Le prĂ©sident Georges Pompidou mâa demandĂ©, vers la fin de lâannĂ©e 1972, de lui Ă©crire quelques pages sur lâexpĂ©dition palĂ©ontologique internationale de lâOmo en Ăthiopie et, tout particuliĂšrement bien sĂ»r, sur la mission française de cette expĂ©dition. Le contingent français, placĂ©, de 1967 Ă 1969, sous lâautoritĂ© de Camille Arambourg, professeur honoraire au MusĂ©um national dâhistoire naturelle et de moi-mĂȘme (sur le terrain), et sous mon autoritĂ© Ă partir de 1969 Ă la mort de Camille Arambourg, sâĂ©tait en effet illustrĂ© dĂšs le premier mois de recherches (juillet 1967) dans cette province Ă©loignĂ©e de lâEmpire (le Gemu-Goffa), par la dĂ©couverte du tout premier reste de prĂ©humain fossile dâĂthiopie ; il sâagissait dâune mandibule qui faisait donc entrer ce pays dans le « berceau » de lâhumanitĂ©, et ce avec dâautant plus de « panache » quâelle Ă©tait datĂ©e de 2,6 millions dâannĂ©es, ce qui Ă©tait alors le record de tous les restes de prĂ©humains connus !
Cette demande mâhonora et je mâappliquai Ă dĂ©crire lâexpĂ©dition, la rĂ©gion de la basse vallĂ©e de lâOmo, aux frontiĂšres de lâĂthiopie, du Kenya et du Soudan, lâexceptionnalitĂ© du site du point de vue de la gĂ©nĂ©rositĂ© de ses affleurements, de sa richesse en fossiles et de ses aptitudes Ă se faire dater (grĂące Ă trois mĂ©thodes diffĂ©rentes) ; et je mâappliquai dâautant plus que le succĂšs quâavaient eu Ă Addis-Abeba lâexpĂ©dition de lâOmo et ses rĂ©sultats avaient un peu agacĂ©, et câĂ©tait facile Ă comprendre, les collĂšgues travaillant depuis longtemps dans ce pays et dont les travaux Ă©taient certainement aussi importants dans leurs domaines, mais beaucoup plus discrets ! Je fis remettre au prĂ©sident de la RĂ©publique mon texte ; et il mâen remercia.
Ce que je ne savais pas, câest que le prĂ©sident Pompidou avait Ă©tĂ© officiellement conviĂ© par Sa MajestĂ© lâempereur HaĂŻlĂ© SĂ©lassiĂ© pour une visite dâĂtat en Ăthiopie et quâil souhaitait mon compte rendu pour lâintĂ©grer Ă ses discours, mais aussi Ă ses conversations et faire valoir ainsi les recherches scientifiques françaises dans le pays qui lâinvitait. Cette visite eut lieu en janvier 1973, trois jours, les 17, 18 et 19.
Je nây Ă©tais pas, mais jây avais au moins une oreille dans lâassistance en la personne dâHervĂ© de Roux, Ă qui jâavais fait obtenir un poste dâassistant en archĂ©ologie dans une institution locale. HervĂ© de Roux mâĂ©crivit que le prĂ©sident, Ă lâissue de son principal discours, croyant bien faire alors quâil sâadressait prĂ©cisĂ©ment Ă ces collĂšgues pour le moins irritĂ©s par « le bruit que faisait la dĂ©couverte de lâOmo », leur dĂ©clara, fier de lui : « Vous avez vu, jâai parlĂ© de lâOmo, et deux fois ! » Mon texte avait donc bien Ă©tĂ© retenu et insĂ©rĂ©, au moins un peu, dans lâallocution officielle. Et jâen ai eu une autre preuve tout Ă fait inattendue ! Bien des annĂ©es plus tard, en effet, jâai rencontrĂ©, sur un paquebot sur lequel jâĂ©tais confĂ©rencier, une dame, Jacqueline Lostanlen, qui mâa racontĂ© que câĂ©tait elle, en poste Ă Djibouti en 1973, qui avait Ă©tĂ© chargĂ©e de taper le ou les discours de Georges Pompidou pour sa visite en Ăthiopie et quâelle se souvenait parfaitement avoir « saisi » un passage sur lâexpĂ©dition de lâOmo (le mien !) qui lâavait dâailleurs, disait-elle, passionnĂ©e. En voici la premiĂšre mention dans le discours du prĂ©sident Pompidou du 17 janvier 1973 au palais impĂ©rial : « Sire, lorsquâau printemps dernier, au cours dâun sĂ©jour en France, Votre MajestĂ© mâinvita Ă me rendre dans la capitale de son Empire, elle me fit un honneur et un plaisir que je tiens Ă lui exprimer ce soir oĂč je me trouve dans son palais au cĆur de cette Ăthiopie que les dĂ©couvertes de la mission française de lâOmo ont permis de considĂ©rer comme le berceau de lâhumanitĂ© et dont le nom apparaĂźt sans cesse tout au long de lâhistoire des hommes⊠»
Le voyage du prĂ©sident Pompidou fut un succĂšs. On racontait Ă Addis-Abeba quâil avait mĂȘme Ă©tĂ© invitĂ© dans le carrosse impĂ©rial tirĂ© par six chevaux, dâhabitude rĂ©servĂ© aux tĂȘtes couronnĂ©es. Addis-Soir, en premiĂšre page du premier jour de sa visite, Ă©crivait : « Ainsi, la France, en votre personne, monsieur le prĂ©sident, nous rend Ă nouveau visite⊠cette France dont nul nâignore, en Ăthiopie, quelle amie elle est pour nous tous, cette France qui, depuis si longtemps, fut toujours si proche de nos cĆurs, si semblable Ă nous-mĂȘmes dans ses aspirations constantes vers lâindĂ©pendance et la libertĂ©, cette France qui aime notre souverain et que tant dâentre nous ont connue dĂšs leur plus tendre enfance Ă travers leurs acquisitions intellectuelles, doublant la connaissance de notre langue nationale de celle de Descartes, Montesquieu, Louis XIV, Racine, Pasteur, Marie Curie, Verlaine, Saint John Perse⊠Vous incarnez, Ă prĂ©sent, cette grande et noble amie, monsieur le PrĂ©sident. » Je rappelle que Louis XIV (dont la prĂ©sence peut Ă©tonner entre Montesquieu et Racine !) avait envoyĂ©, au XVIIe siĂšcle, un dĂ©lĂ©guĂ© spĂ©cial en Ăthiopie ; je rappelle encore quâĂ lâĂ©poque de lâempereur Menelik II, prĂ©dĂ©cesseur de HaĂŻlĂ© SĂ©lassiĂ©, le français Ă©tait la langue de la culture, de la diplomatie, du commerce et la langue des communautĂ©s grecque, Ă©gyptienne et armĂ©nienne trĂšs actives dans ce pays ; je rappelle encore que lâempereur HaĂŻlĂ© SĂ©lassiĂ© avait appris le français grĂące Ă des missionnaires, quand il Ă©tait jeune, au Harar, et que le lycĂ©e franco-Ă©thiopien GuĂ©brĂ© Mariam (oĂč jâai souvent donnĂ© des confĂ©rences) fĂȘtait prĂ©cisĂ©ment en 1973 son 25e anniversaire.
Le prĂ©sident Georges Pompidou sâĂ©tait, paraĂźt-il, dit enchantĂ© de cette visite Ă un pays qui, en effet, par sa brillante originalitĂ© plongeant dans une tradition multimillĂ©naire, ne peut laisser personne indiffĂ©rent.
Mme Georges Pompidou, dont je nâai pas parlĂ© Ă propos de cet Ă©pisode Ă©thiopien, a beaucoup accompagnĂ© le prĂ©sident dans de nombreuses manifestations publiques, celles concernant notamment la vie artistique. Elle a courageusement conservĂ©, longtemps aprĂšs le dĂ©cĂšs de son mari (il est mort en 1974 ; elle sâest Ă©teinte en 2007), une influence et une activitĂ© dans ce monde intellectuel des arts, mais aussi des lettres et jâai eu lâhonneur de la saluer Ă bien des occasions, dans des rĂ©unions de cette nature ; je fais dâailleurs Ă©tat dans ce livre de sa prĂ©sence aux cĂŽtĂ©s de la shahbanou Farah Diba, lors de la visite officielle de cette derniĂšre Ă une exposition consacrĂ©e Ă lâIran au musĂ©e de lâHomme, en 1971. Mme Georges Pompidou Ă©tait alors premiĂšre dame.
Je suis, par ailleurs, fier dâavoir reçu le prix Georges-Pompidou dont le jury Ă©tait prĂ©sidĂ© par le Premier ministre Ădouard Balladur (rĂ©compensant une Ćuvre Ă©crite et publiĂ©e en français et honorant la langue et la culture françaises). Il mâa Ă©tĂ© remis au Centre Pompidou par la laurĂ©ate prĂ©cĂ©dente, Mme Marianne Bastid-BruguiĂšre, en mars 2009.
Câest toujours difficile, quand on nâĂ©crit pas de journal, de retrouver, dans sa mĂ©moire, les « premiĂšres » fois, mais, Ă la rĂ©flexion, ce nâest pas trĂšs important !
Toujours est-il que je pense (quand mĂȘme) avoir rencontrĂ© le prĂ©sident ValĂ©ry Giscard dâEstaing pour la premiĂšre fois, Ă lâĂlysĂ©e, Ă sa table, Ă son invitation, pour un grand dĂ©jeuner en lâhonneur des principaux artisans du trĂšs grand IXe CongrĂšs de lâUISPP, lâUnion internationale des sciences prĂ©historiques et protohistoriques (3 000 invitĂ©s), parce quâil sâĂ©tait rĂ©uni en France (en lâoccurrence Ă Nice, du 13 au 18 septembre 1976). Lionel Balout, professeur au MusĂ©um national dâhistoire naturelle, en Ă©tait le prĂ©sident, Henry de Lumley, le secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral. Jây avais organisĂ© et y prĂ©sidais (avec mon collĂšgue sud-africain, le professeur Phillip Valentine Tobias) une commission et par suite une session sur les plus anciens hominidĂ©s, mais jâavais aussi beaucoup participĂ© Ă une exposition organisĂ©e pour la circonstance par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) (jây Ă©tais responsable dâun thĂšme, le premier, celui des origines de lâhomme).
Il convient de revenir un tout petit peu en arriĂšre pour bien comprendre (et apprĂ©cier) la situation. Un jour (de 1975 ?), au siĂšge du Centre national de la recherche scientifique, alors quai Anatole-France Ă Paris, institution que je frĂ©quentais beaucoup Ă©tant membre de son comitĂ© national, je croisai, dans les escaliers, son directeur, le professeur Bernard GrĂ©gory. Le directeur marqua le pas pour me saluer : « Alors, Coppens, comment allez-vous ? Y a-t-il toujours autant dâos dans votre vie ? â De plus en plus, monsieur le directeur, merci ! â Au fait, ajouta-t-il, je voudrais vous poser une question : comment dĂ©finiriez-vous lâhomme ? », question Ă©videmment dâautant plus embarrassante que, bien quâĂ©tudiant lâhomme je ne me lâĂ©tais jamais rĂ©ellement posĂ©e ! Je me lançai pourtant dans une tentative de rĂ©ponse, en rĂ©flĂ©chissant au fur et Ă mesure de son Ă©noncĂ© : « Je dirais, monsieur le directeur, que lâhomme est un primate bipĂšde⊠des savanes sĂšches dâAfrique⊠omnivore opportuniste⊠bavard et social, religieux et trouillard ! » Bernard GrĂ©gory me quitta alors, apparemment content et amusĂ© par ma rĂ©ponse ; et les choses semblaient sâĂȘtre arrĂȘtĂ©es lĂ .
Mais je dis bien « semblaient », car, lorsque je participai Ă lâinauguration de lâexposition du CNRS, Ă la Maison de la MĂ©diterranĂ©e, Ă Nice, exposition dont jâai parlĂ© plus haut (« 3 millions dâannĂ©es dâaventure humaine. Le CNRS et la prĂ©histoire sur les cinq continents »), quelle ne fut pas ma surprise dây ĂȘtre accueilli par une banderole, barrant littĂ©ralement lâentrĂ©e et portant cette dĂ©finition, Ă©videmment sans guillemets ni signature, qui me rappelait quelque chose : « Lâhomme est un primate bipĂšde des savanes sĂšches dâAfrique, omnivore opportuniste⊠» ! Il mâĂ©tait alors difficile (et çâaurait Ă©tĂ© indĂ©cent) de dĂ©clarer aux officiels qui faisaient la visite : « Câest moi, câest moi, qui ai improvisĂ© cette dĂ©finition un jour dans les escaliers du CNRS ! » Je ne dis donc rien et je pensais que les choses se seraient arrĂȘtĂ©es lĂ .
Mais revenons Ă notre dĂ©jeuner Ă lâĂlysĂ©e⊠Nous Ă©tions vingt et un Ă table dont dix-huit invitĂ©s, parmi lesquels cinq collĂšgues Ă©trangers. JâĂ©tais presque en bout de table, aux cĂŽtĂ©s du nouveau directeur du CNRS, successeur de Bernard GrĂ©gory, Robert Chabbal, qui, lui, curieusement, Ă©tait tout Ă fait au bout, la place qui, dans les plans de table français (contrairement aux plans de table anglais) est la derniĂšre. Le prĂ©sident, ayant invitĂ© deux ministres femmes, nâen avait placĂ© aucune face Ă lui (la chaise Ă©tait vide), mais il les avait Ă©lĂ©gamment distribuĂ©es, certes en face, mais en position symĂ©trique, de part et dâautre de la place libre ; Alice Saunier-SeĂŻtĂ© Ă gauche de ladite place, Françoise Giroud Ă droite. Or, durant le repas, Alice Saunier-SeĂŻtĂ©, toujours grande voix (câest plus joli de le dire comme ça !), dĂ©clara au prĂ©sident quelque chose du genre : « Ce congrĂšs Ă©tait impressionnant, mais lâexposition du CNRS aussi ; avez-vous retenu, monsieur le prĂ©sident de la RĂ©publique, cette dĂ©finition gĂ©niale de lâhomme⊠» et elle dĂ©clama, sans faute : « Lâhomme, ce primate des savanes sĂšches dâAfrique, omnivore opportuniste⊠» Câen Ă©tait trop mais, du bout de ma table, je ne me voyais guĂšre revendiquer une paternitĂ© un peu longue Ă expliquer et Ă dĂ©fendre ! Et les choses avaient lâair cette fois de sâĂȘtre vraiment arrĂȘtĂ©es lĂ .
AprĂšs le dĂ©jeuner, il y eut cependant un cafĂ©, debout, dans une piĂšce moins grande que la salle oĂč nous avions dĂ©jeunĂ©, mais attenante Ă cette derniĂšre. Cette fois je nây tins plus et interpellai courtoisement « ma » ministre (Alice Saunier-SeĂŻtĂ© Ă©tait ministre de lâEnseignement supĂ©rieur) et lui expliquai que câĂ©tait moi lâauteur de la dĂ©finition qui lâavait amusĂ©e, et je lui racontai les circonstances de sa « composition ». Elle mâĂ©couta attentivement, me fĂ©licita et les choses sâarrĂȘtĂšrent, ce jour-lĂ , lĂ .
Et puis, un autre jour, la ministre est venue au musĂ©e de lâHomme « rendre visite » Ă la momie du pharaon RamsĂšs II. Je nâĂ©tais pas dans la dĂ©lĂ©gation chargĂ©e de la recevoir et de lâaccompagner, mais, vaquant Ă mes occupations, circulant alors, dâun laboratoire Ă un autre, au troisiĂšme Ă©tage du musĂ©e, dans un de ces longs couloirs en rond du palais de Ch...