De même que l’œuvre littéraire d’Ismaïl Kadaré suscitait, à chaque nouvelle publication, la joie de ses lecteurs, mais aussi inquiétudes et interrogations, de même, les études ayant pour objet cette œuvre et son auteur semblent obligatoirement porteuses d’une part de la tempête et de l’anxiété qui accompagnèrent sa naissance. Parallèlement à l’enthousiasme de ses admirateurs, qui peuplèrent parfois les cachots de l’Albanie communiste, elles éveilleront les attaques les plus virulentes, émanant souvent de ceux qui les y envoyèrent. Leur haine insondable visant l’œuvre de Kadaré tente de réduire à néant toute notre culture en essayant d’amputer l’un de ses liens les plus puissants avec les valeurs universelles.
Le Dossier Kadaré devant lequel nous nous trouvons comporte des documents bien éloignés des études classiques sur un auteur et son œuvre littéraire. Il est constitué de documents issus des archives de l’État, retraçant des épisodes qui sont autant de preuves de la mainmise de l’État et de ses interventions barbares dans l’intimité de la création artistique d’un immense écrivain.
Kadaré est demeuré aux yeux de cet État communiste un incorrigible rebelle, suscitant son incommensurable haine. À ses propres yeux, il fut un écrivain « normal » cherchant à faire de la grande littérature, immortelle, à un moment où tant de choses précieuses et indispensables périssaient. Il redessina douloureusement l’icône d’une Albanie ancestrale, lorsqu’elle était chaque jour profanée et dénaturée par ses dirigeants qui, entre autres, n’hésitaient pas à interner, emprisonner, fusiller les écrivains s’écartant de la doctrine officielle.
Les documents constituant cet ouvrage, que l’auteur, Shaban Sinani, a eu la possibilité de rassembler en tant que directeur des Archives centrales de l’État, recèlent une menace commune, celle du châtiment. Avec une froide détermination, ces attaques contre l’œuvre de Kadaré transpirent la volonté de garder immaculée la ligne du Parti, qui était pourtant depuis longtemps entachée de sang et de boue, et de préserver dans son intégrité un outil qui ne cessait de tout mutiler : l’idéologie politique en vigueur.
Mais ces documents manifestent également la soif de carrière politique et littéraire de leurs auteurs, leur zèle insensé à proclamer sans relâche leur fidélité et leur soumission au Parti. On y rencontre la jalousie, la vengeance, calculées avec une sombre froideur, surtout de la part de collègues. Les hauts fonctionnaires de l’époque n’y échappent pas, ainsi que divers médiocres, envieux et diaboliques, manifestant à chaque phrase leur criminelle brutalité.
À la suite de la chute du communisme, il me semble qu’il devint évident que durant toutes ces années il y avait eu « deux littératures » dans notre pays. Lénine théorisait sur les « deux cultures » de la société bourgeoise, mais il semblerait que ce soit encore plus vrai pour les systèmes socialistes. La « deuxième littérature » est celle qui demeure après la chute de la première, qui s’évapore en même temps que la dictature elle-même.
En Albanie a eu lieu le « phénomène Kadaré », singulier et sans équivalent au sein des autres nations. La littérature de Kadaré réussit à développer toute sa puissance au sein d’une dictature, elle aussi au sommet de sa puissance, sans en être contaminée ni vaincue. Elle devint une valeur autre, au-dessus des valeurs officielles pour tous les Albanais, véritable nourriture spirituelle qui parvint à percer l’isolement et à les rattacher au reste du monde par son universalité.
Mieux aurait valu se taire, diraient d’aucuns. Mais le silence n’est pas littérature, leur rétorquerais-je.
Si cette société, à ses premiers pas, projetait un rêve, un idéal, qui fut aussi chanté par des écrivains, la responsabilité historique et morale incombe à ceux qui violèrent cet idéal, et pas aux poètes qui furent également spoliés de leur sincérité. Nous ne pouvons qu’être reconnaissants à ces derniers de nous avoir indiqué que ce que nous vivions ne ressemblait en rien à cet idéal. En prison nous savions bien qu’en aucun cas il n’eût été préférable d’avoir parmi nous un prisonnier en plus pour un écrivain de moins. Nous ne fûmes pas déçus par ce que hors de nos cellules Kadaré réussit à accomplir.
Lorsque la dictature s’effondra, elle portait aussi les blessures que, par le biais d’un art pur, l’écrivain lui avait infligées au cours d’un long combat.
Ismaïl Kadaré est peut-être l’un des rares artistes à sortir victorieux de ce combat sans s’inquiéter d’être proclamé dissident ou opposant de cette dictature. « Je ne souhaite pas d’autre titre, nous dit-il, que celui d’écrivain normal au sein d’un pays anormal. » En plein combat avec la bête, il lui tournait soudain le dos comme si elle n’eût pas existé pour s’asseoir à son bureau et poursuivre l’œuvre d’écriture que d’autres entamèrent cinq mille années auparavant.
Mais c’est une époque de confusion. C’est l’époque où les inquisiteurs de la dictature se travestissent en avocats de la démocratie et ou les ex-persécutés sont persécutés par d’autres biais, ne serait-ce qu’en se voyant nier leurs peines. Parfois non sans cynisme, la persécution passée est considérée de nos jours comme un privilège… D’autres aimeraient encore l’assimiler à une valeur littéraire et la revendiquent comme un titre de gloire.
À mon sens, la persécution passée ne signifie rien de tel. Elle se contente de nous indiquer qui sut conserver quelques valeurs humaines à cette époque de lutte contre la vie et pour la vie.
C’est également à cela que sert ce livre. Afin de faire la lumière sur ces ténèbres où hommes et œuvres étaient brutalisés, et où certains hommes essayaient de demeurer des hommes et la littérature de la littérature.
Nous avons besoin de tels livres. Ils commencent tout juste à voir le jour.
L’œuvre de Kadaré enfin nous apparaît également blessée, comportant de nombreuses cicatrices et morsures, qui la rendent encore plus imposante. En le confessant aujourd’hui, ce récit ne vole en rien la vedette aux récits de tant d’autres vies et actions héroïques. Au contraire, en feuilletant ce dossier, l’horreur devient d’autant plus palpable. Dans cette mer de souffrances humaines, faite de nos calvaires rassemblés, débouche un fleuve supplémentaire : l’œuvre de Kadaré. On sait que les œuvres sont faites d’âme et de vie.
Étant celui qui s’est hissé le plus haut, qu’il serve à imaginer ce qui encore demeure immergé : notre incommensurable horreur. En triomphant, nous aurons tous triomphé. Son génie demeure lié à la nation qui le vit naître.
Des livres tels que celui de Shaban Sinani, traditionnellement qualifiés de littérature documentaire, s’ils se proposent de faire la lumière sur une question particulière, nous permettent de nous interroger sur des vérités transposables d’une époque à l’autre. Jamais leur existence ne devrait nous paraître trop lointaine.
Visar Zhiti
Ex-prisonnier politique,
condamné pour sa poésie
Ayant relativement longtemps travaillé en tant que journaliste, l’occasion m’a été donnée de rencontrer de nombreux protagonistes de ces deux camps adverses : persécutés et persécuteurs, dénoncés et dénonciateurs, volontaires zélés et personnes contraintes d’agir en tant que « volontaires » contre leur gré. Un monde étrange, rempli de mystères et surtout peuplé de « prédateurs d’âmes ».
Et voilà qu’il y a quelques années, je me suis trouvé à la tête de ce ministère qui conservait les archives où se trouvaient des manuscrits interdits, des œuvres emprisonnées d’écrivains, condamnés ou non. La présence de ces documents ne cessait d’exercer sur moi une puissante attraction, le projet d’écrire une étude sur la littérature interdite et les rapports des créateurs avec le pouvoir durant la période communiste m’ayant traversé dès la chute du régime.
Tandis que le temps filait à toute allure dans ces jours de renouveau, je me rendais compte qu’il me ferait défaut pour m’occuper de ces documents dans leur totalité. Je me rassurais en envisageant un projet moins vaste. Quel fut le regard de la police sur l’œuvre de Kadaré ? Voilà ce qui me paraissait désormais une tâche plus réaliste.
Mais le temps s’accéléra encore. Les nombreuses urgences auxquelles mes fonctions étaient soumises, la lutte contre le crime organisé, les premiers pas d’institutions nouvelles, m’amenèrent très vite au jour où mon mandat à la tête du ministère de l’Intérieur touchait à sa fin et je réalisai que j’avais peut-être laissé échapper une chance unique de réaliser l’œuvre qui me tenait à cœur.
Et voici que je vois sur mon bureau une œuvre semblable, composée d’études et de documents, intitulée Le Dossier Kadaré, dont l’auteur est le chercheur Shaban Sinani.
Ma première pensée fut qu’au moins une œuvre comparable à celle que je projetais était enfin publiée, bien qu’issue d’autres sources que celles dont je disposais, mais également authentiques. Bien que faisant normalement partie d’une catégorie différente, les documents réunis dans cet ouvrage possèdent un caractère aussi policier que les dossiers de la police que j’avais voulu collecter. Je me trouve donc en présence d’un document qui comporte de nombreuses analogies avec mon projet, mais qui en aucun cas n’annule celui-ci. Au contraire, en le définissant davantage, il nous en rapproche.
Il en ressort que Kadaré avait de sérieux problèmes avec le pouvoir, non seulement lors des périodes où il était publiquement attaqué, mais également lors de celles où son œuvre était officiellement « approuvée ». Kadaré n’était pas uniquement sous contrôle lorsqu’il « fautait » ou qu’on repérait dans ses écrits des « déviations idéologiques », mais même lorsqu’il donnait l’impression de satisfaire aux exigences de l’esthétique du réalisme socialiste. Cela peut paraître étrange, mais les documents prouvent qu’il demeurait sous surveillance même lorsqu’il n’écrivait pas ! La doctrine en vigueur exigeait de l’écrivain qu’il déterminât les critères de son œuvre selon les vœux du régime, mais, pour l’art indépendant, c’était aussi paradoxal que d’exiger d’une mère le choix de la personnalité de son enfant avant la naissance de celui-ci.
En prenant connaissance, à travers ce livre, d’une petite partie de la véritable montagne d’accusations qui ont pesé sur l’écrivain, le lecteur peut se rendre compte qu’à défaut d’avoir traversé les enfers, le processus de création d’Ismaïl Kadaré a dû survivre dans un véritable purgatoire. L’enfer, c’est peut-être ce que contient cette partie des documents conservés dans les archives du ministère de l’Intérieur. Malgré ce contexte, Ismaïl Kadaré parvint à maintenir intact le caractère de sa littérature. En portant témoignage, ce livre peut servir de modèle quant à la manière de présenter au public des sources dissipant tous les doutes.
Où sont donc passés ceux qui, durant près de trente ans, ne cessèrent de talonner l’écrivain et qui peut-être aujourd’hui encore guettent chez lui des « erreurs » et des « déviations » dans son œuvre ? Laissons-les donc à leur destin, nul doute que celui-ci se chargera de leur enseigner tôt ou tard les principes de cette humanité qui leur fit tant défaut.
Souhaitez-vous rendre les hommes libres ? Transmettez-leur des faits et des documents et ils pourront juger par eux-mêmes ! L’histoire doit s’exprimer dans sa langue propre, y compris l’histoire de la littérature. Comme nous l’a enseigné l’un des ancêtres de la pensée humaine, Cicéron, le premier devoir de l’histoire, c’est d’éviter le mensonge ; le deuxième, de ne pas dissimuler la vérité ; le troisième, de ne pas prêter le flanc aux accusations de partialité.
La plupart des documents présents dans ce livre sont l’expression d’un climat culturel que nous ne parvenons plus à imaginer. Mais le lecteur a besoin de cette représentation, au risque sinon de ne plus comprendre la littérature de cette époque. C’est un service précieux pour la culture et la pensée albanaises.
Luan M. Rama
Ancien ministre de l’Intérieur du gouvernement
postcommuniste d’Albanie