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Margaret Thatcher : une dame de fer
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Table des matiĂšres
Citations
Ă propos de ce livre
Comment la fille d'un petit épicier anglais se retrouve-t-elle Premier ministre? Comment devient-elle la figure la plus marquante de la vie politique anglaise depuis Churchill? Portrait d'une femme exceptionnelle qui vécut onze années de pouvoir sans partage. Catherine Cullen est écrivain et journaliste.
Foire aux questions
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Informations
Sous-sujet
Political BiographiesCHAPITRE 1
Alf
« Nous étions méthodistes, et méthodisme veut dire méthode. »
MARGARET THATCHER
Margaret Hilda Roberts est nĂ©e le 13 octobre 1925 Ă Grantham, banale petite ville du Lincolnshire, au nord de Londres, dont les seuls titres de gloire sont dâabriter St-Wilfram, lâune des plus belles Ă©glises du moyen-Ăąge anglais, et dâĂȘtre le lieu de naissance dâIsaac Newton. Dans les annĂ©es vingt, Grantham Ă©tait une ville sans histoire, dominĂ©e par une petite-bourgeoisie commerçante de confession protestante.
Ce pĂšre Ă qui Margaret doit tout, ce hĂ©ros qui a marquĂ© son enfance et sa vie, câest Alfred Roberts, incarnation victorienne du self-made man. AĂźnĂ© dâune famille de sept enfants, il aurait dĂ» devenir cordonnier comme ses parents et grands-parents, mais il avait trop mauvaise vue. Ă 12 ans, il quitta lâĂ©cole pour aider sa famille et partit travailler Ă Grantham comme commis dâĂ©picerie. Ses valeurs de bon victorien Ă©taient le travail et lâĂ©pargne ; rien nâĂ©tait plus immoral pour lui que la dĂ©pense superflue. Homme sans humour, aux convictions religieuses et morales profondes, câĂ©tait un mĂ©ritocrate, un puritain de la vieille Ă©cole.
Le mĂ©thodisme est un culte dissident de lâĂglise anglicane rĂ©pandu dans le nord de lâAngleterre et en Ăcosse. FondĂ© par les frĂšres John et Charles Wesley en 1739, il encourage les « prĂȘcheurs laĂŻques », dont les sermons reprennent les thĂšmes du pĂ©chĂ© et du Salut par le devoir et la pratique quotidienne de la vie chrĂ©tienne. Câest une religion protestante et puritaine : les temples sont sobres, les rituels rares et le culte se rĂ©duit Ă des hymnes et des sermons. Alfred Roberts Ă©tait un des prĂȘcheurs les plus apprĂ©ciĂ©s de la rĂ©gion, un orateur inspirĂ©, capable de parler trĂšs longtemps sans notes â comme sa fille plus tard.
Margaret Thatcher citait son pĂšre Ă tout bout de champ, donnant souvent lâimpression de phrases tout droit sorties du manuel du parfait moraliste victorien. Un jour oĂč on lui demandait ce quâelle devait Ă son pĂšre, elle rĂ©pondit : « LâintĂ©gritĂ©. Il mâa appris quâil faut commencer par ĂȘtre certain de ce que lâon croit. Ensuite, il faut agir. Il ne faut jamais transiger sur ce qui compte. » Lorsquâen 1927, Alf devint conseiller municipal de Grantham, il insista pour que les parcs, les piscines et les courts de tennis soient fermĂ©s le dimanche. Toute sa vie, il joua un rĂŽle important dans la politique locale, dâabord conseiller municipal, puis juge de paix, et enfin maire. Margaret fut plongĂ©e dans la politique dĂšs son enfance. Elle accompagnait souvent son pĂšre et lâaidait dans ses tĂąches municipales ou Ă©lectorales, si bien que le dĂ©marchage politique fut trĂšs tĂŽt pour elle une activitĂ© parfaitement naturelle. Alf Ă©tait un autodidacte forcenĂ©. Il passait le plus clair de son temps libre Ă dĂ©vorer des livres empruntĂ©s Ă la bibliothĂšque municipale de Grantham (les bibliothĂšques anglaises, mĂȘme dans les petites villes, sont souvent excellentes). Il lisait tout ce qui lui tombait sous la main : histoire, politique, Ă©conomie, biographies⊠tout sauf des romans, quâil rapportait cependant Ă la maison, pour sa femme.
En 1917, Alf avait Ă©pousĂ© Beatrice Stephenson, une couturiĂšre et, ensemble, ils avaient achetĂ© lâĂ©picerie-poste (Ă©tablissement traditionnel dans les villages anglais) dâune des rues principales de la partie la moins aisĂ©e de Grantham. Ils logeaient au-dessus de lâĂ©picerie. Câest dans cet appartement dĂ©pourvu de tout confort que sont nĂ©es leurs deux filles : Muriel dâabord et, quatre ans plus tard, Margaret. Mobilier massif, victorien. Non pas quâAlfred ne pouvait sâoffrir quelque confort, mais il jugeait futile ce type de dĂ©pense. Plus tard, Margaret, saura faire valoir ces dĂ©buts spartiates, dont elle ne cessera dâailleurs jamais de vanter les vertus. « La vie nâĂ©tait pas faite de plaisirs, mais de travail et de progrĂšs. La maison Ă©tait toute petite. Nous nâavions pas dâeau chaude et les toilettes Ă©taient au-dehors. Alors, quand les gens me parlent de cela, je sais de quoi il sâagit. »
Alf et Beatrice travaillaient douze heures par jour, six jours par semaine. La vie Ă Grantham nâĂ©tait pas gaie, et encore moins chez des puritains comme les Roberts. On se consacrait tout entier au commerce, Ă lâĂ©glise et Ă lâĂ©ducation. Pas une activitĂ© qui ne fĂ»t prise au sĂ©rieux. « On nous inculqua un trĂšs fort sens du devoir. On insistait sur nos devoirs envers lâĂglise, envers nos voisins et sur lâimportance du jugement moral. » Alf ne supportait pas dâentendre dire chez lui : « Je ne peux pas » ou « Câest trop difficile ». Le jeudi, lâĂ©picerie fermait plus tĂŽt et Alf suivait avec ses filles des cours du soir sur les questions dâactualitĂ© : politique, Ă©conomie, affaires internationales, etc. Lorsquâil ne pouvait sây rendre, Margaret prenait des notes, et lui faisait en rentrant un compte rendu dĂ©taillĂ©. « Mon pĂšre considĂ©rait la vie comme une chose trĂšs sĂ©rieuse. Son leitmotiv Ă©tait quâon ne devait jamais rester Ă ne rien faire. » Le dimanche Ă©tait consacrĂ© Ă la religion. Les filles assistaient Ă lâenseignement mĂ©thodiste Ă dix heures, au service avec leurs parents Ă onze, suivaient de nouveau les cours en dĂ©but dâaprĂšs-midi et enfin allaient aux vĂȘpres Ă dix-huit heures. Seules activitĂ©s permises ce jour-lĂ : la cuisine et les comptes du magasin, parce que câĂ©tait le seul moment de la semaine oĂč on avait le temps. Aucun jeu, aucun loisir, pas mĂȘme la lecture des journaux, activitĂ© dominicale pourtant si importante en Angleterre. Margaret conserve un vif souvenir dâune excursion en famille Ă la ville voisine de Nottingham, pour voir un film de Fred Astaire, Ă©vĂ©nement en apparence si rare quâelle le narrait comme une Ă©popĂ©e. InterrogĂ©e sur ses loisirs dâadolescente, elle rĂ©pondit un jour : « Je pense nâĂȘtre jamais allĂ©e danser avant mon entrĂ©e Ă lâuniversitĂ©. Mes parents dĂ©sapprouvaient la danse. Jâavais seulement le droit de faire de la danse classique et rythmique parce que câĂ©tait une activitĂ© culturelle, car tout devait obligatoirement avoir un contenu culturel. »
Parfois le pĂšre et la fille cadette assistaient ensemble Ă des confĂ©rences dâhistoire contemporaine. Il y avait aussi un club de musique, qui se rĂ©unissait une fois par mois autour de musiciens de passage : toute la famille sây rendait. « Nous allions Ă tout ce qui avait le moindre contenu Ă©ducatif ou culturel. CâĂ©tait notre vie. »
La vie sociale des Roberts tournait surtout autour de lâĂglise mĂ©thodiste. On organisait des soupers, des thĂ©s, des soirĂ©es chantantes ou de jeux dâorthographe (jeu traditionnel en Angleterre, bien avant lâinvention du « Scrabble »), des distributions aux pauvres du quartier. Et Margaret accompagnait les hymnes Ă lâharmonium. Elle ne connaissait pas dâautre mode de vie et le rĂ©gime imposĂ© par son pĂšre lui semblait aller de soi : travail, Ă©glise et culture. Elle semble ne pas en avoir particuliĂšrement souffert et sây ĂȘtre mĂȘme, au contraire, elle sây est mĂȘme conformĂ©e dans le but dâexceller. Plus son pĂšre se montrait exigeant, plus Margaret remportait des succĂšs. Car en lâabsence dâun fils, Alfred avait tout misĂ© sur cette seconde fille qui lui ressemblait tant et il lui inculqua avec un zĂšle inlassable ses convictions, sa soif de connaissance et sa passion pour la chose politique. Il lui enseigna aussi les valeurs agressivement mesquines du petit commerce, quâelle devait revendiquer tout au long de sa carriĂšre. « Ma politique est fondĂ©e sur ce que des millions de personnes ont appris chez eux : une journĂ©e de paie honnĂȘte pour une journĂ©e de travail honnĂȘte ; vivez selon vos moyens ; mettez de cĂŽtĂ© pour les jours difficiles ; payez vos factures Ă temps ; aidez la police. » Alf lisait tout, et Margaret avait lâimpression quâil savait tout. « Une fois, je lui ai demandĂ© ce que voulait dire âproblĂšme fiduciaireâ. Il le savait. âEtalon-orâ ? Il le savait aussi. » Les dĂźners chez les Roberts Ă©taient de vĂ©ritables petits sĂ©minaires. Le pĂšre et la fille y discutaient intensĂ©ment, gravement, des causes de la grande dĂ©pression, de la politique du gouvernement de lâĂ©poque, dirigĂ© par Stanley Baldwin, de la montĂ©e dâHitler et de Mussolini, le tout avec une totale conviction et un sĂ©rieux absolu.
Ă lâĂ©gard de Beatrice, sa mĂšre, Margaret semble avoir oscillĂ© entre estime et indiffĂ©rence. Les commentaires fusĂšrent lorsquâon dĂ©couvrit que sa premiĂšre entrĂ©e dans le Whoâs Who, en 1976, la dĂ©crivait simplement comme « fille dâAlfred Roberts ». « Jâaimais beaucoup ma mĂšre, mais aprĂšs 15 ans, je nâai plus rien eu Ă lui dire », conclut Margaret avec cette duretĂ© quâon lui connaĂźt. Il lui arrivait pourtant de dire du bien de sa mĂšre, surtout lorsquâelle voulait vanter ses mĂ©rites de mĂšre de famille et de maĂźtresse de maison. Car Margaret nâa jamais cessĂ© de valoriser son propre rĂŽle de « femme Ă la maison » ; elle a mĂȘme bĂąti une partie de son image sur ses qualitĂ©s de femme dâintĂ©rieur, maternelle, bonne cuisiniĂšre, etc. Avant son mariage, sa mĂšre possĂ©dait une petite entreprise de couture. AprĂšs, elle sâoccupa du magasin, faisant le mĂ©nage, la cuisine, lavant, repassant et confectionnant elle-mĂȘme les habits des filles. Elle vivait dans lâombre de son mari et travaillait tout le temps. Margaret a voulu se dĂ©marquer de ce modĂšle (des deux sĆurs, seule Muriel Ă©tait proche de leur mĂšre) mais on sentait quâelle en admirait certaines qualitĂ©s, qualitĂ©s Ă©trangĂšres Ă sa propre personnalitĂ© : « Les enfants nâapprĂ©cient vraiment leur mĂšre que le jour oĂč ils grandissent et deviennent eux-mĂȘmes des parents. Ma mĂšre Ă©tait une femme particuliĂšrement gĂ©nĂ©reuse. Quand elle avait fini de faire la cuisine pour plusieurs jours, elle faisait porter des gĂąteaux, ou ce quâelle avait cuisinĂ©, aux malades et aux pauvres du quartier. Plusieurs de nos amis Ă©taient au chĂŽmage et nous partagions avec eux ce que nous avions. » Dâautres tĂ©moignages confirment peu ou prou cette version un peu idĂ©alisĂ©e de la parfaite famille chrĂ©tienne, Ă ceci prĂšs quâon a aussi dĂ©crit les Roberts comme des gens plutĂŽt prĂ©tentieux, vivant repliĂ©s Ă lâintĂ©rieur du cercle de leurs coreligionnaires mĂ©thodistes.
En 1936, Alf devint le plus jeune conseiller municipal de Grantham puis, en 1943, son maire. Ce fut le couronnement de sa carriĂšre et de ses espĂ©rances, ce qui nâest peut-ĂȘtre pas sans importance lorsquâon connaĂźt le goĂ»t pour lâĂ©mulation de sa fille prĂ©fĂ©rĂ©e. Ainsi, Margaret Thatcher deviendra plus tard la plus jeune dirigeante de lâAssociation des Ă©tudiants conservateurs dâOxford, puis le plus jeune dĂ©putĂ© conservateur aux Ă©lections municipales de 1950.
Il y avait toujours eu une grande activitĂ© civique Ă Grantham. Lorsquâil devint conseiller municipal, Alf fit participer sa famille aux devoirs de sa charge, et lorsquâil fut Ă©lu juge de paix, il emmena sa fille au Palais de Justice oĂč elle assistait, fascinĂ©e, aux sĂ©ances. Plus tard, elle raconterait que câĂ©tait lĂ quâelle avait pris goĂ»t au droit, quâelle Ă©tudierait ensuite pour devenir spĂ©cialiste en droit fiscal. Bizarrement, Alf ne fut jamais membre ni du parti conservateur ni du parti travailliste, mais resta indĂ©pendant. Si lâon en juge par sa politique municipale, il aurait mĂȘme plutĂŽt Ă©tĂ© un travailliste de droite sâil nâavait eu Ă se battre, en tant que petit commerçant, contre la coopĂ©rative locale contrĂŽlĂ©e par les travaillistes de Grantham. Bigot comme tant de petits-bourgeois anglais, protestant « anti-papiste » (« papiste » est le terme pĂ©joratif quâutilisent les protestants anglais pour dĂ©signer les catholiques), Alf Ă©tait aussi farouchement patriote. Pour lui, la France Ă©tait « totalement corrompue » et lâAllemagne franchement diabolique, ce quâil ne manquait pas dâexpliquer dans ses discours.
AprĂšs la guerre, Alfred mit en Ćuvre un vaste programme dâinvestissements pour amĂ©liorer les routes, les transports publics, les services de santĂ© et de puĂ©riculture de sa ville. Comme nombre de ses contemporains, il Ă©tait convaincu que lâargent public devait avant tout servir Ă amĂ©liorer les biens communs. Bien des annĂ©es plus tard, sa fille sâefforcerait prĂ©cisĂ©ment de rogner, voire de supprimer, ce type de politique locale. On est dâailleurs surpris par le nombre de choses que Margaret Thatcher a reniĂ©es dans son Ă©ducation lorsquâelle est arrivĂ©e au pouvoir, alors mĂȘme quâelle proclamait son adhĂ©sion absolue Ă lâenseignement de son pĂšre. Le plus frappant, câest que les principales cibles de ses attaques furent prĂ©cisĂ©ment ces institutions qui avaient permis son ascension sociale : lâĂ©ducation, le systĂšme lĂ©gal, les dĂ©penses publiques. Comme si elle avait voulu que les flots qui sâĂ©taient fendus pour lui livrer passage se referment derriĂšre elle.
Muriel, de quatre ans son aĂźnĂ©e, ressemblait plus Ă leur mĂšre. Comme elle, elle sâĂ©tait montrait effacĂ©e et sans grande ambition. Margaret avait 13 ans quand Muriel quitta la maison pour entreprendre des Ă©tudes de kinĂ©sithĂ©rapie. Elle Ă©pousa plus tard un fermier que lâon disait avoir Ă©tĂ© repoussĂ© par Margaret, et disparut de la vie sa sĆur. Journalistes et biographes nâont jamais pu tirer grand-chose dâelle sur leur histoire commune. La rumeur voulait que Margaret lui ait expressĂ©ment interdit dâĂ©voquer leur passĂ© devant des journalistes.
La chose la plus importante que ses parents, surtout son pĂšre, inculquĂšrent Ă Margaret, fut une confiance inĂ©branlable en elle-mĂȘme. Plus tard, nombre de ses collĂšgues et de ses critiques interprĂ©teraient son « agressivitĂ© » comme rĂ©vĂ©latrice dâun manque dâassurance. Mais peut-ĂȘtre cette agressivitĂ© tenait-elle davantage au fait quâelle Ă©tait une femme dans un monde dâhommes empreint dâune certaine agressivitĂ©. La virulence dâune femme dans un monde masculin est toujours plus frappante, plus choquante, et le mĂ©pris de tant dâhommes politiques anglais pour la « stridente » Madame Thatcher est on ne peut plus banal : pour se faire entendre ou sâimposer, les femmes nâont souvent dâautre choix que de se fĂącher, voire de crier, au risque de faire grimper une octave trop haut leurs voix naturellement aiguĂ«s. On tolĂ©rait bien mieux le comportement mĂ©prisant et tyrannique dâEdward Heath, comme sâil allait de soi.
DĂšs lâĂąge de 5 ans, Margaret fut remarquĂ©e Ă lâĂ©cole : enfant modĂšle, studieuse, sĂ©rieuse, premiĂšre dans toutes les matiĂšres, jamais un faux pas, toujours sur son quant-Ă -soi, au grand agacement de ses camarades de classe qui ne lâaimaient guĂšre, se moquaient dâelle et la trouvaient ridicule. Margaret se tenait Ă lâĂ©cart : le bavardage Ă©tait une frivolitĂ© que la fille dâAlfred ne pouvait se permettre. Scrupuleuse en tout, elle Ă©tait presque toujours premiĂšre de sa classe, sauf lâavant-derniĂšre annĂ©e, oĂč elle fut vexĂ©e de finir deuxiĂšme. Ă lâĂąge de 10 ans, elle remporta un prix de poĂ©sie. Une des enseignantes la fĂ©licita. « Vous avez eu de la chance » lui dit-elle. Margaret rĂ©pondit froidement : « Ce nâest pas de la chance. Je lâai mĂ©ritĂ©. »
Elle Ă©tudiait Ă fond toutes les matiĂšres. Elle Ă©tait mĂȘme trĂšs bonne en Ă©ducation physique et joua dans lâĂ©quipe de hockey sur gazon de son Ă©cole. Mais selon ses professeurs, ce ne fut jamais une Ă©lĂšve brillante, simplement une « bĂ»cheuse ». Elle prit des cours de piano dĂšs lâĂąge de cinq ans, instrument dont, selon ses camarades de classe, elle jouait dâune maniĂšre exagĂ©rĂ©ment spectaculaire. Tout le monde en ricanait, sauf les Roberts.
Margaret fut donc une Ă©coliĂšre solitaire. On ne lui connaĂźt pas de « meilleure amie », par exemple. Son pĂšre la sermonnait sans cesse : « Prends tes propres dĂ©cisions. Ne fais jamais quelque chose pour la simple raison que tes amies le font. Ne te dis jamais, âpuisquâelles le font, jâai envie de le faire.â Ă 11 ans, elle entra Ă lâĂ©cole publique pour filles Kesteven and Grantham. Les frais de scolaritĂ© sâĂ©levaient Ă 65 livres par an, somme quâAlfred aurait parfaitement pu payer. Mais Margaret passa un examen et obtint une bourse, « pour le principe », devait dire Alf, et au cas oĂč il disparaĂźtrait subitement.
Elle se passionna pour deux autres activitĂ©s traditionnelles du systĂšme Ă©ducatif britannique : dâabord, la debating society, club de dĂ©bats oĂč lâon apprend Ă adopter nâimporte quel point de vue et Ă le dĂ©fendre envers et contre tout, en respectant certaines rĂšgles. Elle se fit offrir par son pĂšre des leçons dâĂ©locution (plus tard, bien sĂ»r, elle en prendrait dâautres : tout personnage politique conservateur devait impĂ©rativement se dĂ©barrasser de son accent plĂ©bĂ©ien). Lâautre passion de Margaret fut lâart dramatique. Elle joua de nombreux rĂŽles dans les productions de lâĂ©cole. Elle adorait lâanimation des coulisses, les feux de la rampe et le sentiment dâĂȘtre au centre de lâattention. Cela devait lui rester. Finalement, tout ce que Margaret Roberts apprit au cours de son enfance lui servit plus tard : le prĂ©cepte prĂ©fĂ©rĂ© dâAlf, ne jamais rien gaspiller, nâĂ©tait pas tombĂ© dans lâoreille dâun sourd.
Margaret avait dix ans quand les Roberts achetĂšrent une radio. Ce fut un Ă©vĂ©nement : le poste devint un Ă©lĂ©ment majeur de la vie quotidienne de la famille. Lorsque la guerre Ă©clata, les informations entendues Ă la radio alimentĂšrent les incessantes discussions entre Alf et sa fille sur la politique, lâhistoire et lâĂ©conomie : pĂšre et fille se penchaient sur une carte de lâEurope pour y suivre les mouvements des troupes, discutaient de « la politique dâapaisement » de Neville Chamberlain, du rĂŽle de Staline, etc.. Margaret Ă©tait nettement plus au fait des Ă©vĂ©nements que la plupart de ses contemporains. Toujours Ă la radio, elle Ă©coutait chaque jour « Winston », comme elle a aimĂ© appeler Churchill (quâelle nâa rencontrĂ© que trĂšs briĂšvement, et une seule fois), ce qui devait irriter certains anciens du parti conservateur qui, eux, lâavaient fort bien connu.
En 1940, Margaret avait 15 ans. Grantham, important carrefour routier et ferroviĂšre, fut sĂ©vĂšrement bombardĂ©e par les Allemands ; toutes ses usines sâĂ©tant reconverties dans la production de munitions, la ville devint la cible rĂ©guliĂšre de raids aĂ©riens. Pendant quelques mois, il tomba plus de bombes par habitant sur Grantham que sur nâimporte quelle autre ville anglaise. Comme les Roberts nâavaient pas de cave, lorsque les sirĂšnes retentissaient, la famille se rĂ©fugiait sous la table de la salle Ă manger oĂč Margaret continuait Ă faire ses devoirs.
DĂšs le dĂ©but du blitz, lâĂ©cole de Margaret accueillit les Ă©lĂšves dâune Ă©cole publique de Londres, Camden High School, qui avait Ă©tĂ© Ă©vacuĂ©e. DĂ©sormais, la journĂ©e scolaire fut divisĂ©e en deux : le matin, les Ă©lĂšves de Kesteven avaient cours, et lâaprĂšs-midi, ceux de Camden, pendant que Margaret et ses camarades de classe partaient aux champs pour ramasser des pommes de terre et contribuer ainsi Ă lâeffort de guerre.
Muriel avait une correspondante en Autriche, une juive allemande nommĂ©e Edith. Ses parents Ă©crivirent Ă Alf pour lui demander de prendre Edith sous sa protection sâils arrivaient Ă la faire sortir de Vienne. Alf accepta sur-le-champ, Edith parvint Ă quitter lâAutriche et vĂ©cut avec eux pendant la durĂ©e de la guerre. Margaret Ă©coutait pendant des heures, terrifiĂ©e et fascinĂ©e, les rĂ©cits dâEdith sur les Nazis.
Parvenue en derniĂšre annĂ©e, Margaret commença Ă prĂ©parer son entrĂ©e Ă lâuniversitĂ©. Elle avait toujours voulu y aller. Si possible Ă Oxford. CâĂ©tait la porte de sortie de Grantham et ce pour quoi Alf avait ĆuvrĂ© depuis tant dâannĂ©es. Elle choisit la chimie comme matiĂšre principale, pour deux raisons : elle Ă©tait sĂ»re que cela lui permettrait de trouver ensuite du travail â il lui semblait Ă©vident quâelle devrait subvenir Ă ses propres besoins â et en derniĂšre annĂ©e, Ă Kesteven, elle avait eu une enseignante de chimie exceptionnelle qui lâavait fortement motivĂ©e. Mais elle avait oubliĂ© un dĂ©tail : lâexamen dâentrĂ©e Ă Oxford comportait une Ă©preuve de latin, et Margaret nâen avait jamais fait. Contre lâavis de la directrice de lâĂ©cole (quâelle dĂ©fia), elle dĂ©cida de comprimer cinq ans dâenseignement de latin en un seul. Elle se fit payer des cours supplĂ©mentaires par Alf et obtint une des meilleures notes de sa promotion.
Oxford et Cambridge ont fourni plus de la moitiĂ© des Premiers ministres anglais. Pour les gens dâorigine ...
Table des matiĂšres
- Couverture
- Titre
- Copyright
- DĂ©dicace
- Sommaire
- Prologue
- CHAPITREÂ 1 - Alf
- CHAPITRE 2 - Mariage et maternité
- CHAPITREÂ 3 - Du consensus Ă la rupture 1945-1979
- CHAPITREÂ 4 - Lâapprentissage politique
- CHAPITREÂ 5 - Lâombre du pouvoir
- CHAPITREÂ 6 - Chef rebelle
- CHAPITREÂ 7 - Grantham au pouvoir
- CHAPITRE 8 - « Quel drÎle de monde »
- Ăpilogue
- SOURCES ET RĂFĂRENCES BIBLIOGRAPHIQUES