Le tout premier frisson, le tout premier tressaillement, dans l’éternel néant, fut un son – un son qui ne put être identifié, reconnu, que lorsque l’organisme humain eut produit une possibilité de répondre : autrement dit, lorsqu’il y eut quelqu’un pour écouter, pour entendre. Dans ce processus de création, avec le son apparut aussitôt la présence du temps – le temps qui mesure tout, pour nous humains, de l’aurore au crépuscule, et de maintenant à l’éternité.
Les premiers sons – desquels naquit peu à peu la musique – se produisaient inévitablement dans un certain ordre, suivant un fil que personne ne déroulait et qui, à la fin, conduisait à la formation de longues, très longues phrases. Ici, quel que soit le contexte, mais avant tout dans les arts de représentation, nous touchons à l’essentiel. La longue phrase est composée d’un nombre infini de détails, d’une musique où la beauté repose au cœur même de chaque fragment, car elle le remplit, puis s’en échappe, comme d’un espace unique.
Cela nous conduit à admettre que chaque tentative humaine pour déterminer, pour définir ce qui remplit l’espace, est un pauvre, un très pauvre reflet du détail qui est mis en place et mis en vie par une source qui se trouve, elle, bien au-delà des souhaits, de l’inventivité et des ambitions de l’individu.
C’est pour cette raison que je déplore que n’importe lequel d’entre nous, jeune ou vieux, soit appelé « créateur ». La création n’a qu’une source, qui se situe très au-delà de notre compréhension. C’est là que la forme naît de l’informe. Notre rôle, comme celui d’un bon jardinier, est de reconnaître que c’est uniquement lorsque le sol a été préparé avec amour que la vraie forme est prête à recevoir la nourriture qui la fera grandir, se développer et enfin s’ouvrir.
Innombrables sont les contes qui nous disent comment le monde a commencé, innombrables les tentatives pour percer « les mystères de la création ».
En Afrique, où chaque tribu possède son propre récit de la création du monde, il y a ceux qui parlent d’une longue et belle corde tombant du ciel, avec le premier homme s’y laissant glisser. Ou bien de la Terre qui s’ouvre tout à coup et d’un homme qui en jaillit.
Cependant, un récit très particulier nous vient d’une obscure petite tribu. Ici, c’est le vide qui est évoqué, un vaste néant, sans limites. Et soudain, hors de ce rien situé à l’écart du temps, nous parvient une vibration, un son, et de ce son originel naissent tous les aspects de la création elle-même. Ce conte se mêle aussitôt avec ce que nous appelons « le monde » – la source de toutes les formes que l’humanité a appris à connaître.
Dans les beaux jours des années 1960, de New York à San Francisco, de la côte Est à la côte Ouest, la jeune Amérique vibrait, intensément, animée par le besoin de rejeter toutes les formes et les idées connues pour « quelque chose de nouveau ».
Comme toujours, quand on ouvre la boîte de Pandore, un mélange confus s’en échappe. Il y avait Andy Warhol, il y avait Julian Beck et le Living Theatre, il y avait Joe Chaikin et son Open Theatre, et aussi le culte et la pratique des drogues, du LSD à la marijuana, un monde où l’univers miraculeux, jusque-là caché jusqu’au moindre détail, pouvait être évoqué, senti, vécu.
Je me rappelle avoir vu, à six heures du matin, dans un coffee-shop, un homme qui avait passé toute la nuit à fumer de l’herbe. Il avait commandé une gaufre, une waffle, et, lorsque j’entrai, profondément concentré, il s’efforçait de remplir chaque petite entaille, sur la surface de la gaufre, avec du sirop d’érable, surveillant de près, amoureusement, le passage de chaque goutte. « C’est la plus belle tâche qu’on m’ait jamais attribuée, disait-il. Cela valait le coup de vivre pour connaître ça. »
Lorsque je plongeai à mon tour dans ce monde tout vibrant de peintres, d’acteurs et de musiciens, on me parla d’un compositeur, à New York, que je devais absolument rencontrer. Quelqu’un me conduisit à son appartement, dans le Village. Très chaleureux, l’homme me guida jusqu’à sa femme, qui était là, assise, tenant un violoncelle.
Il saisit lui-même un violon et joua une seule note. Sa femme l’écouta attentivement et lui renvoya la même note, de son violoncelle. Elle maintint le son après que le son du violon se fut effacé, et, quand elle ne put maintenir le sien plus longtemps, on ne sentit aucun arrêt, aucune pause. L’homme reprit à son tour la même note au violon.
Et ils continuèrent ainsi. Cela semblait sans fin, si bien que l’exercice devint assez vite insupportable. Je commençai à taper des doigts, puis à parler, demandant à la fin quelque explication. Très poliment, ils déposèrent leurs instruments. « Notre but, me dirent-ils, est que de plus en plus de gens recueillent ce son. Il peut s’étendre, progressivement. Il peut traverser l’Amérique, aller d’un continent à l’autre, jusqu’à ce qu’un jour il ait réuni tant d’êtres humains que nous soyons tous réunis, que nous ne faisions qu’un. Cela peut devenir le World Sound, le “Son du Monde”. Nous en avons fait un disque. Aimeriez-vous l’entendre ? »
Je me levai et pris la fuite.
Cette intention – réunir le monde entier par un simple son – était un aspect de l’enthousiasme romantique de cette époque-là, mais la qualité essentielle de la vie se laissait aisément oublier. La vie ne peut jamais se répéter. Chaque moment, chaque instant offre la possibilité d’une « création » nouvelle.
« Ne te balance pas. Ne bats pas la mesure avec ton corps. Tu n’es pas un danseur. Assieds-toi bien droit, ne bouge pas, et écoute. »
Il s’agissait d’une amie de ma mère, originaire, comme elle, de Russie. Elle avait étudié le piano à Moscou et, vivant maintenant à Londres, elle donnait des leçons. J’avais douze ans et j’avais déjà subi des leçons fort ennuyeuses, données par des dames impatientes.
Son vrai nom était Vera Vinagradova, mais nous l’appelions tout simplement madame Biek. D’emblée, elle posa une sonate de Mozart sous mes yeux. Par chance, le morceau s’intitulait La Sonate facile.
« Essaie de lire les notes », me dit-elle. Un défi, dès le début. Avec le son de la première note, venait le premier appel à la qualité. « Lorsque tes doigts touchent la note, écoute le son qu’ils viennent de produire et ne laisse aucune tension s’introduire dans tes épaules, tes bras, tes doigts. Tu as fait ton travail, ce que tu avais à faire. Laisse-le filer, s’écouler. Et tiens-toi prêt pour la note suivante, appuie, laisse aller, écoute, appuie, relâche, écoute. »
Et assez vite elle ajoutait : « Dès que tu as appris le premier mouvement, tu dois le jouer à quelqu’un d’autre, à ta mère, à ton frère. La seule raison que tu aies d’apprendre la musique, ce n’est pas toi, c’est pour la partager avec d’autres. »
Assez vite je découvris que ces phrases pouvaient nous emmener assez loin. Tous les deux mois, cette dame louait une salle au Wigmore Hall. Toutes les familles se trouvaient invitées, et les élèves appelés à jouer, de leur mieux. Cela donnait un sens aux leçons, aux classes, et les progrès, souvent, apparaissaient spectaculaires.
Je me rappelle un homme russe d’un certain âge, plutôt corpulent, qui, comme beaucoup d’émigrés en temps de guerre, vivait du marché noir. Dans son enfance, il n’avait pas reçu de leçons de musique, et ce regret ne l’avait jamais quitté. Sa rencontre avec madame Biek fut décisive. Il lui obéit en toutes choses et, quelques mois plus tard, il jouait un morceau assez complexe de Franz Liszt.
Mon premier défi, je dus l’affronter lors de ma première année à Oxford. Madame Biek m’avait donné un concerto de Mozart que je devais jouer avec elle sur deux pianos. Je vins d’Oxford pour le concert. J’étais terrifié. En ce temps-là, c’était la mode, pour les étudiants, particulièrement avant les examens, de renifler un petit coup de benzédrine. Ce que je fis, très décidé, et dans le train, et dans le vestiaire, en attendant mon tour.
Je ne connaissais pas les autres effets de la benzédrine. Quand je m’assis devant le clavier, mes mains tremblaient. Je voyais qu’elles pouvaient se poser sur la prochaine note, mais aussi bien sur la note voisine.
Heureusement, la nécessité de ne pas trahir mon professeur et de ne pas gâcher la soirée me calma, assez vite.
Tout se passa bien.
Les parents encouragent toujours leurs enfants à montrer leurs talents à leurs amis. Cela peut être un morceau sur le piano de famille, ou une chanson, ou quelques pas de danse. Quelquefois même de surprenantes acrobaties.
Il y a toujours une récompense, une étreinte, un baiser ou un « bravo ! » qui soulagent, pour quelques instants, ce sentiment de maladresse, qu’on ressent toujours. Si, d’année en année, un goût, une disposition se manifeste plus clairement que les autres, alors s’élève inévitablement la question : « Que veux-tu faire quand tu seras grand, ou grande ? »
Là, dans les coulisses, prêts à bondir, attendent le succès et l’ambition. Et c’est plus tard, lorsque je me trouvais pris dans « le monde de l’art », que je réalisai à quelle profondeur se cache ce besoin – être approuvé par les autres – et combien de formes différentes il peut prendre.
L’applaudissement est la forme la plus évidente d’approbation. Avec les applaudissements viennent le soulagement et la confiance en soi. J’ai vu des chanteurs d’opéra, dans les coulisses, comptant le nombre de rappels de chaque soliste. « Oh, elle n’est pas fameuse, celle-là. Seulement deux rappels, c’est maigre. »
Bien sûr, il y a aussi beaucoup d’amour et de joie dans l’exploration de ce qui devient peu à peu notre territoire particulier. Pour chacun d’entre nous, ce « territoire », ce « champ », se présente avec ses propres possibilités et limites. À chacun de nous est donné tel ou tel talent – pour celui-ci l’art de la cuisine, pour cette autre le sens de la maternité. Un acteur, lui, ne peut réussir que si son champ est vraiment le bon.
Des parents me demandent souvent quelle est la meilleure manière d’aider des enfants qui sont convaincus qu’ils veulent être comédiens.
« Placez tous les obstacles possibles sur leur chemin », leur dis-je. « Seuls, ceux que rien ne peut arrêter pourront franchir les barrières de la déception, de la frustration, de cet appel qu’on attend et qui ne vient jamais. »
Je cherchais un acteur offrant un physique très particulier, un visage rond et un corps massif. Après de nombreux essais décevants, je tombai sur la photographie, dans le catalogue d’une agence, de quelqu’un qui correspondait exactement au personnage que je cherchais. Il y avait aussi un numéro de téléphone et, bien que ce fût un dimanche, j’appelai aussitôt. Pas de réponse pendant de longues minutes, et finalement une voix répondit. J’expliquai de quoi il s’agissait, et je formulai mon offre.
« Wow ! Je mettais justement le rôti dans le four et je me disais : “J’ai attendu beaucoup trop longtemps ce maudit coup de téléphone ! Si le téléphone ne sonne pas avant qu...