Trois cent mille enfants souffrent d’avoir été soldats et posent les mêmes questions : « Pourquoi ai-je été entraîné dans un tel cauchemar ? Pourquoi suis-je tellement malheureux ? Pourquoi Dieu ne nous vient-il pas en aide ? »
Le phénomène des enfants-soldats a toujours existé, mais depuis l’an 2000, on juge que c’est un crime de guerre1. Pendant des millénaires, quand la guerre était le plus habituel moyen de socialisation, on armait les garçons, on utilisait les filles et les adultes soupiraient : « La guerre est cruelle. » Les cadets napoléoniens âgés de 14 à 16 ans ont été les derniers soldats de l’Empereur. La guerre de Sécession aux États-Unis (1861-1865) a consommé un très grand nombre de petits garçons. Les gamins de Paris, lors de la Commune (1871), ont été héroïsés, donc sacrifiés. Les nazis ont envoyé au massacre ultime (1945) des milliers d’enfants fanatisés par l’école. Au Népal, au Proche-Orient, au Nicaragua, en Colombie, des centaines de milliers d’enfants ont été sacrifiés pour défendre une cause aussitôt oubliée.
Certains enfants-soldats, arrachés à leur famille et à leur village, ont été soumis à des éducateurs terrorisants. Parfois ils ont trouvé dans ces groupes armés une relation d’attachement qui les a sécurisés ou même ont ressenti la fanatisation comme une exaltante aventure. Quelques-uns ont éprouvé la fièvre du don de soi, au point de désirer mourir pour la cause qu’on leur avait inculquée. La plupart ont dégrisé à l’approche de la mort où ils ont retrouvé la mémoire de leur petite enfance, quand maman constituait la première base de sécurité et quand le père cadrait par son autorité le développement du petit. La terreur réactivait le besoin d’attachement : « Tandis que nous étions à terre et que les obus sifflaient autour de nous, mes pensées se portaient à mon foyer, à ma maison, à tous ceux que j’avais quittés […], je m’en voulais […], j’avais été stupide de quitter ma famille. […] Mon Dieu que j’aurais aimé que mon père vienne me chercher2. »
Quand l’utopie s’effondre et quand le réel nous terrorise, nous serions donc capables de réactiver la mémoire d’un moment heureux où nous étions protégés par une famille aimante.
Ces enfants enrôlés dans la guerre de Sécession, dans la Commune de Paris, le nazisme ou le djihadisme sont euphorisés par le projet grandiose proposé par les adultes. Mais dès que le réel les cogne, la plupart de ces petits soldats réactivent le souvenir des moments heureux où ils étaient protégés dans les bras de leur mère, sous l’autorité de leur père. Faut-il une frayeur, faut-il une perte pour que l’attachement prenne un effet sécurisant ? Dans un contexte routinier, quand l’attachement est toujours là, il prend un effet engourdissant. Mais quand un événement provoque une alarme ou un sentiment de perte, le dispositif affectif réactive le souvenir des attachements heureux3.
Cela explique pourquoi un enfant qui n’a jamais été aimé ne peut réactiver la mémoire d’un bonheur qu’il n’a jamais connu. Toute frayeur ou toute perte réveille dans sa mémoire la solitude ou l’abandon. Il ne peut pas retrouver le Paradis perdu puisqu’il n’a jamais été au Paradis. Dans sa mémoire, il n’y a que l’angoisse du vide dans un monde où tout est terrifiant.
Un enfant qui a connu les bras sécurisants d’une mère affectueuse a appris à supporter son départ quand, inévitablement, elle doit s’absenter. Il lui suffit de combler ce vide momentané par un dessin qui la représente ou par un chiffon, un nounours qui l’évoque. Le manque de mère est à la source de sa créativité, à condition que, dans sa mémoire, il y ait une trace de mère sécurisante. Tout n’est donc pas perdu quand un enfant a été précocement abandonné. Malgré les troubles majeurs ainsi provoqués, il suffit qu’il ait bénéficié d’un substitut affectif pour qu’il puisse réactiver le souvenir d’un moment heureux. C’est pourquoi les enfants abîmés par la guerre reproduisent rarement la violence, à condition d’avoir été auparavant sécurisés : « Presque toujours, ils deviennent pacifistes ou militants de la paix4. »
L’éducation consiste à imprégner dans la mémoire de nos enfants quelques moments heureux, puis à les mettre à l’épreuve en les séparant momentanément de leur base de sécurité. Quand surviendra l’inévitable moment difficile de toute existence, l’enfant aura acquis un facteur de protection : « Je suis armé pour la vie, disent-ils, je suis aimable puisque j’ai été aimé, il me suffit de chercher une main tendue. » L’aptitude à la créativité qui suit une perte serait-elle due à cette force venue du fond de nous-mêmes où elle a été imprégnée par une figure d’attachement ? « Je sais qu’il y a une force au-dessus de moi, je sais qu’elle me protège. » Est-ce la raison pour laquelle le sentiment de Dieu est régulièrement associé à l’amour et à la protection ? Cette puissance surnaturelle qui veille sur nous et nous punit fonctionnerait-elle comme une image parentale ?
J’ai pris l’exemple des enfants-soldats du Congo qui, dans l’instant même de leur enrôlement, sont traumatisés, j’aurais pu parler d’autres enfants-soldats escroqués par des fabricants d’utopies criminelles comme les Jeunesses hitlériennes ou la croisade des enfants (1212) qui sont partis à pied à Jérusalem pour récupérer le tombeau du Christ. En fait, il s’agissait d’un troupeau de pauvres gens qui ont donné naissance à un formidable mythe. Actuellement, les djihadistes utilisent les enfants pour en faire des bombes. Les survivants, très altérés, se réfugient dans une mosquée ou dans un lieu de prière pour s’apaiser et tenter de se remettre à vivre. D’autres n’y parviennent pas et demeurent déchirés à vie. Quelques-uns pourtant évitent le trauma dès qu’on leur tend la main.
Leur évolution dans des directions différentes dépend de la conjugaison entre une empreinte affective intime qui s’harmonise avec une structure sociale ou spirituelle, une famille d’accueil, une mosquée, une église ou un patronage laïque. Cette transaction entre une mémoire inscrite dans leur cerveau et une institution structurant leur alentour les aide à reprendre un nouveau développement après une agonie psychique. C’est ainsi qu’on définit la résilience.
La grave déchirure de ces enfants blessés active un attachement à Dieu : « Je ne me sens bien qu’à l’église », me disait le petit Congolais au visage tragique. « J’adore aller à la mosquée et sentir le côte à côte, lors des prières », m’expliquait un jeune Palestinien. « Les Jeunesses hitlériennes m’ont rendue heureuse », me confiait une blonde aux yeux bleus. « J’étais très malheureux chez moi où mes parents se battaient tous les jours, dès que j’ai été admis chez les pionniers, j’ai vécu dans l’extase de construire le communisme », me racontait un jeune Roumain qui avait passé son enfance dans un palais du roi Michel transformé en centre de formation près de Constantza, à l’époque de Gheorghiu-Dej.
Ces témoignages me posent quelques problèmes :
Quand on est malheureux, une seule rencontre peut tout changer, à condition que notre structure mentale soit assez souple pour évoluer. Elle ne doit pas être figée par une répétition névrotique où le sujet reproduit sans cesse la même relation.
Encore faut-il que notre milieu dispose autour de nous quelques possibilités de rencontre avec des personnes et des institutions.
Ces rencontres nous métamorphosent parce qu’elles nous proposent une transcendance qui peut être sacrée, laïque, ou profane comme le communisme.
On peut alors passer de l’angoisse à l’extase5. Le sentiment de Dieu serait-il induit par une lutte victorieuse contre l’angoisse ? On souffre, on se crispe, on tend toute notre force pour s’opposer au malheur de vivre et soudain, comme un élastique qu’on lâche, on bascule dans l’opposé, on éprouve une extase. Je cite souvent l’exemple de ce pasteur protestant engagé dans la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. Il prend le train pour se rendre dans une ville voisine, lorsque le convoi s’arrête en pleine campagne. L’armée allemande encercle les wagons. Des soldats montent à chaque extrémité. Le pasteur éprouve une violente angoisse parce qu’il sait qu’il a mis dans sa valise le carnet qui contient les adresses des résistants de son réseau. Il entend le bruit des portières et les ordres des soldats qui se rapprochent. Il va être capturé, torturé et ses amis mourront à cause de lui. L’angoisse lui tord l’estomac, et lorsque la portière de son compartiment s’ouvre, il éprouve soudain un renversement d’humeur, et c’est en pleine extase qu’il est arrêté.
Cette bascule émotionnelle n’est pas toujours provoquée par une lutte contre l’angoisse. Je me souviens de cette adolescente qui déambulait dans sa chambre en essayant de préparer son bac. Accablée d’ennui, elle s’allonge sur son lit pour se détendre un peu et ressent soudain une agréable sensation dans son ventre. Cette émotion enfle jusqu’au moment où la jeune femme est étonnée de penser : « Dieu existe ! » Dans sa famille, personne n’avait ce genre de préoccupation, on n’allait pas à la messe et la religion n’était jamais évoquée. Les parents ont accepté l’affirmation de l’adolescente qui, métamorphosée, a éprouvé le plaisir de travailler, de sortir et de fréquenter la paroisse où l’on réfléchissait au monde métaphysique.
J’ai reçu chez moi un prêtre qui, curieusement, à la demande de sa hiérarchie, était venu me demander un certificat attestant qu’il n’était pas pédophile. Son visage avait la fraîcheur des croyants : yeux écarquillés, sourire ravi à l’opposé du visage des anxieux. Cet homme, très utile dans des orphelinats indiens et africains, m’expliquait qu’il n’avait jamais éprouvé d’angoisse et que, au contraire, il éprouvait une telle extase de vivre qu’il était heureux de la partager.
Dans tous ces cas, l’élan psycho-affectif donne au sujet l’impression d’accéder à une dimension supérieure. Le monde réel, celui de la matière, est peu de chose comparé à la découverte soudaine d’une force surnaturelle. Aucun mot ne peut désigner cette élation. Alors on dit « Dieu », « Allah », « Y » ou « … ». Souvent on ne dit rien parce que nos mots sont conçus pour indiquer quelques segments de réel ou pour donner forme à une idée. Mais quel mot pourrait donner une forme verbale à un indicible intensément ressenti ?
« Madeleine […] trouve dans les représentations qu’elle se donne de son union avec Dieu une joie intense, extraordinaire. » Elle dit : « Mes jouissances ont commencé dans ma jeunesse […] à l’âge de 11 ans […] délices inexprimables, voluptés que je n’ai pas la force de supporter6. »
Éric-Emmanuel...