La question des rêves que l’on dit « typiques » hante les ouvrages traitant de l’interprétation des rêves depuis le XIXe siècle. Selon ces théories, il existerait des rêves « universels », communs à l’humanité entière et qui auraient toujours la même signification. Outre que je ne pense pas qu’un rêve possède une signification unique, mais plutôt qu’il appelle des interprétations, comment peut-on imaginer que des personnes qui ne sont pas de même famille, qui ne vivent pas ensemble, pas dans la même ville, le même pays ni à la même époque, qui n’ont rien à voir les unes avec les autres, puissent avoir le même rêve ? Et d’abord, s’agit-il vraiment du même rêve ? Il est permis d’en douter. S’il arrive que des rêves mettent en images le même thème, il est extrêmement rare de rencontrer deux rêves identiques.
Une seconde question s’impose aussitôt : ces rêves « typiques » sont-ils aussi fréquents qu’on le dit ? Nous pouvons désormais y répondre puisque les chercheurs disposent depuis une vingtaine d’années de « banques de rêves », c’est-à-dire de listes informatisées de récits fiables de rêves, recueillis en laboratoire, au lit du rêveur. Ces bases de données, pouvant compter plusieurs dizaines de milliers de rêves, sont susceptibles d’être interrogées à partir de mots clés. C’est ainsi que les rêves que l’on pensait « fréquents », comme ceux mettant en scène la chute de dents, par exemple, ne constituent qu’une infime part des rêves collectés1. L’impression qu’ils sont fréquents provient probablement de leur caractère frappant et aussi, il faut le reconnaître, des traces laissées dans la mémoire collective par des textes célèbres.
Freud, en effet, dans sa fameuse Interprétation des rêves, définit une catégorie de rêves dont l’interprétation, d’après lui, pourrait se passer de la parole du rêveur. Il nomme ces rêves qui feraient appel à un prétendu symbolisme universel « rêves typiques » – catégorie dans laquelle il range les rêves de nudité, de mort d’un être cher, les rêves de vol et de chute et les rêves d’examen2. Près de cent vingt ans plus tard, on retrouve la même liste, identique jusque dans les détails, tant dans les ouvrages savants que dans les revues de vulgarisation et, plus grave encore, avec les mêmes interprétations. Qu’en penser sinon qu’en matière d’interprétation des rêves, les auteurs ont bien du mal à faire preuve d’imagination3 – bien plus de mal encore à se fier à la parole des rêveurs ?
Le fait est que la catégorie des « rêves typiques » n’est, à mon sens, pas pertinente. Que tous les êtres humains rêvent de perdre leurs dents ou d’apparaître nus, rien d’extraordinaire à cela puisqu’un rêve est susceptible de traiter, décomposer, brasser et réinventer n’importe quelle expérience de la veille. Il est bien plus important de savoir par quelles paroles, quels actes l’interprète permet à de tels rêves de se réaliser.
Le rêve de Jeanne, typiquement un rêve d’examen, démontre à l’évidence que pour ce type de rêves comme pour n’importe quel autre, on ne peut se passer de l’expérience intime du rêveur.
Rêve 21
« Je passe un examen en touriste… »
Je fais ce même rêve depuis des années. Je me retrouve à l’école, parfois au collège, dans la cour. Je ne reconnais pas l’établissement, ni ma classe, ni les élèves, ni mes professeurs et j’ai les mains vides, sans livres ni cahiers, comme si j’étais venue là « en touriste ». La cloche sonne, je me dirige, tête baissée, vers une salle de classe. Et là, c’est l’examen… et je n’ai rien préparé ! Je me sens alors envahie par un sentiment d’impuissance, consciente de ne rien avoir fait durant toute mon année.
JEANNE, 38 ANS, CADRE COMMERCIALE,
RÉGION DE METZ
Ces rêves qui confrontent le rêveur à des épreuves pourtant surmontées avec succès dans le passé font partie, comme je le disais, de ceux que l’on a coutume d’appeler « rêves typiques ».
Jeanne me précise d’emblée que ce rêve revient souvent. Et, chaque fois, elle se sent déstabilisée au réveil, anxieuse, avec un sentiment flottant de culpabilité. Au point qu’il lui faut parfois quelques minutes avant de réaliser qu’elle a réussi son BTS voilà une vingtaine d’années. Que peut signifier, me demande-t-elle, d’être ainsi plongée dans une anxiété anachronique ?
Lors de notre conversation remontent à sa mémoire des situations angoissantes liées à ses études. À l’âge de 16 ans, elle a dû changer de lycée. Du jour au lendemain, elle se retrouvait loin de chez elle et pour la première fois en internat. Comme il arrive fréquemment, le bouleversement du cadre, la disparition de camarades aimés, l’inquiétude devant des professeurs nouveaux l’ont profondément affectée. D’autant qu’elle a été mal accueillie, dans une classe où les élèves ne cherchaient qu’à chahuter et à insulter les enseignants. Isolée, débordée par son anxiété, incapable d’agir sur les événements, elle a senti la situation lui échapper. Elle a lâché prise. Cette année-là, ses résultats scolaires se sont révélés désastreux. Elle voit dans ce contexte de ses 16 ans l’origine des images du rêve : le collège, la cour, l’anxiété teintée de culpabilité, le fait qu’elle ne reconnaît ni élèves ni professeurs…
Mais pourquoi, s’interroge-t-elle, ce rêve est-il soudain venu envahir ses nuits ? C’est alors qu’elle évoque une situation de panique plus récente. C’était il y a cinq ans, lors de l’accouchement de son second garçon. Là encore elle n’est pas parvenue à maîtriser la situation. L’enfant est arrivé si vite que les médecins n’ont pas eu le temps de lui administrer l’anesthésie péridurale. La douleur a été fulgurante – on peut dire cataclysmique ! Cette douleur inconnue, indicible, est restée inscrite en elle en un « plus jamais ça ! ». Depuis, elle vit dans la hantise d’une nouvelle grossesse – et cela malgré la présence de son stérilet. Au point qu’elle serait prête, me confie-t-elle, à accepter une ligature des trompes, rien que pour se débarrasser une fois pour toutes de cette anxiété.
D’ailleurs, ce rêve d’examen survient chaque fois qu’elle est traversée par la peur de perdre le contrôle de sa vie ou de son corps. Et elle me précise : après un rapport sexuel, par exemple, lorsqu’elle a éprouvé du plaisir, en raison de ses inquiétudes quant à une éventuelle grossesse… Et pourquoi précisément lorsqu’elle a éprouvé du plaisir ? C’est que, venant la distraire, il pourrait lui faire oublier le poids du danger qui plane au-dessus d’elle.
Elle est ainsi, chère Jeanne, par ailleurs si sensible, prête à fondre en larmes au récit des souffrances d’un inconnu, mais arc-boutée dans son quotidien à maîtriser les événements de sa vie. Et maintenant, le rêve d’examen, expression de sa peur de perdre le contrôle, en est aussi devenu le signe. Désormais la question de départ qui était : « Comment conserver la maîtrise de son existence ? » est devenue : « Comment se protéger du retour de ce rêve ? »
J’ai pensé que, pour Jeanne, le rêve s’offrait comme l’objet à traiter. Laissé intact, il fracture à chaque fois son sentiment de plénitude. Il lui faut donc l’apprivoiser, se l’approprier. C’est pourquoi je lui ai dit ceci :
Mon conseil
Permettez-moi un conseil, chère Jeanne : la prochaine fois que vous ferez ce rêve, écrivez-en le texte sur une feuille de papier, aussi détaillé que possible. Pliez la feuille jusqu’à obtenir un rectangle de quelques centimètres et enfouissez-la au fond de votre porte-monnaie. Vous verrez, au bout d’un certain temps, vous l’oublierez…