Une Ă©vidence aujourdâhui, le monde est divisĂ© en Ătats indĂ©pendants reprĂ©sentĂ©s Ă lâONU. Cette propriĂ©tĂ©, qui nâĂ©tait pas Ă©tablie en 1945, devrait durer longtemps. Elle nâexclut ni lâexistence dâĂtats fĂ©dĂ©raux, ni la fusion, ni la sĂ©paration dâĂtats, ni des revendications du statut dâĂtat indĂ©pendant par des groupes ethniques, ni la crĂ©ation par des groupes dâĂtats dâunions entre leurs membres nâimpliquant pas de fusion.
Ces Ătats ont un territoire et un gouvernement qui a un pouvoir sur les habitants et donc un systĂšme politique, sujet que jâai abordĂ© au chapitre VIII des SystĂšmes du destin et dans DĂ©mocratie, marchĂ©, gouvernance85. Ă ma connaissance, le premier auteur qui traita en termes de systĂšme lâorganisation politique dâun Ătat fut David Easton86, qui distingua les entrĂ©es et les sorties : entrĂ©es Ă©mises par les citoyens et les reprĂ©sentants des corps organisĂ©s et prenant la forme de demandes ou de soutiens diffus ou ciblĂ©s, sorties venant du gouvernement, offre de services publics, prĂ©lĂšvement dâimpĂŽts ou octroi de subventions dans le cadre de lois ou mesures administratives. Easton insistera notamment sur la nĂ©cessitĂ© de lâarticulation des demandes pour quâelles soient perçues par lâappareil gouvernemental.
Dans les dictatures, les sorties lâemportent et sont transmises par un parti unique, par la police ou par lâarmĂ©e qui sâappuient sur une vulgate Ă©laborĂ©e autour du dictateur. Et le rĂ©gime veille Ă ce que les entrĂ©es sâalignent sur les sorties. Au contraire, dans les rĂ©gimes dĂ©mocratiques, les demandes lâemportent, demandes souvent irrĂ©alisables, et les gouvernants sâefforcent de magnifier leurs performances (les sorties) pour quâelles apparaissent donner aux demandes une rĂ©ponse satisfaisante.
Ce simple constat montre quâon ne peut Ă©viter dâintroduire une brĂšve typologie des systĂšmes politiques. Jâen propose une, trĂšs simple, mais suffisante pour la suite : les dĂ©mocraties « blanches » (plus ou moins), les dĂ©mocraties « grises » et les systĂšmes autoritaires. Cela me permettra dâexaminer ensuite : les dĂ©mocraties blanches et leur construction historique, les dĂ©mocraties grises et les autres systĂšmes, les nouveaux dĂ©fis pour les dĂ©mocraties, la deuxiĂšme insuffisance de contrĂŽle et les tensions qui lâengendrent et quâelle engendre.
Comme dans dâautres chapitres de ce livre, quelques exemples illustreront notre propos : lâhistoire difficile de la RĂ©publique de Weimar, la IVe RĂ©publique et la guerre dâIndochine, une petite histoire de la dĂ©mocratie française (1945-2016), la campagne pour lâĂ©lection prĂ©sidentielle française de 2017.
Les systĂšmes politiques :
esquisse dâune typologie
La carte actuelle du monde offre un panorama des systĂšmes politiques bien diffĂ©rent de ce quâil Ă©tait au temps de Montesquieu. Les monarques subsistent, mais ils ne sont plus que des symboles de la pĂ©rennitĂ© nationale comme la reine dâAngleterre ou lâempereur du Japon. Les systĂšmes qui se rĂ©fĂšrent Ă lâexpĂ©rience soviĂ©tique se limitent Ă quelques vestiges comme la CorĂ©e du Nord (et Cuba hier). Mais il reste un nombre important de systĂšmes sui generis et parmi eux la Russie, la Chine, lâIran, la Turquie, lâĂgypte, lâArabie Saoudite notamment, sans compter les zones contrĂŽlĂ©es par des groupes autonomes (Kurdes irakiens) ou rĂ©volutionnaires (Farc de Colombie hier, EI au Proche-Orient aujourdâhui).
Aussi se trouve-t-on en prĂ©sence dâune famille fort hĂ©tĂ©rogĂšne de dĂ©mocraties et dâun groupe disparate de systĂšmes spĂ©cifiques en Ă©volution plus ou moins rapide.
Que recouvre ce terme de « dĂ©mocratie », brandi si frĂ©quemment par les uns et les autres ? Ă lâĂ©vidence, trois propositions complĂ©mentaires mais distinctes. Selon la premiĂšre, elle est le gouvernement du peuple par le peuple. La seconde insiste sur les valeurs de libertĂ©, de justice, de participation et de sĂ©curitĂ© qui inspirent lâensemble des acteurs. La troisiĂšme met lâaccent sur lâĂ©quilibre des pouvoirs qui empĂȘche que lâun des rouages du systĂšme nâaccĂšde Ă une puissance capable de compromettre les droits dâune partie des citoyens.
Ces trois définitions ne sont pas équivalentes. La premiÚre est générale, la seconde éthique, la troisiÚme organisationnelle. Mais la plus puissante, celle qui provoque les émotions les plus profondes est la premiÚre, avec son fort message idéologique.
En rĂ©alitĂ©, les systĂšmes dĂ©mocratiques rĂ©els sont des technologies sociales, construites progressivement. Elles diffĂšrent donc les unes des autres, mĂȘme si elles se rĂ©fĂšrent souvent Ă leurs valeurs communes. Une comparaison provocante serait de dire que chacune dispose dâune voiture « constitutionnelle » qui roule (câest-Ă -dire aboutit Ă des dĂ©cisions), mais utilise divers carburants (les voix des Ă©lecteurs), dispose dâun nombre variable de vitesses, a un rayon dâaction plus ou moins limitĂ© avant recharge, a recours Ă un systĂšme de freinage plus ou moins brutal⊠Certains pays comme le Royaume-Uni et les Ătats-Unis ont Ă leur disposition le mĂȘme vĂ©hicule progressivement amĂ©liorĂ© depuis longtemps. Dâautres comme la France en ont connu un grand nombre depuis 1789, dont deux depuis 1945.
On peut toutefois regrouper ces vĂ©hicules en deux catĂ©gories : celle des dĂ©mocraties blanches qui ont beaucoup dâorganes communs (pays de lâUnion europĂ©enne, Ătats-Unis, Canada, Australie, Nouvelle-ZĂ©lande, Japon, Chili, Inde) et celle des dĂ©mocraties grises oĂč manquent des rĂšgles et peuvent se rajouter des organes changeant le fonctionnement (refus de quitter le pouvoir, refus de lâindĂ©pendance de la justice, trucage des Ă©lections, recours Ă la police non justifiĂ©). Les dĂ©mocraties grises sont majoritaires en AmĂ©rique latine et en Afrique, mais il ne faut pas oublier lâimportance des diffĂ©rences dâun pays Ă lâautre.
Les dĂ©mocraties blanches ne peuvent ĂȘtre comprises que si lâon a conscience de leur diversitĂ© (quâillustrent leurs procĂ©dures de vote), des phases de leur construction historique et des tensions auxquelles elles ont Ă faire face. Les quatre exemples que jâai mentionnĂ©s plus haut illustreront ces analyses. Jâaborderai ensuite, plus briĂšvement, les dĂ©mocraties grises et les systĂšmes politiques sui generis (Chine, Iran, Turquie [?], Arabie Saoudite) avant de clore le chapitre par lâanalyse de la deuxiĂšme insuffisance de contrĂŽle.
La diversité des démocraties blanches
Rien ne montre mieux cette diversitĂ© et les limites de lâassertion dâun gouvernement du peuple par le peuple que lâexamen des procĂ©dures Ă©lectorales.
En Angleterre, le scrutin uninominal Ă un tour par circonscription, acceptĂ© par lâopinion, conduit Ă une Chambre des communes qui Ă©limine ou presque les partis incapables dâavoir dans certaines circonscriptions le plus grand nombre de voix. Aussi, les pourcentages globaux recueillis Ă lâĂ©chelle nationale par les diffĂ©rents partis ne permettent pas dâen dĂ©duire le nombre dâĂ©lus de ces partis. Lors des Ă©lections de 2015, alors quâil existait en Angleterre des fractions sensibles de lâopinion en dehors des conservateurs et des travaillistes (libĂ©raux et antieuropĂ©ens de lâUkip), la loi Ă©lectorale a donnĂ© Ă David Cameron une large majoritĂ©, rĂ©duit les travaillistes, marginalisĂ© les libĂ©raux et Ă©liminĂ© les eurosceptiques de lâUkip. Ainsi, hypothĂšse purement thĂ©orique, un parti ayant 45 % des voix dans toutes les circonscriptions nâaurait aucun Ă©lu.
Dans le passĂ©, la mĂȘme loi Ă©lectorale a conduit au remplacement des libĂ©raux par les travaillistes alors que les premiers Ă©taient encore soutenus par une partie notable des Ă©lecteurs.
Avec une telle loi Ă©lectorale, candidats de valeur et Ă©lecteurs auront alors tendance Ă soutenir les partis dominants, ceux-ci devant dâailleurs adopter des programmes suffisamment modĂ©rĂ©s pour avoir des chances de succĂšs.
La France ne connaĂźt, en revanche, aucune fidĂ©litĂ© Ă une loi Ă©lectorale. La loi de 1945 Ă©tablissait une reprĂ©sentation proportionnelle Ă un seul tour avec plusieurs siĂšges par circonscription et scrutin de listes. Elle aboutissait approximativement Ă lâĂ©chelle nationale Ă une rĂ©partition des siĂšges Ă lâAssemblĂ©e sensiblement Ă©gale aux pourcentages de votes pour les diffĂ©rents partis, ceux-ci pouvant dâailleurs mettre sur leur liste les membres de leur parti quâils prĂ©fĂ©raient. RĂ©sultat : les opinions des Ă©lecteurs Ă©taient agrĂ©gĂ©es en un petit nombre de types incarnĂ©s par des partis forts et qui dĂ©fendaient les intĂ©rĂȘts de leur groupe plus que ceux de la sociĂ©tĂ© tout entiĂšre.
Cette reprĂ©sentation proportionnelle semblait Ă©quitable Ă beaucoup de Français fĂ©rus dâĂ©galitĂ©. Mais elle conduisait Ă des AssemblĂ©es divisĂ©es et Ă des gouvernements de coalition faibles oĂč la dĂ©fection dâun parti entraĂźnait la chute du gouvernement.
Aussi la France a-t-elle adoptĂ© aujourdâhui un scrutin uninominal Ă deux tours oĂč ne peuvent se prĂ©senter au second tour que les candidats qui ont franchi au premier tour un seuil minimal. Sâil veut ĂȘtre Ă©lu au second tour, un candidat doit rĂ©unir les votes obtenus par certains de ses confrĂšres du premier tour. LâAssemblĂ©e a alors tendance Ă rĂ©unir des Ă©lus allant du centre droit au centre gauche sans que soient totalement Ă©liminĂ©s les reprĂ©sentants dits de lâextrĂȘme gauche et de lâextrĂȘme droite. Mais cette mĂ©canique parlementaire a Ă©tĂ© influencĂ©e par lâapparition de lâĂ©lection prĂ©sidentielle au suffrage universel. Rappelons toutefois que François Mitterrand, craignant en 1986 que le vote soit un dĂ©sastre pour le Parti socialiste, a fait voter par lâAssemblĂ©e le retour Ă la proportionnelle qui a amorti le choc. LâAssemblĂ©e ainsi Ă©lue sâest dâailleurs empressĂ©e de revenir au mode de scrutin antĂ©rieur.
Quant aux Ătats-Unis, Ătat fĂ©dĂ©ral, leur Constitution distingue deux Chambres qui ensemble constituent le CongrĂšs : le SĂ©nat oĂč sont Ă©lus pour six ans deux sĂ©nateurs par Ătat (quelle que soit la population de lâĂtat) et la Chambre des reprĂ©sentants dont les membres sont Ă©lus pour deux ans (leur nombre dĂ©pendant de la population de lâĂtat).
ConsidĂ©rons donc maintenant un autre scrutin : les Ă©lections prĂ©sidentielles en France et aux Ătats-Unis.
Le systĂšme français paraĂźt Ă©vident : deux tours, et les deux premiers arrivĂ©s en tĂȘte au premier tour sâaffrontent au second. Il y a pourtant une condition que personne ne discute : un citoyen a une voix et la majoritĂ© des suffrages exprimĂ©s suffit. Mais Michel Balinski87 a montrĂ© que ce dĂ©compte exprime trĂšs mal les nuances du corps Ă©lectoral. Il a Ă©tudiĂ© thĂ©oriquement et mis en application dans un canton suisse le systĂšme suivant : chaque Ă©lecteur a autant de voix quâil y a de candidats. Il peut totalement rĂ©cuser un candidat, puis il range les autres par ordre de prĂ©fĂ©rence dĂ©croissant. En additionnant les notes obtenues sur lâensemble des votants, on obtient pour chaque candidat un score total et le candidat avec le total le moins Ă©levĂ© est Ă©lu88. Ce mode de calcul exprime mieux les prĂ©fĂ©rences des Ă©lecteurs. Pourtant, la majoritĂ© nous semble si naturelle !
Aux Ătats-Unis, comme nul ne lâignore, le mode Ă©lectoral peut conduire au choix comme prĂ©sident dâun candidat qui nâa pas eu le plus de voix. Dans chaque Ătat de lâUnion, on Ă©lit des grands Ă©lecteurs dont le nombre dĂ©pend de la population, le candidat arrivĂ© en tĂȘte dans cet Ătat obtenant en gĂ©nĂ©ral la totalitĂ© des grands Ă©lecteurs. Est Ă©lu au niveau de lâUnion le candidat qui a obtenu le plus grand nombre de grands Ă©lecteurs en sa faveur.
Au prĂ©alable, chacun des deux partis (DĂ©mocrates et RĂ©publicains) dĂ©signe ses candidats par une procĂ©dure propre Ă chaque Ătat qui aboutit au choix des grands Ă©lecteurs de lâĂtat Ă la Convention du parti, qui choisit le candidat de ce parti. Le vote final (Ă©lection du prĂ©sident) intervient dans une rĂ©union de tous les grands Ă©lecteurs, rĂ©union qui reprĂ©sente souvent trĂšs mal lâĂ©ventail des opinions des citoyens du pays. Plusieurs prĂ©sidents nâont ainsi Ă©tĂ© Ă©lus que par une minoritĂ© dâAmĂ©ricains.
En particulier, Balinski a montrĂ© que ce fut le cas en 2016 avec le choix de Donald Trump et Hillary Clinton. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que lors de lâĂ©lection de George W. Bush la Cour suprĂȘme a arrĂȘtĂ© le recomptage des voix demandĂ© en Floride et dĂ©cidĂ© par cinq voix contre quatre de dĂ©clarer George W. Bush Ă©lu. Cette dĂ©cision a Ă©tĂ© acceptĂ©e sans murmure alors quâune telle procĂ©dure aurait provoquĂ© des protestations violentes en France.
Dans certaines dĂ©mocraties existe aussi la possibilitĂ© de rĂ©fĂ©rendum, dâorigine gouvernementale ou populaire, les citoyens Ă©tant appelĂ©s Ă rĂ©pondre par oui ou non Ă une question simple. Cette procĂ©dure a jouĂ© un rĂŽle important sous la Ve RĂ©publique française et rĂ©cemment au Royaume-Uni, Ă propos du Brexit. Lâusage a montrĂ© quâelle est dĂ©licate, car les Ă©lecteurs votent, certes en fonction de la question, mais aussi selon leur attitude positive ou nĂ©gative Ă lâĂ©gard de lâinitiateur du rĂ©fĂ©rendum.
DâoĂč ce double constat : les procĂ©dures Ă©lectorales des dĂ©mocraties rĂ©sultent de lâHistoire et ne rĂ©vĂšlent quâapproximativement les opinions des Ă©lecteurs.
Les démocraties blanches et leur construction historique
Depuis AthĂšnes oĂč elle ne rĂ©gnait quâau niveau des propriĂ©taires jusquâĂ la Chambre des communes de lâAngleterre, la dĂ©mocratie est apparue, le plus souvent, dans des villes libres ayant conquis leurs privilĂšges et gĂ©rĂ©es par la communautĂ© de leurs bourgeois. Certaines, comme Venise, ont pris place parmi les Ătats, mais ce nâest quâau XVIIIe siĂšcle, celui des LumiĂšres, que cette forme de gouvernement sâest Ă©tendue Ă de grands pays, de lâAngleterre aux Ătats-Unis puis, avec des soubresauts de plus dâun siĂšcle, Ă la France postrĂ©volutionnaire. Victorieuses lors des deux guerres mondiales, les dĂ©mocraties se sont rĂ©pandues en Europe, en AmĂ©rique latine et au Japon, au point dâĂȘtre considĂ©rĂ©es, dans un pays comme la France, comme la forme de gouvernement Ă laquelle tout pays doit aboutir⊠Une dĂ©claration oĂč lâidĂ©ologie se mĂȘle (hĂ©las !) au rĂ©el.
Les traits dominants de ces dĂ©mocraties, lorsquâon les observe sur les deux derniers siĂšcles, ont Ă©tĂ© maintes fois dĂ©crits :
le volume des Ă©lecteurs sâĂ©tend progressivement du suffrage censitaire au suffrage universel ;
le pouvoir du systĂšme exĂ©cutif, encore trĂšs fort Ă lâorigine, sâaffaiblit pr...