Il y a la mort vraie, incontestable, celle du corps. La science a beaucoup à dire là-dessus. Et même, le sujet est devenu brûlant. Un individu qui meurt abandonne son cadavre aux vivants. On peut l’enterrer, l’incinérer, ou bien on peut l’utiliser à des fins médicales. Aussi est-il essentiel de savoir à quoi on a affaire : une personne ou un cadavre.
Et puis il y a la mort imaginaire. Celle-là aussi pose problème. Car justement, la mort ne s’imagine pas. C’est sans nul doute bien là que s’enracine le problème.
Enfin, il y a la mort des autres. Celle-ci nous laisse souvent désemparé, car, là, impossible de tricher avec la mort, de continuer à faire semblant de rien.
La mort selon la science
Mais commençons par la mort corporelle. En quoi cela consiste-t-il de mourir, d’un point de vue scientifique ?
La question, durant longtemps, ne s’est pas posée. Une personne était déclarée morte lorsque son cœur s’arrêtait de battre, lorsqu’elle cessait de respirer, lorsqu’elle ne réagissait plus à aucun stimulus, lorsque son teint prenait une pâleur cadavérique. Il ne fallait alors pas être grand clerc pour décréter qu’elle était passée de vie à trépas.
Si on avait la curiosité d’attendre plus longtemps, on constatait que le corps se refroidissait, et ce d’environ 1 °C par heure, dans des conditions d’habillement et de température extérieure normales, jusqu’à atteindre la température de la pièce. Une rigidité cadavérique s’installait en une dizaine d’heures, puis s’estompait en une à trois journées. Des lividités rose violacé provoquées par le passage du sang hors des vaisseaux sanguins apparaissaient après quelques heures dans les parties basses du corps, mais pas dans les zones sur lesquelles le corps prenait appui.
En somme, il semble aisé de différencier les personnes vivantes des cadavres. Il existe toutefois des situations où il est possible de se tromper, de déclarer mort quelqu’un qui ne l’est pas. C’est le cas d’états de syncope, de catalepsie qui peuvent suivre une crise d’épilepsie, lors de l’ingestion de certains produits, médicaments, drogues, ou bien quand la température du corps s’est abaissée, par exemple lorsqu’une personne semble être morte de froid ou qu’elle a été prise dans une avalanche. Les battements cardiaques, la respiration peuvent alors être très discrets et passer inaperçus, le pouls n’est plus perceptible, les réflexes pupillaires et musculaires peuvent avoir disparu.
Laissez-moi vous conter, par exemple, l’histoire de ce détenu espagnol, Gonzalo Montoya Jiménez, 29 ans, qui avait été condamné pour vol de métaux et purgeait sa peine dans la prison de Villabona, dans les Asturies. Il avait déjà tenté de mettre fin à ses jours et il semblait bien que cette fois-ci, le 7 janvier 2018, il y fût enfin parvenu grâce à une dose conséquente de médicaments. Trois médecins avaient déjà observé qu’il « ne présentait plus de signe de vie ». Mais, installé sur la table d’autopsie de l’institut de médecine légale d’Oviedo, il parvint à se manifester en poussant de petits cris et en agitant un bras hors du sac mortuaire dans lequel on l’avait placé. Il était temps !
On ne dispose d’aucune statistique permettant de connaître la fréquence de ce genre d’erreur. Mais toujours est-il que cette peur qu’on enterre une personne encore vivante a conduit, à la fin du XVIIIe siècle en France, à attendre au moins trois jours avant de mettre le cadavre en terre. Cela permettait de constater les premiers signes de transformation du corps, comme la rigidité cadavérique, la baisse de la température, et même un début de putréfaction. Puis, au XIXe siècle, on a réduit le temps de latence à vingt-quatre heures, mais avec un certificat de décès dûment délivré par un docteur en médecine.
Si, dans la plupart des cas, cette définition de la mort apparaît comme suffisante, ce n’est plus le cas avec les techniques modernes de réanimation. Une personne en état de mort apparente peut parfois être réanimée. Son cœur, qui s’était arrêté de battre, peut repartir, et si le délai durant lequel le cerveau n’aura pas été irrigué est suffisamment court, soit au maximum trois à quatre minutes, la personne pourra ne pas en garder de séquelles.
Un massage cardiaque et un bouche-à-bouche faits dans les règles, ou bien une assistance respiratoire et, si la réanimation est faite en milieu médical, l’injection de médicaments à visée cardiaque, l’usage de défibrillateur, tout cela peut permettre au sang de continuer à circuler et à apporter de l’oxygène au cerveau. Le cœur met parfois une demi-heure à repartir, voire plus, comme cela a été le cas de cette Américaine de 40 ans, Ruby Graupera-Cassimiro1, qui a fait un arrêt cardiaque durant son accouchement et qui est restée en état de mort clinique durant trois quarts d’heure avant que son cœur ne se décide à battre à nouveau.
Nous avons donc aujourd’hui des personnes mortes et ressuscitées. Des personnes qui peuvent, peut-être, nous parler de ce que cela fait d’être mort. Et, bien sûr, nous les pressons de nous raconter ce qu’elles ont vu de l’autre côté de la mort. Nous aborderons ce sujet un peu plus loin, lorsque nous envisagerons le cas des personnes ayant vécu une EMI, expérience de mort imminente (ou en anglais une NDE, near death experience).
Un autre cas qui se pose aujourd’hui et qui oblige à modifier la définition de la mort est la situation créée par le don d’organes post mortem. On prélève des cornées, un cœur, un rein, un foie, des poumons, un pancréas sur un donneur, et on les greffe sur un receveur en remplacement d’un de ses organes défectueux. Pour que cette greffe ait toute chance de prendre, il convient que le temps durant lequel l’organe à greffer n’est pas irrigué soit aussi court que possible. Les donneurs d’organes sont donc presque toujours des personnes en état de mort cérébrale attestée. Qu’est-ce que cela signifie ?
Le cortex cérébral de ces personnes a cessé de fonctionner, toute conscience s’en est allée et il n’y a plus nulle chance qu’elle puisse réapparaître. Cependant, ces personnes sont oxygénées grâce à un appareil de respiration artificielle, leur cœur bat sans aide particulière, leur corps reçoit des nutriments et des liquides par perfusion, si bien que cet état de vie artificielle et de mort cérébrale peut se prolonger presque indéfiniment.
Ces personnes sont-elles encore des personnes humaines ou bien sont-elles des cadavres ? Eh bien, ma foi, le sujet est controversé. Du point de vue médical et du point de vue du législateur français, l’absence totale de conscience et d’activité motrice spontanée, la disparition irréversible de toute activité des centres supérieurs du cerveau, démontrée par des examens électroencéphalographiques, la disparition des réflexes du tronc cérébral*1, l’absence de respiration spontanée vérifiée par une épreuve d’hypercapnie signent la mort cérébrale et autorisent les prélèvements en vue d’une greffe2. En France, comme ailleurs, on manque cruellement d’organes à greffer et la loi de bioéthique de 1976 repose sur le consentement présumé : si la personne n’a pas fait connaître, de son vivant, son opposition à un tel prélèvement en s’inscrivant dans le Registre national des refus, ou bien si elle n’a pas fait part à ses proches de son opposition au don d’organe, on présume qu’elle est consentante. Depuis 2017, il est possible de s’inscrire sur ce registre par Internet.
C’est donc là le point de vue le plus habituel. Mais d’autres personnes considèrent quant à elles qu’être dans un coma irréversible, ce n’est pas être mort. En fait, la définition de la mort est devenue aujourd’hui des plus floues et semble le plus souvent là afin de fournir aux services chirurgicaux des cadavres dans le meilleur état possible.
Le problème dépasse en fait le don d’organes et concerne aussi l’arrêt des soins à une personne dans cet état de mort cérébrale. La réalité du mourir devient, comme on voit, de plus en plus incertaine sous l’emprise de la technoscience*2 et débouche sur des questions pragmatiques : faut-il continuer à pratiquer la respiration artificielle, ou bien faut-il « débrancher » et laisser le corps s’arrêter de fonctionner ? Et même, si ce corps s’obstine à continuer de respirer par ses propres moyens, faut-il le laisser s’arrêter, faute d’eau et de nourriture ?
On se souvient du cas emblématique de Vincent Lambert, cet homme qui, à la suite d’un accident de la route en 2008, s’est trouvé dans un état végétatif chronique, qui évoluera ensuite en « état de conscience minimal ». Quelques années après l’accident, le cœur de Vincent Lambert bat normalement, il respire sans aide, il réagit à des stimulations de la peau, ce qui suggère qu’il est encore capable d’émotions de base en relation avec le tronc cérébral. Il n’a cependant plus de réflexe de déglutition et doit être nourri artificiellement. Mais, surtout, il n’a plus guère d’activité cognitive. Les noyaux gris centraux du cerveau fonctionnent, toutefois le cortex, le siège de la pensée, est fortement déficitaire et, au vu de son évolution, les médecins estiment qu’il n’a plus aucune chance de recouvrer la conscience. Les médecins et une partie de la famille engagent alors une procédure qui en 2013, conclut que poursuivre les soins relève d’une « obstination déraisonnable ». Mais une autre partie de la famille refuse qu’on arrête les soins et il s’ensuit une longue bataille juridique qui ne se terminera qu’en 2019. La question a profondément divisé la société et la décision finale d’arrêt des soins n’a pas fait l’unanimité, loin de là.
La question qui s’est posée aux familles, aux proches, au corps médical, aux juges est la suivante : Vincent Lambert, qui a des lésions cérébrales irréversibles, qui ne pense plus, n’agit plus, ne rêve plus, a-t-il perdu les qualités qui font un être humain ? Ce qui faisait de lui une personne humaine a-t-il définitivement disparu ? Il est certes toujours un être vivant, puisqu’il respire et que son cœur bat, mais ne sont-ce là que les manifestations de ce qui n’est plus qu’une machinerie biologique tournant à vide ? Cesser d’alimenter le corps en eau et nourriture doit-il être considéré comme un refus d’assistance à personne en danger, voire un meurtre, ou bien est-il à comprendre comme l’arrêt d’une obstination déraisonnable à maintenir artificiellement en vie un corps sans esprit ?
On peut donc, aujourd’hui, du fait des progrès de la médecine, être dans un état indéfinissable de mort-vivant : ni tout à fait mort ni vraiment vivant. Selon ses croyances philosophiques ou religieuses, on penchera d’un côté ou de l’autre.
Le cas de Vincent Lambert est loin d’être isolé. La notion de « mort naturelle » n’a plus grand sens de nos jours puisqu’on considère, en 2015, que la moitié des morts pourrait être différée par des moyens médicaux et que 20 000 personnes, chaque année, sont en situation juridique d’« obstination déraisonnable » et font l’objet d’un arrêt des soins, décidé en accord avec les familles et les proches3.
Mais nous reviendrons plus loin sur les croyances religieuses à propos de la mort et sur les problèmes posés par l’euthanasie et le suicide assisté. Retenons pour le moment ces définitions : la mort dont on parle, celle qui pose des problèmes à la société, aux individus, celle qui angoisse, n’est pas celle qui consiste en un arrêt complet des fonctions vitales. C’est celle qui concerne notre conscience, notre capacité à ressentir, à penser, à décider, à agir. Le fait que notre machinerie biologique persiste à lutter contre l’entropie ne nous importe guère si nos fonctions supérieures sont à l’arrêt, si nous ne sommes définitivement plus conscients ni du monde, ni de nous-mêmes.