Crise des valeurs, pertes des repĂšres, dĂ©clin de la morale, confusions Ă©thiques. De tels diagnostics sur notre Ă©poque sont tellement partagĂ©s quâil serait bien tĂ©mĂ©raire de les mettre en doute. Et pourtant, pour peu que lâon prenne un peu de recul, le bouleversement moral de nos temps dĂ©semparĂ©s paraĂźtra bien limitĂ©.
Car, au fond, quâa-t-on inventĂ© de vraiment rĂ©volutionnaire en matiĂšre Ă©thique depuis que le terme existe ? En rĂ©alitĂ©, pas grand-chose. Le principe de base, la fameuse rĂšgle dâor6, « Ne fais pas Ă autrui ce que tu ne voudrais pas quâautrui te fasse », existe depuis au moins trois mille ans puisquâon le trouve dĂ©jĂ dans le zoroastrisme, dans le confucianisme, dans le bouddhisme et dans la philosophie des Anciens et des Modernes. Hobbes (LĂ©viathan, XV) y voit mĂȘme le rĂ©sumĂ© de toutes les lois.
Ă ce premier principe, on peut en ajouter un deuxiĂšme, plus exigeant moralement, qui dĂ©finit en sus du non-prĂ©judice la non-indiffĂ©rence morale. Sa formule serait : « Ne laisse pas faire Ă autrui ce que tu ne voudrais pas quâautrui te fasse, Ă toi ou Ă tes proches. » LĂ encore, force est de constater que les morales antiques sont remplies de propositions de ce type qui invitent Ă sortir de lâĂ©goĂŻsme naturel.
Un troisiĂšme principe, dĂ©signant lâexigence morale ultime, est celui de la bonne volontĂ© ou bienveillance. Il pourrait ĂȘtre formulĂ© ainsi : « Fais Ă autrui ce que tu pourrais vouloir quâautrui fasse pour toi et tes proches. » Câest un principe Ă©vangĂ©lique (Mt 7, 12 ; Lc 6, 31), mais qui, lĂ encore, plonge ses racines dans les profondeurs de lâhistoire humaine7.
RĂ©sumons. Non-prĂ©judice (ou respect), non-indiffĂ©rence (ou attention Ă lâautre), bonne volontĂ© (ou bienveillance) : que peut-on vouloir de mieux en matiĂšre Ă©thique ? Et connaĂźt-on une seule morale, digne de ce nom, qui ferait lâĂ©loge de lâirrespect, de lâindiffĂ©rence et de la malveillance ? Non, bien sĂ»r : ce serait mĂȘme une contradiction dans les termes.
Par oĂč lâon peut conclure que, lorsquâon parle de bouleversement Ă©thique, il ne sâagit pas tant du « contenu » des principes moraux que du « contexte » de leur expression. Quâest-ce Ă dire ? Eh bien que, sur la base de ce consensus Ă©thique universel, lâhistoire rĂ©cente a Ă©tĂ© marquĂ©e par trois transformations majeures.
La premiĂšre concerne les fondements de ces principes : sur quoi reposent-ils ? Faut-il y voir la voix immĂ©moriale de la tradition, la conformitĂ© Ă lâordre immuable de la nature ou lâexpression dâun commandement divin ? Ce qui caractĂ©rise la crise moderne est quâaucune de ces trois rĂ©ponses ne fonctionne plus de maniĂšre Ă©vidente et que, face au silence des sources antĂ©rieures, extĂ©rieures ou supĂ©rieures, le fondement ultime des exigences Ă©thiques ne peut ĂȘtre recherchĂ© que dans lâhumanitĂ© elle-mĂȘme et dans ce qui rend possible sa vie commune. Câest lâĂąge de lâautonomie ou : « Comment obĂ©ir Ă des commandements qui ne viennent que de moi ? » Immense question.
La deuxiĂšme transformation concerne les domaines dâapplication. Au fur et Ă mesure quâaugmente la maĂźtrise par les hommes de leur existence dans le monde, le champ des interrogations Ă©thiques sâĂ©tend aussi. Ainsi, aucune tradition passĂ©e ne peut nous Ă©clairer de maniĂšre dĂ©cisive sur ce quâil convient de faire en matiĂšre de clonage, de procrĂ©ation mĂ©dicalement assistĂ©e, de thĂ©rapie gĂ©nique ou dâintelligence artificielle, mĂȘme si, bien sĂ»r, on peut toujours sâen inspirer. Pourquoi naĂźtre ? Pourquoi souffrir ? Pourquoi mourir ? Peut-on choisir la couleur des yeux de ses enfants ? Quels risques y a-t-il Ă augmenter les performances humaines ? Quelle est la responsabilitĂ© humaine dans le maintien de la biodiversitĂ©, dans la sauvegarde de la planĂšte ? Autant de champs nouveaux sur lesquels les morales dâantan nâavaient pas eu lâoccasion dâexercer leurs sagesses.
La troisiĂšme transformation est peut-ĂȘtre la plus vertigineuse. Elle ne concerne pas les fondements, ni les champs dâapplication, mais ouvre cette question simple, qui semblait jadis rĂ©glĂ©e de toute Ă©vidence : qui est autrui ? Qui doit ĂȘtre lâobjet de mon respect, de mon attention ou de ma bienveillance ? Est-il seulement le membre de mon clan, de mon village, de ma caste, de mon sexe, de ma race, de ma nation ? Est-il seulement humain ou peut-il ĂȘtre aussi animal, machine, voire vĂ©gĂ©tal ? Est-il dĂ©jĂ lâembryon et encore le patient en Ă©tat de coma profond ? Bref, oĂč passent les frontiĂšres de lâĂ©thique ? Gigantesque problĂšme.
Crise des fondements, Ă©largissement du champ des possibles, extension du domaine de lâ« autrui » : on perçoit ici que la crise des valeurs est davantage une crise de croissance quâune lente disparition. Elle ne vient donc pas dâun affaiblissement des rĂ©ponses ou dâune perte du sens moral, mais dâune augmentation colossale des interrogations. Comment retrouver un sens commun face Ă une telle complexification ? Tel est lâobjet des chapitres qui suivent.
On nâa sans doute jamais autant parlĂ© de lâautoritĂ© depuis quâelle est en crise. Que ce soit dans la famille, Ă lâĂ©cole, dans la citĂ© ou dans lâentreprise, cette crise semble gĂ©nĂ©rale ; les signes de la disparition possible et prochaine de lâautoritĂ© sont guettĂ©s avec une attention inquiĂšte, voire angoissĂ©e, plus rarement euphorique, alors mĂȘme quâil y a encore une trentaine dâannĂ©es le terme Ă©tait devenu un vĂ©ritable « gros mot ». Souvenons-nous : câĂ©tait lâĂąge antiautoritaire, oĂč il Ă©tait « interdit dâinterdire », oĂč la « personnalitĂ© autoritaire », de prĂ©fĂ©rence paternelle, machiste et rigide, Ă©tait jugĂ©e responsable de la dĂ©rive tout Ă la fois totalitaire et capitaliste du monde moderne. Il faut bien lâadmettre, aprĂšs lâivresse Ă©mancipatrice et libertaire, le temps semble venu de la gueule de bois. Et, avec elle, la mobilisation gĂ©nĂ©rale pour tenter de ranimer qui le pĂšre, qui le maĂźtre, qui le chef, dont la dĂ©mocratie, lâindividualisme et la consommation auraient provoquĂ© la mort soudaine. Il serait donc, entend-on parfois, urgent de restaurer lâautoritĂ© de jadis ou, Ă tout le moins, de tenter dâen prĂ©server prĂ©cieusement les parcelles restantes. DâoĂč la frĂ©nĂ©sie contemporaine sur ce sujet, que lâon retrouve aussi bien Ă la une des magazines que dans les colloques savants. Une telle passion devrait pourtant nous mettre la puce Ă lâoreille : est-elle vraiment menacĂ©e, cette autoritĂ© dont tout le monde parle ? Davantage que dâune rĂ©action ou dâune conservation, ne sâagirait-il pas dâune rĂ©invention, certes inquiĂšte, mais peut-ĂȘtre plus rĂ©flĂ©chie que jamais ? Bref, plutĂŽt que le crĂ©puscule, ne vivons-nous pas au contraire lâaurore de lâautoritĂ© ?
Quâest-ce que lâautoritĂ© ?
Il faut distinguer lâautoritĂ© du pouvoir, ne serait-ce que parce quâil peut y avoir du pouvoir sans autoritĂ© â lâautoritarisme du petit chef â, et lâautoritĂ© sans pouvoir â le prestige du vieux sage. LâautoritĂ© se distingue aussi de la contrainte par la force, quâelle permet dâĂ©viter, et de lâargumentation rationnelle, quâelle dĂ©passe. LâautoritĂ© nâa besoin ni dâimposer ni de justifier. « Câest plus quâun conseil et moins quâun ordre, un avis auquel on ne peut passer outre sans dommage8. » LâĂ©tymologie du terme est connue : le mot vient du latin augere qui signifie « augmenter ». LâautoritĂ© est donc une opĂ©ration un peu mystĂ©rieuse qui augmente un pouvoir â le petit chef devient alors un grand homme â ou un argument â puisque lâargument dâautoritĂ© est censĂ© avoir plus de valeur que les autres. Il y a une forme de « dopage » dans le mĂ©canisme de lâautoritĂ©, puisquâil consiste en un accroissement artificiel de puissance de commandement ou dâargumentation. DâoĂč peut provenir cette augmentation ? On peut dâabord en rechercher la source â câest la piste la plus Ă©vidente â dans une instance extĂ©rieure et supĂ©rieure au pouvoir lui-mĂȘme, qui justifierait quâon fasse confiance Ă ceux qui le dĂ©tiennent, au point de leur obĂ©ir parfois aveuglĂ©ment.
Allons Ă lâessentiel. Sous rĂ©serve dâinventaire, on peut repĂ©rer dans lâhistoire humaine trois sources principales.
Il y a dâabord lâautoritĂ© qui vient du passĂ©. Cela ne signifie pas seulement quâun pouvoir ou un discours se trouve accrĂ©ditĂ© lorsquâil a fait ses preuves et peut sâappuyer sur lâexpĂ©rience ; cela veut dire plus profondĂ©ment quâun pouvoir ou un discours ne vaut que sâil est hĂ©ritĂ© et quâil peut justifier une gĂ©nĂ©alogie qui le relie, sans solution de continuitĂ©, Ă un passĂ© fondateur et glorieux. La meilleure illustration est donnĂ©e par les institutions de la Rome antique. Câest lĂ dâailleurs que naĂźt le mot. Pour les Romains, la fondation de leur citĂ© avait un caractĂšre sacrĂ©. Câest de cette fondation que les dirigeants tiraient leur lĂ©gitimitĂ©. « Les hommes dâautoritĂ©, Ă©crit Hannah Arendt, Ă©taient les anciens, le SĂ©nat ou les patres, qui lâavaient obtenue par hĂ©ritage et par transmission de ceux qui avaient posĂ© les fondations pour toutes choses Ă venir, les ancĂȘtres, que les Romains appelaient pour cette raison les majores9. » Du mĂȘme coup, ainsi que CicĂ©ron le disait, « tandis que le pouvoir rĂ©side dans le peuple, lâautoritĂ© appartient au SĂ©nat » (De legibus, 3, 12, 38), car câest lui qui, reliĂ© au passĂ©, a la capacitĂ© dâaugmenter les dĂ©cisions en les soustrayant aux querelles de la plĂšbe. Ă cette Ă©poque, lâĂąge et le train de vie des sĂ©nateurs Ă©taient perçus comme une inestimable qualitĂ© ! « Quâest-ce que la tradition ? », se demandait Nietzsche dans Aurore (I, § 9) : « Câest une autoritĂ© supĂ©rieure Ă laquelle on obĂ©it, non parce quâelle commande lâutile, mais parce quâelle commande. » Ainsi, dĂ©fendre la tradition est dĂ©jĂ commettre un sacrilĂšge Ă son Ă©gard : câest reconnaĂźtre la non-Ă©vidence de sa puissance ordonnatrice.
Le pouvoir (ou le discours) peut ĂȘtre augmentĂ© Ă partir dâune seconde source : la contemplation dâun ordre du monde ou, comme le disent les philosophes grecs, du cosmos10. Quand on parle aujourdâhui du microcosme politique, câest pour en souligner lâĂ©troitesse et la mesquinerie. Chez les penseurs de la GrĂšce antique, si la citĂ© est un microcosme, câest quâelle doit reproduire en petit ce que lâunivers est en grand. La connaissance du monde permet donc de trouver les rĂšgles pour tenter de mettre de lâordre dans la coexistence troublĂ©e et querelleuse des hommes. La philosophie politique est la quĂȘte de ce qui permet dâaugmenter le pouvoir, câest-Ă -dire dâen justifier la lĂ©gitimitĂ©. Qui doit gouverner la citĂ© ? Telle est sa question directrice. Aristote rĂ©pondait que, Ă travers lâobservation de la nature, on pouvait voir que « certains sont faits pour commander et dâautres pour obĂ©ir ». CâĂ©tait ainsi « lâautoritĂ© de la nature », et non pas seulement celle du passĂ©, qui justifiait les inĂ©galitĂ©s dans les sociĂ©tĂ©s dâAncien RĂ©gime ou les systĂšmes de castes. La hiĂ©rarchie y Ă©tait perçue comme « naturelle », distinguant des genres dâhumanitĂ© distincts.
Il existe enfin, Ă cĂŽtĂ© du passĂ© et du cosmos, une troisiĂšme source dâaugmentation du pouvoir : câest celle du sacrĂ© ou du theos (divin). Saint Paul en est le meilleur interprĂšte quand il Ă©nonce cette cĂ©lĂšbre formule : « Il nây a point dâautoritĂ© qui ne vienne de Dieu, et celles qui existent sont constituĂ©es par Dieu. Si bien que celui qui rĂ©siste Ă lâautoritĂ© se rebelle contre lâordre Ă©tabli par Dieu » (Rm 13, 1-7). Cette fois-ci, ce nâest plus seulement le lien avec le passĂ© fondateur ou lâidentification avec lâordre naturel qui garantit au pouvoir son autoritĂ© ; câest la proximitĂ© avec Dieu. Ă vrai dire, le christianisme proposa une forme de synthĂšse des trois modĂšles, puisquâil associait lâautoritĂ© traditionnelle, par la rĂ©fĂ©rence Ă une RĂ©vĂ©lation primordiale, lâautoritĂ© cosmologique, par lâidĂ©e dâun ordre et dâune bontĂ© de la CrĂ©ation, et lâautoritĂ© thĂ©ologique, par lâidĂ©e dâun Dieu omnipotent, source, donc, de tout pouvoir.
Cette synthĂšse impressionnante dâune autoritĂ© absolue Ă©tait aussi fragile, car il nâest pas certain que ces trois sources soient compatibles entre elles. Câest dâailleurs lâĂ©branlement du dispositif chrĂ©tien qui est Ă lâorigine de la crise contemporaine de lâautoritĂ©. Que sâest-il passĂ© ?
DĂ©construction ou reconstruction ?
Avec la Renaissance, et presque simultanĂ©ment, les trois formes primordiales de lâautoritĂ© vont se trouver Ă©branlĂ©es et contestĂ©es. LâautoritĂ© traditionnelle, qui avait dĂ©jĂ subi plusieurs coups de boutoir chez les Grecs comme chez les chrĂ©tiens, est fragilisĂ©e du fait de la coexistence critique de plusieurs « traditions » : le dogme chrĂ©tien et la culture paĂŻenne redĂ©couverte. Plusieurs traditions, cela signifie la fin de la tradition car celle-ci ne supporte pas le pluralisme. LâautoritĂ© cosmologique est mise en question par les dĂ©couvertes astronomiques qui interdisent dĂ©sormais de voir le monde comme un ordre harmonieux beau, juste et bon. On est passĂ©, avec Copernic et Kepler, « du monde clos Ă lâunivers infini » (A. KoyrĂ©). Impossible donc dây « observer la loi ». Enfin, lâautoritĂ© thĂ©ologique est minĂ©e par les profonds dĂ©saccords qui la traversent Ă lâoccasion de la RĂ©forme : comment espĂ©rer fonder un ordre politique stable sur ce qui est devenu le principal fauteur de trouble, Ă savoir lâinterprĂ©tation du Texte sacrĂ© ? Bref, des trois fondements de lâautoritĂ©, il ne reste rien ou, en tout cas, rien dâĂ©vident ni dâincontestable.
Mais cette dĂ©construction de lâautoritĂ© ancienne par la modernitĂ© sâaccompagne aussi dâune tentative de reconstruction. Le projet paraĂźt fou et vouĂ© Ă lâĂ©chec, puisquâil sâagit de chercher lâaugmentation dâun pouvoir non Ă partir dâune extĂ©rioritĂ© supĂ©rieure (le passĂ©, le cosmos ou le divin), mais Ă lâintĂ©rieur de lâhumanitĂ© elle-mĂȘme. Nietzsche a une belle image pour dĂ©crire cette folie : il la compare au geste du baron de MĂŒnchhausen, qui, pour se sortir dâun marais oĂč il Ă©tait tombĂ©, dĂ©cide de se tirer lui-mĂȘme par les cheveux.
Quelle forme peut prendre une autoritĂ© purement humaine ? La rĂ©ponse est claire : câest parce quâil bĂ©nĂ©ficie de lâaccord des humains concernĂ©s quâun pouvoir ou un argument se trouve augmentĂ© ou, comme on dit aussi, lĂ©gitime. Cette problĂ©matique « dĂ©mocratique » de lâautoritĂ© la place dans une position scabreuse, puisque aucune de ses formes ne pourra plus accĂ©der au statut dâabsolu. Mais cette faiblesse est aussi une force puisquâelle suppose toujours lâaccord des esprits, ce qui rend, lorsquâelle y parvient, son efficacitĂ© imparable.
Quâest-ce qui fait autoritĂ© aujourdâhui ?
Pour tenter ce bilan, il faut affronter cette question : quâest-ce qui fait (encore) autoritĂ© aujourdâhui ? Sous rĂ©serve dâinventaire, jâen identifierai trois formes, qui ne sont pas dâailleurs sans rapport avec les figures primordiales.
LâautoritĂ© du savoir : lâexpertise
Notre Ă©poque est dâabord trĂšs rĂ©ceptive Ă lâautoritĂ© du savoir et de la science. Nous croyons en la science. Devant elle on sâincline ; elle ferme les bouches et Ă©teint les disc...