Préparer les enfants à la guerre
DĂšs quâils ont Ă©tĂ© vaincus, les terribles surhommes se sont transformĂ©s en compagnons agrĂ©ables. Jâavais 7 ans quand jâai assistĂ© Ă cette mĂ©tamorphose. En 1941, lâarmĂ©e allemande Ă©tait entrĂ©e en vainqueure Ă Bordeaux. Magnifique ! DĂ©filĂ© impeccable, lâalignement des casques et des armes donnait une impression de puissance irrĂ©sistible. La beautĂ© des chevaux harnachĂ©s de plumes rouges, la musique guerriĂšre, les tambours hypnotisants dĂ©gageaient une impression de force formidable. Autour de moi, on pleurait.
AprĂšs quatre annĂ©es dâoccupation, dâarrestations dans la rue, de rafles au petit matin, dâinterdits et de patrouilles, les Allemands se sont rĂ©fugiĂ©s dans Castillon-la-Bataille. Ils ont pris possession de la ville, placĂ© des sentinelles sur les points dâobservation et dressĂ© des barrages aux entrĂ©es de la ville. Les rĂ©sistants, FTP communistes et FFI gaullistes associĂ©s pour une fois, ont encerclĂ© le bataillon allemand. En 1944, lâofficier savait que le nazisme avait perdu la guerre et que tout combat ne pouvait que provoquer des morts inutiles. Il a dĂ©posĂ© les armes pour protĂ©ger ses hommes. Les mots que jâai entendus signifiaient « capitulation », dans le langage de tous les jours : « Ach⊠plein le cul la guerre ! » Et le capitaine a signĂ©. Alors les redoutables surhommes sont devenus de gentils paysans. Quand ils se sont rendus, jâai vu des milliers de soldats dĂ©braillĂ©s marcher tĂȘte basse, Ă la queue leu leu, surveillĂ©s par une dizaine de gamins mal armĂ©s qui les ont entassĂ©s sur la place du village. Les surhommes sales, mal rasĂ©s, dĂ©boutonnĂ©s regardaient le sol et sâasseyaient par terre, sans un mot, inertes.
Quand lâarmistice a Ă©tĂ© signĂ©, les fiers soldats devenus « prisonniers de guerre » se sont mis torse nu pour travailler avec les paysans qui les hĂ©bergeaient. Ils entretenaient les vignes, soignaient les animaux et blaguaient avec les passants. Ils faisaient signe aux enfants, leur disaient des mots français ou allemand, je ne sais plus, mais je voyais que ces hommes nâĂ©taient plus redoutables puisquâils parlaient en souriant et allaient cueillir des fruits que nous ne pouvions pas atteindre.
Une simple phrase, « la guerre est finie », quelques mots sur un papier avec une signature avaient suffi Ă transformer les mentalitĂ©s. On ne craignait plus les Allemands. Les rĂ©sistants les protĂ©geaient des insultes et des crachats, en demandant aux agresseurs français de manifester un peu de dignitĂ©. Dans mon esprit dâenfant, jâai pensĂ© quâil Ă©tait possible de haĂŻr, de sâentre-tuer lĂ©galement et soudain de changer de mentalitĂ©. Il suffisait dâun mot pour voir le monde autrement. Câest dans lâenfance quâon pose les problĂšmes fondamentaux avec lesquels on fait sa vie. Câest avec lâĂąge quâon dĂ©couvre que deux ou trois mots suffisent pour thĂ©matiser une existence.
Ce nâĂ©tait pas une bonne Ă©poque pour arriver au monde. Sebastian est nĂ© Ă Berlin en 1907 et moi Ă Bordeaux en 1937. Nous avons eu la mĂȘme enfance. Nos pays prĂ©paraient la guerre et le langage qui nous entourait nous enfermait dans un camp. « Nous ne pouvions Ă©changer un mot avec nos contemporains, nous parlions une autre langue. Nous entendions de nouvelles expressions : âEngagement fanatique, frĂšres de race, retour Ă la terre, dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©s, sous-hommes1.â »
Quand jâai dĂ©barquĂ© dans le monde des rĂ©cits, vers lâĂąge de 5 ans, ma mĂšre mâa dit : « Il ne faut pas parler aux Allemands, ils pourraient nous mettre en prison. » Quand les paroles sont des armes, on se tait pour se protĂ©ger. La nuit du 10 janvier 1944, jâavais 6 ans quand jâai Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©. Jâai soudain appris, dans les paroles de lâofficier de la Gestapo, que jâappartenais Ă un groupe de sous-hommes dangereux quâil fallait tuer au nom de la morale.
Ă la fin de la PremiĂšre Guerre mondiale, mon copain Sebastian, ĂągĂ© de 11 ans, a assistĂ© Ă la naissance de « la gĂ©nĂ©ration nazie, ces enfants qui avaient vu la guerre comme un grand jeu, sans ĂȘtre le moins du monde perturbĂ©s par sa rĂ©alitĂ©2 ». Ils avaient Ă©tĂ© Ă©merveillĂ©s par des rĂ©cits dâhĂ©roĂŻsme, de batailles dâenfer, de sacrifices rĂ©dempteurs et dâassassinats extatiques. Quelle grandeur dâĂąme, quelle beautĂ© ! Les autres, ceux qui avaient Ă©prouvĂ© la rĂ©alitĂ© de la guerre, les jours sordides, la souffrance muette, lâhumiliation des affamĂ©s, la douleur des endeuillĂ©s, la dĂ©chirure des Ăąmes blessĂ©es, prĂ©fĂ©raient se taire pour ne pas faire saigner la mĂ©moire.
Sebastian et moi avons Ă©tĂ© les tĂ©moins Ă©tonnĂ©s de deux discours enthousiasmants : la vigueur du nazisme dans les annĂ©es 1930, la gĂ©nĂ©rositĂ© du communisme aprĂšs 1945. Dans notre expĂ©rience dâenfants initiĂ©s par la guerre et le cĂŽtoiement de la mort, nous avions dĂ©jĂ compris que deux langages gouvernaient le monde mental des hommes. Lâun qui montait vers le ciel en fabriquant des images esthĂ©tiques ou hideuses, entourĂ©es de mots qui donnaient la fiĂšvre : « HĂ©roĂŻsme⊠victoire du peuple⊠pureté⊠mille ans de bonheur⊠lendemains qui chantent. » Ces mots brĂ»lants nous Ă©loignaient du rĂ©el3. Sebastian (11 ans en 1918) et moi (8 ans en 1945) prĂ©fĂ©rions les mots qui donnent un plaisir discret, celui des explorateurs qui, en dĂ©couvrant le monde, dĂ©gustent le rĂ©el. Lâemphase qui mĂšne Ă lâutopie sâoppose au plaisir des laboureurs qui dĂ©couvrent la richesse du banal. Les amoureux du grandiose ne sâembarrassent pas de questions qui dĂ©rangent, ils prĂ©fĂšrent la cohĂ©rence extatique qui coupe du rĂ©el et maintient une « logique de la dĂ©raison4 », un dĂ©lire mĂ©thodique tellement lumineux quâil aveugle la pensĂ©e en empĂȘchant le doute, en interdisant le questionnement qui aurait diluĂ© le bonheur des dĂ©lires logiques.
Les enfants sont les cibles inĂ©vitables de ces discours trop clairs parce quâils ont besoin de catĂ©gories binaires pour commencer Ă penser : tout ce qui nâest pas gentil est mĂ©chant, tout ce qui nâest pas grand est petit, tout ce qui nâest pas homme est femme. GrĂące Ă cette clartĂ© abusive ils acquiĂšrent lâattachement sĂ©curisant Ă maman, Ă papa, Ă la religion, aux copains dâĂ©cole et au clocher du village. Cette base de dĂ©part permet dâacquĂ©rir une premiĂšre vision du monde, une claire certitude qui donne confiance en soi et aide Ă prendre place dans sa famille et sa culture.
Attention : il sâagit dâune base de dĂ©part. Quand ce soubassement se clĂŽture, il arrĂȘte la recherche dâautres explications, il devient une pensĂ©e de clan, une certitude sans nĂ©gociation : « Câest comme ça et pas autrement⊠il faut ĂȘtre fou pour ne pas penser comme moi. » Conviction abusive qui augmente la confiance en soi et arrĂȘte la pensĂ©e comme chez les fanatiques. Ă force de rĂ©pĂ©titions le changement nâest plus possible. La pensĂ©e clanique sĂ©curise la personnalitĂ©, exalte lâĂąme et rend follement heureux ceux qui prĂ©parent la guerre contre ceux qui ne pensent pas comme eux. Les guerres de croyances sont inexorables.
Pour tenter lâaventure humaine il est nĂ©cessaire dâacquĂ©rir une confiance en soi. Ce besoin a Ă©tĂ© utilisĂ© par tous les rĂ©gimes totalitaires : « Je vais vous dire la vĂ©ritĂ©, la seule, dit le Sauveur. Suivez-moi, obĂ©issez, ça vous apportera la gloire de donner du bonheur aux gens de votre clan. » Difficile de ne pas croire Ă une telle injonction. « Le malheur vient de ceux qui sâopposent Ă notre bonheur, ajoute le Sauveur. Ceux qui pensent autrement. Ceux qui croient en dâautres cieux veulent notre malheur puisquâils troublent nos certitudes. »
Quand les rĂ©gimes dictatoriaux sâemparent des jeunes Ăąmes, il nâest pas rare de voir les enfants sâopposer Ă leurs parents qui, avec leurs doutes, leurs mises en questions et leurs nuances abĂźment lâenthousiasme et brisent les rĂȘves : « JâĂ©tais en colĂšre contre papa et ne pouvais comprendre pourquoi il refusait de sâengager dans le parti nazi qui donnait tant dâavantages Ă toute la famille5. » La petite AnnelĂ©e est charmĂ©e par les grandes filles des Jeunesses hitlĂ©riennes. « Je voudrais ĂȘtre plus vieille pour porter le mĂȘme uniforme que mes cousines Erna et Lisl6. » Elles prĂ©parent des fĂȘtes, rĂ©citent des poĂ©sies et moi, Ă cause de mes parents, je suis privĂ©e de ces joies.
Le monde mental dâun ĂȘtre humain ne cesse de sâĂ©largir pendant toute sa vie, depuis la fĂ©condation jusquâĂ la tombe. Quand le cerveau commence Ă se former dans lâutĂ©rus dĂšs les premiĂšres semaines, il ne traite que les informations proches. Les hormones qui viennent de lâintĂ©rieur du corps de lâembryon interagissent avec celles qui viennent du corps de sa mĂšre pour spĂ©cialiser les organes. En fin de grossesse, le monde du fĆtus sâĂ©largit quand il perçoit les Ă©motions maternelles mĂ©diatisĂ©es par les substances de son stress (cortisol, catĂ©cholamines) ou de son bien-ĂȘtre (endorphines, ocytocine). AprĂšs la naissance, les bĂ©bĂ©s perçoivent quelques segments du corps maternel (brillance des yeux, voix, manipulation) associĂ©s Ă une autre figure dâattachement, proche et diffĂ©rente, un deuxiĂšme parent appelĂ© « pĂšre ». Quand lâenfant accĂšde au monde des mots, lors de sa troisiĂšme annĂ©e, son monde mental sâĂ©largit encore plus. Dâabord les mots dĂ©signent les objets du contexte (ballon, biberonâŠ) qui progressivement sâĂ©loignent dans lâespace (on va se promener). Vers lâĂąge de 5 Ă 6 ans, quand son cerveau permet la reprĂ©sentation du temps, lâenfant arrive Ă lâĂąge des rĂ©cits. Il devient alors capable de faire des phrases qui reprĂ©sentent des choses, des Ă©vĂ©nements ou des entitĂ©s impossibles Ă percevoir : une bataille perdue il y a mille ans, une filiation merveilleuse ou honteuse. Les rĂ©cits dâalentour participent Ă son identitĂ© (« je remonte Ă Saint Louis »), Ă sa fiertĂ© (« je suis breton »), Ă sa honte (« mon pĂšre a collaborĂ© avec le nazisme ») ou Ă son dĂ©lire logique (« jâappartiens Ă la race supĂ©rieure puisque je suis blond aux yeux bleus »). Câest Ă ce stade dâĂ©panouissement que lâenfant adhĂšre aux croyances de ceux qui le protĂšgent et tutorisent ses dĂ©veloppements. Il sâimprĂšgne des valeurs de ceux auxquels il est attachĂ©. Quand les rĂ©cits parentaux concordent avec les rĂ©cits collectifs, le jeune poursuit son Ă©panouissement, mais quand une discordance se met en place entre les rĂ©cits des enfants et ceux des parents, quand dâautres institutions font des exposĂ©s divergents Ă lâĂ©cole, Ă lâĂ©glise, dans un parti politique ou dans une secte, les dĂ©saccords dissocient les liens familiaux de ceux qui ne partagent plus les mĂȘmes croyances. Câest ce qui est arrivĂ© Ă la petite AnnelĂ©e qui rĂȘvait dâentrer dans les Jeunesses hitlĂ©riennes alors que ses parents sây opposaient.
Vers lâĂąge de 7 Ă 10 ans une culture totalitaire peut apporter Ă lâenfant ce quâil espĂšre en lui offrant des gratifications merveilleuses : « Je porterai lâuniforme dâErna et Lisl, nous danserons et nous mettrons au monde des enfants blonds qui donneront Ă notre peuple mille ans de bonheur. » Quand un tel discours culturel sâempare de lâĂąme des enfants, toute rĂ©flexion, tout jugement fait lâeffet dâun briseur de charme. Quand ces jeunes sont possĂ©dĂ©s par un discours totalitaire, ils nâhĂ©sitent pas Ă aller au commissariat pour dĂ©noncer leurs parents, comme lâont fait les enfants des Jeunesses hitlĂ©riennes ou les jeunes djihadistes. Quand le monde mental des enfants est congruent avec celui de leurs parents, lâopposition au rĂ©cit totalitaire les rend complices. Violetta Ă©tait mĂ©decin Ă Timisoara quand elle a Ă©pousĂ© un compagnon dâĂ©tudes. Ă lâĂ©poque de CeauĆescu (1918-1989) en Roumanie, seul le mariage civil Ă©tait reconnu. Deux petite...