Fukuyama 0, Huntington 1
DĂ©jĂ discutable Ă lâĂ©tĂ© 1989, lâidĂ©e dâune « fin de lâHistoire » paraĂźt pour le moins dĂ©calĂ©e aujourdâhui. On ne compte plus ses rĂ©futations et il est devenu de bon ton de se moquer de lâauteur, Francis Fukuyama, parfois dâailleurs sans lâavoir lu. Que de retours de lâHistoire ont-ils ainsi Ă©tĂ© annoncĂ©s9. DĂšs 1991, avec lâextinction de lâUnion soviĂ©tique et lâĂ©ruption des Balkans. « LâHistoire se remet en marche », disait Pierre Hassner en 199910. En 2001, avec les attentats de New York et Washington. En 2011, avec les printemps arabes, suivis quelques annĂ©es plus tard de lâinvasion de la CrimĂ©e, de lâirruption de Daech sur la scĂšne irakienne, de la crise europĂ©enne et du Brexit. « Nous vivons la fin de la fin de lâHistoire », affirmait Alain Finkielkraut fin 201511. Et encore aprĂšs lâĂ©lection de Donald Trump, qui vit les commentateurs amĂ©ricains proclamer « la fin de la fin de lâHistoire » ou la « vengeance de lâHistoire », tandis quâun Ă©ditorialiste français renchĂ©rissait : « Nous sommes rentrĂ©s Ă nouveau dans lâHistoire12. »
Fukuyama mĂ©rite-t-il une telle indignitĂ© ? Il ne prĂ©tendait nullement que la faillite du communisme â rappelons que lâarticle avait Ă©tĂ© Ă©crit Ă lâĂ©tĂ© 1989, avant mĂȘme la chute du mur de Berlin â avait mis un terme Ă lâHistoire au sens de lâaffrontement des idĂ©es politiques, de la dialectique hĂ©gĂ©lienne ou marxiste13. Sâinspirant de la dĂ©marche du philosophe Alexandre KojĂšve, il affirmait que le dĂ©bat sur la forme optimale de gouvernement Ă©tait dĂ©sormais clos : selon Fukuyama, la dĂ©mocratie libĂ©rale et lâĂ©conomie de marchĂ© Ă©taient les seules options viables pour les sociĂ©tĂ©s modernes*1. Dix ans plus tard, en dĂ©pit de la concurrence des modĂšles russe, chinois et surtout islamiste, il maintenait son analyse : la dĂ©mocratie libĂ©rale finira par triompher, câest une question de temps*2. Et vingt ans aprĂšs, il soulignait encore Ă quel point la Russie et la Chine Ă©taient dans lâincapacitĂ© de proposer une alternative idĂ©ologique viable, et lâislamisme radical incapable sinon de conquĂ©rir le pouvoir, du moins de sây maintenir14.
Câest peut-ĂȘtre vrai. On y croit sĂ©rieusement aux Ătats-Unis. Nul nâest censĂ© ĂȘtre « du mauvais cĂŽtĂ© de lâHistoire », selon lâune des expressions favorites des prĂ©sidents amĂ©ricains. Mais en tout cas, nous en sommes encore loin.
Pris ensemble, le rĂ©veil russe, lâirruption de Daech et le vote du Brexit ont Ă©tĂ© un signal dâalarme en Europe. « Jâai pris conscience du caractĂšre tragique de lâHistoire », disait François Hollande en mai 201615. « Câest lâHistoire qui frappe Ă notre porte », renchĂ©rissait-il un mois plus tard, apprenant les rĂ©sultats du rĂ©fĂ©rendum britannique16.
Il serait temps, en effet, dâen prendre conscience. Car cela fait dĂ©jĂ plusieurs annĂ©es que la mise en question du progrĂšs de nos sociĂ©tĂ©s, le dĂ©veloppement de la mondialisation Ă©conomique et la diffusion du brassage culturel produisent des effets politiques majeurs dans le monde occidental. Le phĂ©nomĂšne Trump aux Ătats-Unis comme le vote souverainiste en Europe ont bien des racines communes. Ce sont les symptĂŽmes dâune rĂ©volte conservatrice, une « rĂ©volte du passĂ©*3 ». Le slogan Ă©lectoral de Donald Trump Ă©tait « Make America Great Again ». Il est aisĂ©ment transposable : Make Russia Great Again ! Make China Great Again ! Partout lâon cherche Ă revenir en arriĂšre. La contre-rĂ©volution socioculturelle est engagĂ©e depuis longtemps au Moyen-Orient par les mouvements islamistes. Elle est dĂ©sormais en plein essor en Russie, en Europe et aux Ătats-Unis. Elle atteint lâInde, oĂč le Bharatiya Janata Party veut imposer les traditions hindouistes Ă lâensemble de la nation.
Lâautre grand mĂ©tarĂ©cit des annĂ©es 1990, le « choc des civilisations », sâimpose comme grille de lecture pertinente. Choc des civilisations ? Ici encore, il est convenu de se gausser et plus encore de sâindigner. Au risque de battre un cheval mort, comme on dit outre-Manche, un philosophe français sâest risquĂ© en 2015, aprĂšs tout le monde, Ă prĂ©dire que celui-ci « nâaura pas lieu17 ». On reste sans voix devant tant dâaudace. Dâautres sâĂ©chinent mĂȘme Ă dĂ©montrer que nous vivons lâĂąge de la « fusion » des civilisations18. Câest pourtant bien dans ces termes que certains des acteurs clĂ©s de la scĂšne contemporaine voient le monde aujourdâhui. Le djihadisme combattant mĂšne une guerre de civilisation contre lâOccident, tout comme une partie de lâĂ©lite de la RĂ©publique islamique dâIran. La classe dirigeante russe contemporaine nâa aucun mal Ă assumer cette vision â parfois de maniĂšre explicite â Ă la fois face Ă lâislam radical et â de maniĂšre heureusement moins violente â contre lâOccident dĂ©cadent. Ă la Maison Blanche, une telle vision a aujourdâhui le vent en poupe. Et force est de constater que nombre de conflits contemporains ont lieu ou sont sur les lignes de contact tracĂ©es en 1993 par le politologue amĂ©ricain : dans les Balkans, dans le Caucase, en Afrique, en Asie. On en a particuliĂšrement voulu Ă Samuel P. Huntington pour avoir Ă©crit, dans la lignĂ©e de Bernard Lewis, que « lâislam a des frontiĂšres sanglantes*4 ». La formule Ă©tait grossiĂšre mais dĂ©crivait une certaine rĂ©alitĂ©*5. La grille de lecture proposĂ©e par Huntington est Ă la fois discutable (les conflits se dĂ©roulant sur les lignes de faille culturelles ne sont pas nĂ©cessairement des guerres « de » civilisation), insuffisante (la plupart des zones de crise ou dâaffrontement militaire ne cadrent pas avec le rĂ©cit du politologue) et incohĂ©rente (pourquoi donc une seule « civilisation » musulmane, mais trois « civilisations » chrĂ©tiennes : Occident, Russie, AmĂ©rique latine ?). Ce serait cependant lui faire injure que de ne pas reconnaĂźtre par exemple quâil avait par ailleurs pris en compte, dans son livre, lâaffrontement « intracivilisationnel » entre monde sunnite et monde chiite.
Les problĂ©matiques soulevĂ©es par Fukuyama et par Huntington se rejoignent dans les discours apocalyptiques contemporains que lâon entend parfois en Russie, aux Ătats-Unis et dans le monde musulman. Peut-on trouver plus belle fin de lâHistoire que celle du combat terminal du Bien contre le Mal ? Pour ceux qui y croient, ces rĂ©cits donnent le sens le plus clair possible aux Ă©vĂ©nements historiques. Mais leur affrontement peut aussi faire du choc des civilisations un paradigme autorĂ©alisateur. Le rĂ©cit apocalyptique des djihadistes fait Ă©cho Ă celui des Ă©vangĂ©liques et surtout des « sionistes chrĂ©tiens », dont on connaĂźt lâimportance aux Ătats-Unis et dont lâinfluence au sein du camp rĂ©publicain est loin dâĂȘtre marginale. Depuis les annĂ©es 1980, et surtout depuis 2001, les deux discours se nourrissent lâun lâautre*6. Avec eux, câest le choc des civilisations et la fin de lâHistoire pour le mĂȘme prix. Lâinvasion de lâIrak ? Babylone contre Babylone, la revanche de la nouvelle (New York) contre lâancienne, et lâinvocation de Gog et Magog des deux cĂŽtĂ©s (par George Bush et par les djihadistes), avec cantiques et hadiths en toile de fond. Câest aussi la vision de Steve Bannon, le conseiller de Donald Trump, qui voit dans lâĂ©poque actuelle un nouveau cycle de lâaffrontement sĂ©culaire entre lâislam et le monde judĂ©o-chrĂ©tien, et se dit inspirĂ© par Le Camp des saints, lâouvrage au titre apocalyptique de Jean Raspail (1973).
La remise en route de lâHistoire
Sâil fallait retenir une date clĂ© pour la remise en route de lâHistoire, ce ne serait pas lâannĂ©e 1989, mais plutĂŽt 1979. Et depuis lors, de la rĂ©surgence des religions aux printemps arabes, toutes les charniĂšres dĂ©cennales ont Ă©tĂ© autant de nĆuds historiques apportant leur lot de surprises et de ruptures.
1979 marque lâentrĂ©e en Ă©bullition du triangle Iran-Pakistan-Afghanistan. En fĂ©vrier, le dĂ©part du shah de TĂ©hĂ©ran est suivi du retour de lâayatollah Khomeiny tandis quâĂ Islamabad les ordonnances hudĂ»d (les « limites » fixĂ©es par Dieu) entĂ©rinent lâislamisation dĂ©libĂ©rĂ©e du Pakistan. En juillet, câest lâouverture du « piĂšge Ă ours » destinĂ© Ă enferrer lâUnion soviĂ©tique par le soutien aux rebelles afghans. En septembre, des funĂ©railles grandioses sont faites Ă Lahore Ă Abou Aâla Maududi, considĂ©rĂ© comme le pĂšre fondateur de lâislamisme moderne. Ă la fin de lâannĂ©e, lâHistoire sâaccĂ©lĂšre. Le 4 novembre a lieu la prise dâotages de lâambassade des Ătats-Unis Ă TĂ©hĂ©ran, Ă©vĂ©nement qui ouvre lâacte II de la rĂ©volution iranienne et sa radicalisation antioccidentale. Le 20 se produit une nouvelle prise dâotages fondatrice, celle de la Grande MosquĂ©e de La Mecque, par un individu se proclamant le Mahdi. Le lendemain, câest lâattaque de lâambassade des Ătats-Unis au Pakistan. Puis, le 24 dĂ©cembre, lâUnion soviĂ©tique entre en force en Afghanistan. Symboliquement, mĂȘme si les moudjahidin sont des rĂ©sistants avant dâĂȘtre des militants, câest lâaffrontement entre deux forces transnationales qui sâannonce, le communisme et lâislamisme, et qui sâachĂšvera par le triomphe de la seconde.
Alors que Deng Xiaoping, qui vient de revenir au pouvoir lâannĂ©e prĂ©cĂ©dente, sâapprĂȘte Ă lancer la modernisation de la RĂ©publique populaire, lâirruption des forces chinoises au Vietnam en 1979, et celle des forces irakiennes en Iran lâannĂ©e suivante, suscitent la rĂ©introduction du mot « gĂ©opolitique » dans le vocabulaire des commentateurs : il nâest en effet plus possible dâexpliquer les rapports de force par la seule grille de lecture du conflit Est-Ouest.
Le dĂ©but des annĂ©es 1980 voit aussi, aprĂšs la victoire historique du Likoud en IsraĂ«l en 1977, la transformation du projet sioniste dâune aventure laĂŻque socialiste en une Ă©popĂ©e politico-religieuse rĂ©actionnaire, caractĂ©risĂ©e notamment par une affirmation de plus en plus nette des justifications historiques de la prĂ©sence israĂ©lienne en Cisjordanie. Ce nâest pas le Likoud qui a inventĂ© la « colonisation », mais il en a encouragĂ© le caractĂšre messianique, incarnĂ© non pas tant par les haredim (ultraorthodoxes), qui nâhabitent gĂ©nĂ©ralement au-delĂ de la Ligne verte de 1949 que pour des raisons Ă©conomiques, que par les « sionistes religieux », qui installent leurs mobile homes au sommet des collines de Samarie et de JudĂ©e. Au mĂȘme moment lâĂgypte transforme lâĂ©quation stratĂ©gique de la rĂ©gion en reconnaissant lâexistence dâIsraĂ«l â ce qui galvanisera le camp islamiste. Ces mĂȘmes annĂ©es marquent Ă©galement un temps de renouveau et dâengagement politique du christianisme : Ă©lection de Jimmy Carter, prĂ©sident Ă©vangĂ©lique aux Ătats-Unis (1976), arrivĂ©e Ă la tĂȘte de lâĂglise du pape Jean-Paul II (en 1978), crĂ©ation du mouvement de la MajoritĂ© morale en 1979 qui contribuera Ă la victoire de Ronald Reagan*7. Câest le temps de la « revanche de Dieu », qui caractĂ©rise toujours notre Ă©poque19.
La seconde sĂ©quence sâavĂšre tout aussi importante. En ...