Au plus fort de la crise grecque en 2010-2012, l’économiste en chef du Fonds monétaire international (FMI), le Français Olivier Blanchard, fit un aveu d’erreur de diagnostic auquel le FMI ne nous avait pas habitués : il a admis avoir sous-estimé le niveau du multiplicateur budgétaire grec1. Dans un contexte de récession, l’austérité budgétaire engendre une amplification de la récession économique et, partant, une baisse des recettes fiscales se soldant par une hausse de l’endettement. Tout étudiant moyennement formé en sciences économiques a appris cela dans son cours de macroéconomie keynésienne. Cet aveu constituait un démenti sec, non seulement à la politique d’austérité préconisée par le FMI en Grèce, mais aussi à toute une série de décisions aussi surprenantes qu’inadaptées que le FMI avait largement suscitées en Afrique, de la part d’États en difficulté, depuis de nombreuses décennies.
Dans cette histoire, l’aveuglement idéologique avait semblé l’emporter sur l’observation des faits. Pour en prendre la mesure, il faut revenir au contexte dans lequel s’est imposé, à la fin des années 1970, le Consensus de Washington, qui a inspiré ces politiques dont les effets ont été dramatiques tant pour la Grèce que pour les pays africains qui les ont subies.
De l’économie du développement au Consensus de Washington
Depuis l’après-guerre, époque où la pensée économique dominante était keynésienne, le modèle de l’économie du développement triomphait. Deux principes sont constitutifs de ce modèle : l’interventionnisme étatique et un protectionnisme éducateur.
Le rôle prééminent de l’État dans le développement et comme instance majeure de régulation sociopolitique était légitimé par un ensemble d’arguments :
Selon le courant dit « dépendantiste », les économies en développement sont intégrées dans un processus de domination des anciennes métropoles, processus porteur de distorsions et conduisant à des désarticulations internes. L’État a donc pour rôle de promouvoir un développement autocentré ou endogène, un contrôle du capital étranger et la constitution d’écrans vis-à-vis du marché mondial.
Selon le courant dit « structuraliste », les économies en développement se caractérisent par des rigidités, des blocages structurels et des goulets d’étranglement. Dès lors, les prix du marché ne peuvent jouer le rôle d’ajustement des variables. En raison des asymétries internationales, la base de l’accumulation doit se faire par des politiques actives de l’État. L’inflation n’est pas considérée comme un phénomène monétaire mais comme l’effet des rigidités structurelles. Les pouvoirs publics doivent mettre en œuvre des séquences économiques entraînantes et construire de nouveaux avantages comparatifs afin de dépasser les seules dotations factorielles fournies par la nature, à l’instar des matières premières.
Selon le courant dit « postkeynésien », des politiques publiques stabilisatrices, sélectives et sectorielles sont essentielles dans des environnements caractérisés par des chocs et par de fortes instabilités. La constitution de l’État-nation et le projet d’un État moderniste constituent des points de référence.
Ces trois courants ont en commun la remise en cause des dogmes néolibéraux, en particulier la croyance en la supériorité intrinsèque du marché sur toute autre forme de régulation économique. Les fondateurs de l’économie du développement considéraient par exemple que le commerce international représente une entrave potentielle au développement. Avec les théories de la substitution d’importations, ils plaidaient pour un protectionnisme aux frontières – nationales ou régionales – sur des secteurs stratégiques, un financement de l’économie par les exportations de produits primaires et une fiscalité attractive des Investissements directs étrangers (IDE) par des filiales relais contournant les barrières protectionnistes2.
Ce corpus théorique a été radicalisé par des théories marxistes et dépendantistes mettant en avant les relations d’exploitation – et non seulement de domination –, les oppositions entre le centre et la périphérie, le blocage de l’accumulation lié à l’échange inégal et aux transferts de valeur3.
À la fin des années 1970, le paradigme de l’économie du développement est renversé, dans un contexte d’endettement permanent des pays du tiers-monde et de révolution conservatrice dans les sciences économiques marquée par l’avènement du monétarisme de Milton Friedman. Les trois grands principes universels deviennent l’économie de marché, l’ouverture économique et la discipline macroéconomique. Le Consensus de Washington, expression inventée par l’économiste John Williamson, qui signifie la normalisation, voire la fin de l’économie du développement, préconisait dix impératifs définissant une bonne politique : 1) la discipline budgétaire ; 2) la réorientation des dépenses publiques vers la croissance « pro-pauvres » ; 3) les réformes fiscales ; 4) la libéralisation du taux d’intérêt ; 5) un taux de change compétitif ; 6) la libéralisation commerciale ; 7) l’attractivité des investissements directs étrangers (IDE) ; 8) la privatisation des entreprises publiques ; 9) la déréglementation et, enfin ; 10) le respect des droits de propriété. Ces nouveaux principes ont donné lieu aux politiques de stabilisation et aux Programmes d’ajustement structurel (PAS) dont l’échec a paradoxalement justifié la poursuite.
En effet, à partir du début des années 1980, le FMI et la Banque mondiale utilisent l’Afrique pour tester le Consensus de Washington, faisant de ce continent le laboratoire du néolibéralisme. En dépit des conséquences dramatiques de l’application des Programmes d’ajustement structurel en Afrique, les dernières évolutions au sein de la zone euro (adoption d’un pacte budgétaire, cure d’austérité en Grèce, risque d’insoutenabilité de la dette en Italie, risque de faillite bancaire en Espagne, etc.) corroborent l’instauration progressive d’un Plan d’ajustement structurel pour l’ensemble de la zone euro, à l’instar des plans mis en place pour les États africains. Pourtant, lorsqu’on fait le bilan des Plans d’ajustement structurel en Afrique plus de trente-cinq ans après leur adoption, on ne peut que s’inquiéter de ce qui attend l’Europe dans les mois et années à venir, sous la triple férule du FMI, de la Commission de Bruxelles et de la Banque centrale européenne !
Les Programmes d’ajustement structurel : la tragédie grecque fut d’abord africaine
Quatre éléments dits de « désinflation compétitive » permettent de synthétiser les mesures énumérées ci-dessus : 1) une politique monétaire ayant comme seul objectif la lutte contre l’inflation et ne tenant aucun compte des préoccupations de croissance économique ; 2) une politique budgétaire dite « budgétariste », avec comme objectif unique l’assainissement des finances publiques ; 3) une politique de réduction des coûts de production, en particulier du coût du travail, donc des salaires ; 4) un ensemble de réformes dites « structurelles », au premier rang desquelles il convient de mentionner la libéralisation du marché du travail et la privatisation des entreprises publiques.
Ces Plans d’ajustement structurel ont conduit les États africains à réduire drastiquement leurs dépenses sociales, leurs investissements en infrastructures et la taille des fonctions et services publics. Au lieu d’assumer que de jeunes nations en construction avaient besoin de dépenser beaucoup pour établir les bases d’une prospérité future partagée, le FMI et la Banque mondiale se sont arc-boutés sur la réalisation d’équilibres macroéconomiques de court terme. Par exemple, face aux déséquilibres récurrents des balances commerciales, au lieu d’inciter les États africains à augmenter l’offre productive de leurs économies, le FMI et la Banque mondiale les ont obligés à réduire leur demande en consommation et en investissement dont une grande partie était importée, avec comme conséquence « positive » du point de vue des institutions de Bretton Woods, le rééquilibrage des balances commerciales, mais également une chute sévère de la croissance économique et une hausse du chômage. À l’heure actuelle, tout le monde se désole de la faiblesse de l’emploi en Afrique, mais peu de gens se souviennent que ce fut un choix délibéré opéré par les institutions néolibérales du Nord qui ont préféré restreindre la demande plutôt que d’inciter à augmenter l’offre, potentiellement génératrice de croissance endogène et d’emplois pérennes.
Autre conséquence : au Togo mais aussi dans d’autres pays africains comme le Bénin, le Burkina, le Niger, etc., tous les programmes de planning familial furent progressivement abandonnés et, avec eux, la volonté de réguler les naissances. J’en sais quelque chose car ma mère, enseignante à l’école des sages-femmes de Lomé et présidente de l’Union nationale des femmes du Togo, consacrait une grande partie de son temps à sillonner le Togo pour promouvoir le planning familial. Or la plupart des fonctionnaires furent renvoyés de leur poste et la seule obsession des gouvernants devint, désormais, le paiement à bonne date de salaires dont l’évolution était bloquée pour des décennies. À l’époque, jeune adolescent, j’entendais souvent à la radio les dirigeants togolais dire que la crise économique en cours dans le pays et dans le reste de l’Afrique était le résultat d’une conjoncture économique défavorable et que cela irait mieux après. À tel point que, pour dénoncer la crise, on vit apparaître partout au Togo et dans l’ensemble de la sous-région ouest-africaine des pagnes brodés avec les mots « conjoncture » ou même « anticonjoncture »…
L’absence de classe moyenne dans les pays subsahariens a empêché toute mobilisation collective, facilitant la mise en place brutale des PAS. Cela s’est fait avec la complicité passive des dirigeants africains : leur légitimité démocratique étant généralement sujette à caution, il leur était impossible d’engager un bras de fer avec les économistes du FMI.
Le résultat aujourd’hui se passe de commentaires : des sociétés africaines exsangues et proches de l’anomie, des économies faiblement productives et transformatrices de matières premières, avec une insertion dépendante au sein du commerce international, un chômage de masse dont le pendant est une vague sans précédent de migrations de populations jeunes cherchant au loin une vie meilleure.
Face au désastre économique et social de ces PAS, les institutions de Bretton Woods ont imaginé une ligne de défense autour de la notion de « bonne gouvernance » à partir de 2000, comme l’a bien illustré l’économiste Ha-joon Chang. L’argumentaire de la Banque mondiale était le suivant : l’Afrique ne dispose pas de bonnes institutions, celles du marché de concurrence pure et parfaite, raison pour laquelle elle n’a pas su tirer profit des ajustements structurels, pourtant bien conçus. En outre, l’État africain est corrompu, avec un déficit chronique de bonne gouvernance, ce qui expliquerait l’échec des PAS. Cet argument frise la mauvaise foi, tant son maniement relève du paradoxe : les institutions financières internationales reconnaissent la responsabilité des pouvoirs publics africains dans la crise, la faillite des États, la corruption généralisée en leur sein, mais, dans le même temps, elles continuent de préconiser des modèles d’ajustement qui ne marchent que pour des États viables, assumant au moins leurs fonctions essentielles (sécurité, éducation, santé).
Cette situation paradoxale provient du fait que les institutions de Bretton Woods ont comme idéal type, le modèle libéral d’inspiration néoclassique et, partant, préconisent les recettes proposées par ce modèle, oubliant (ou faisant mine d’oublier) que l’essentiel réside dans les postulats de ce modèle. Or, dans le cas des pays subsahariens, faire le postulat d’un État juste, arbitre du jeu entre les acteurs de l’économie, revient à admettre dès le départ, une grande distance entre le modèle et la réalité et, ce faisant, prêter le flanc à la critique d’ordre méthodologique relative au statut du modèle et à la validité de ses conclusions…
En pratique, la non-prise en compte de cette réalité peut engendrer des conséquences hautement préjudiciables pour les populations africaines. Menacées dans leurs revenus par l’arrêt des subventions aux produits alimentaires, les augmentations d’impôts sur les biens de consommation, ou les réductions des taux de protection douanière, fragilisées dans leurs emplois par les privatisations d’entreprises parapubliques, elles sont acculées au désespoir et tentent de se faire entendre par tous les moyens : manifestations, émeutes, voire tentatives de coups d’État. Face à ces troubles, les gouvernements baissent les bras et changent de politique : de nombreux programmes d’ajustement ont été reportés ou profondément modifiés pour cette raison. Comme le soulignent de fins connaisseurs de ces politiques : « Il est donc impossible de considérer la mise au point d’un programme d’ajustement uniquement sous son aspect technique. On doit prendre en compte toute la chaîne des interactions entre économie et politique, ce que seul un modèle politico-économique global est en mesure de faire4. »
L’insuffisante prise en compte de la réalité sociale en Afrique
Qu’on me comprenne bien : en portant un regard critique sur les PAS, je ne cherche pas à faire l’apologie de la mauvaise gestion en Afrique. On ne peut qu’être en accord avec l’idée véhiculée par les PAS que les responsables africains doivent faire preuve d’une plus grande rigueur dans la gestion des affaires publiques. Cependant, on ne saurait confondre sur le plan théorique, ce qui relève d’une politique rigoureuse et ce qu’est une politique restrictive.
En outre, les co...