’être belles pour leur fils, de le séduire au sens où nous l’entendons ici. Il y va d’une nécessité psychique, pour que le bébé aime sa mère et, ainsi, pour qu’il s’ouvre au monde.
Le devenir de cette relation prendra des formes diverses au gré de l’évolution de l’enfant. Cela passera par « Maman est la plus belle », source inépuisable de comparaisons, de compétitions et d’idéaux. Plus tard, l’enfant respectera l’autorité de sa mère grâce, en partie, à cette séduction originaire, pour ne pas la décevoir. Plus tard encore, il se sentira en dette à son égard, sans doute inconsciemment, pour lui avoir permis de se sentir aimé et admiré dès le début.
» L’œdipe, c’est l’œdipe, ce n’est pas l’inceste
Que n’a-t-on pas écrit, affirmé, répété et surtout déformé à propos de ce fameux œdipe ! La seconde moitié du XXe siècle a nourri la confusion en matière de conseils éducatifs par la déformation d’un certain nombre de concepts psychanalytiques. Aujourd’hui, tout un chacun croit savoir ce qu’il en est du complexe d’Œdipe. Rappelons tout de même l’intuition de Freud : « J’ai trouvé en moi, comme partout d’ailleurs, des sentiments d’amour envers ma mère, et de jalousie envers mon père, sentiments qui sont, je pense, communs à tous les jeunes enfants… » Évoquant alors Œdipe-Roi, la tragédie de Sophocle, Freud ajoute : « Chaque auditeur fut un jour en germe, en imagination, un Œdipe et, devant la réalisation de son rêve transposé dans la réalité, il frémit suivant toute la mesure du refoulement qui sépare son état infantile de son état actuel. » « Dans l’infantile… en germe… en imagination… et refoulé7 ! » On mesure bien le degré de confusion entre la lecture freudienne de la vie psychique et la traduction qui en a été faite par la suite.
Le malentendu se situe au moins à deux niveaux. Une mère a le droit de prendre son fils dans ses bras, de le chatouiller, de l’embrasser avec amour et tendresse. En cela, elle ne commet aucun geste incestueux, c’est même le contraire. L’autre confusion peut se produire quand l’enfant prononce la phrase : « Quand je serai grand, je me marierai avec Maman. » Là, il y a l’occultation de la différence entre l’enfant et l’adulte. Évidemment, si une maman disait à son fils avec autant de certitude que le petit garçon y met : « Quand tu seras grand, je me marierai avec toi », on pourrait se demander si une telle phrase n’implique pas un comportement incestueux de la part de la mère. L’enfant, lui, introduit une distinction que l’on peut évidemment attribuer à son principe de réalité déjà bien affirmé, puisqu’il dit « quand je serai grand », c’est-à-dire plus tard, mais que l’on peut aussi expliquer plus subtilement : la rivalité avec le père est tenue sous silence.
Ce qu’on appelle le refoulement apparaît ici dans toute sa clarté. Maintenant ou plus tard, chez la mère comme chez l’enfant, ce n’est que dans les rêves que surgiront parfois des désirs incestueux. Certes, les deux champs, celui de l’œdipe et celui de l’inceste, ne sont pas sans rapport, et le non-dit ou l’implicite n’est pas un critère d’inexistence. À l’adolescence en particulier, ces désirs peuvent resurgir d’un côté comme de l’autre. C’est vrai que cette mère qui m’avait un jour confié qu’elle connaissait tout des relations amoureuses, sentimentales et sexuelles de son fils avait clairement suscité en moi une gêne. Mais est-ce une raison pour nier le fait que l’amour maternel assure la survie de l’enfant aussi bien physique que psychique, qu’il est le « socle d’un narcissisme de bon aloi », d’une curiosité et d’un commerce favorable avec le monde et les autres8 ?
En vérité, l’œdipe témoigne de l’attachement entre une mère et son fils et constitue un point crucial dans la structuration du psychisme humain. La compréhension inexacte de ce concept psychanalytique a brouillé les cartes. Les facilités de langage, que se sont autorisés les psychanalystes eux-mêmes, ont favorisé cette confusion dans la mesure où certains ont parlé de désirs incestueux, voire d’inceste, sans préciser qu’il s’agissait de rendre compte rétrospectivement de fantasmes refoulés et inconscients ou de métaphores dans lesquelles la sexualité n’était pas à entendre au sens commun du terme.
En outre, tous les chercheurs et les cliniciens s’accordent aujourd’hui à reconnaître que Freud a sûrement trop systématisé le traumatisme d’une séduction, faisant de l’enfant un prématuré psychique, passif, soumis et même victime de l’amour de l’adulte. Or, a contrario, tous les travaux récents montrent combien un bébé, dès ses premiers jours, interagit avec le monde qui l’environne et en particulier avec sa mère, ce qui conduit à privilégier la piste de l’intersubjectivité plutôt que la sujétion.