Le Malheur des autres
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Le Malheur des autres

  1. 352 pages
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Le Malheur des autres

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Citations

À propos de ce livre

«Les médecins français ont inventé le devoir d'ingérence. Parce qu'ils jugeaient que les souffrances appartiennent à tous les hommes et non aux seuls gouvernements qui les abritent, les dissimulent ou les engendrent. La jeunesse de notre pays, celle de l'Europe demain, aspire à leur succéder. Grùce à eux, la France a proposé le droit d'assistance humanitaire que l'assemblée générale des Nations unies a adopté. Aujourd'hui, les intellectuels, les politiques et les juristes s'affrontent sur l'unique concept nouveau de ces temps sans exaltation: le droit d'ingérence.» Fondateur de Médecins sans frontiÚres et de Médecins du monde, Bernard Kouchner a été ministre de la Santé et de l'Action humanitaire.

Foire aux questions

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Informations

Éditeur
Odile Jacob
Année
1991
ISBN
9782738142474

Le droit d’ingĂ©rence



La loi du tapage


« De quoi meurt cet enfant ? Dût la réponse troubler, il meurt aussi de nos silences. »
André Glucksmann, Thierry Wolton.
Putsch Ă  Moscou. Les derniers communistes vont enterrer le communisme sous le ridicule. Les agents d’un KGB qui ordonna la terreur, le meurtre et l’inĂ©galitĂ© tentent pĂ©niblement une derniĂšre intimidation, oublient de fermer les frontiĂšres et surtout de couper les faisceaux hertziens et les canaux satellites des tĂ©lĂ©visions mondiales. Nous assisterons aux opĂ©rations de police et Ă  la dĂ©bandade dans nos salles Ă  manger.
DĂšs lors, l’affaire Ă©tait perdue pour les diplodocus d’une idĂ©ologie de contrainte. Seule la dĂ©mocratie supporte la transparence tĂ©lĂ©visĂ©e, seule la sincĂ©ritĂ© rĂ©siste au direct.
Boris Elstine se hisse sur la plate-forme du char qui l’agresse. Il serre la main de son ennemi, le tankiste de l’ArmĂ©e rouge, qui, Ă©perdu, prend sa tĂȘte dans ses paumes. Les dĂ©fenseurs du Soviet de Russie se retranchent dans le bĂątiment blanc. Ils sont suivis en direct et en permanence par les camĂ©ras de CNN, la chaĂźne d’information amĂ©ricaine. L’index pointĂ©, Elstine donne Ă  Gorbatchev l’ordre de lire le compte rendu du dernier Conseil des ministres devant l’AssemblĂ©e russe. Et les tĂ©lĂ©spectateurs de la planĂšte comprennent avant l’intĂ©ressĂ© que le rĂšgne du prĂ©sident soviĂ©tique s’achĂšve avec l’URSS elle-mĂȘme.
Pendant ce temps d’exaltation lĂ©gitime, des millions d’ĂȘtres s’affaissent au Sud-Soudan privĂ©s de nourriture, oubliĂ©s sans malignitĂ© par les Occidentaux, faute de regard cathodique.
Sans image, pas d’indignation : le malheur ne frappe que les malheureux. La main des secours et des fraternitĂ©s ne peut alors se tendre vers eux. L’ennemi essentiel des dictatures et des sous-dĂ©veloppements reste la photographie et les sursauts qu’elle dĂ©clenche. Acceptons-la sans nous y rĂ©signer : c’est la loi du tapage. Servons-nous d’elle.
Les sollicitations sont si nombreuses, la manne des soutiens si limitĂ©e que les interventions doivent s’imposer par la force de l’insoutenable, ce remords des pays riches. Le poids de l’opinion publique est le seul Ă©lĂ©ment que les hommes politiques ne nĂ©gligent jamais, dans la trilogie du cours de « mĂ©diologie gĂ©nĂ©rale »1. Les meilleures causes vĂ©gĂštent dans l’indiffĂ©rence, les justes combats perdurent sans l’intervention des camĂ©ras. Des hommes meurent Ă  cet instant en Birmanie, au Tibet, Ă  Ceylan et personne ne s’en soucie puisqu’on ne les « connaĂźt » pas, qu’on ne les voit pas disparaĂźtre. La tĂ©lĂ©vision a crĂ©Ă© une familiaritĂ© mondiale. Les Occidentaux reçoivent les grands et les petits hommes dans leurs chambres Ă  coucher. Cette habitude est nuisible Ă  ceux qu’on ne dĂ©couvre pas. On les mĂ©connaĂźt : ils n’existent pas.
La baisse des indignations renforce les atteintes aux droits de l’homme. La colĂšre moderne, la morale d’aujourd’hui viennent de l’Ɠil : force et perversitĂ© des images. Je sais l’importance d’une enquĂȘte longue et courageuse et l’élĂ©gance d’un papier de premiĂšre page dans les journaux qui comptent en France, pays oĂč on lit peu. Je dĂ©plore avec RĂ©gis Debray la raretĂ© des textes Ă©crits qui, par l’effort de lecture, suscitaient une rĂ©flexion. Mais attention aux dĂ©rives passĂ©istes. Ne regrettons pas plus les plumes d’oie que les fausses notions de la RĂ©publique opposĂ©es aux brouillons tĂ©lĂ©visuels.
McLuhan serait dĂ©mocrate et Gutenberg rĂ©publicain : derriĂšre ce raccourci brillant et faux, je sens un regret du temps qui passe comme il passe. Rien ne sert de croire que nous sommes hier. Aujourd’hui, un article de presse Ă©crite, outre le mĂ©rite propre au talent, n’atteint son but que s’il dĂ©clenche aussi les agitations des Ă©quipes de tĂ©lĂ©vision. Les analystes de la planisphĂšre doivent tenir compte, et souvent s’accommoder, des influences de la mĂ©diasphĂšre.
Nord-Sud : un vent violent se lĂšve. Les antipodes retrouvent leur dĂ©finition : lieu gĂ©omĂ©trique des diffĂ©rences. Nous sommes partisans de rĂ©Ă©quilibrer le monde, nous savons que l’urgence prĂ©cĂšde et autorise l’écoute, l’échange et les longs travaux communs avec les peuples du Tiers-Monde qui constituent notre avenir et celui de la planĂšte. Nous reprocher Ă  la fois de ne pas prolonger les interventions d’urgence et de mener ces missions au grĂ© des sursauts de la conscience occidentale, c’est nĂ©gliger un Ă©lĂ©ment trĂšs dĂ©mocratique et rĂ©publicain Ă  la fois : le peuple de France dĂ©cide en dernier ressort de l’utilisation de ses ressources humaines et de son argent.
Pour lutter contre le racisme qui se renforce de l’effet immigration et de l’épouvantail brandi des flux humains incontrĂŽlĂ©s, pour imposer un service humanitaire dans le Tiers-Monde Ă  la place du service militaire et sans dĂ©mission de l’indispensable esprit de dĂ©fense, pour faire accepter un partage sans lequel la planĂšte court vers un cataclysme, il faut populariser les malheurs et se servir des remords. L’Europe doit s’ouvrir et non se cloĂźtrer. Il convient que les jeunes EuropĂ©ens voyagent et dĂ©couvrent les autres, les nombreux et les lointains, se forment avec eux Ă  des mĂ©tiers utiles, les Ă©coutent, les comprennent ou les refusent, et les affrontent. Un affamĂ© compte plus d’ĂȘtre aperçu au dĂ©tour d’un repas Ă  la table familiale, un beau dimanche d’étĂ© dans un pays riche qui se croit malheureux. Qu’on nous pardonne ce cynisme dont personne n’est dupe et que nous avons mis longtemps Ă  supporter nous-mĂȘmes. Il n’empĂȘche pas la colĂšre et les indignations devant les mois perdus et les modernitĂ©s obligĂ©es. Il n’exclut pas le militantisme dans le mouvement humanitaire, il l’impose. Mais comment expliquer la nĂ©cessitĂ© du partage ? Doit-on Ă©voquer la naissance d’un impĂŽt Tiers-Monde, dont la transparence serait entiĂšrement assurĂ©e et permettrait que les jeunes des pays riches cĂŽtoient ceux des pays pauvres ? Le monde ne sera vivable que si les citoyens des pays riches se chargent d’une part de la misĂšre.
La troĂŻka du mouvement humanitaire regroupera les volontaires, les journalistes et les politiques
 Les journalistes et les humanitaires, depuis longtemps, ont entamĂ© un dialogue heurtĂ© et entrepris des expĂ©ditions communes. Ils se retrouvent ensemble dans des lieux de connivence et d’affrontements. Ils ont appris Ă  se connaĂźtre. Seuls les politiques ne savent pas encore que le mouvement les emporte.

La mémoire télévisuelle ne dépasse pas quinze jours

Les images sont-elles suffisantes ? Non, les gestes de mort se ressemblent au point qu’on les croirait mis en scĂšne par le mĂȘme artiste sauvage. Les violences tĂ©lĂ©visĂ©es gomment l’essentiel des diffĂ©rences. La chaleur n’est pas perceptible. Les odeurs, les accents et les couleurs des cieux se confondent. Les cris d’horreur de l’Afrique, du Moyen-Orient ou de l’Europe de l’Est sonnent comme les sanglots des peurs de l’Europe. On ne se souvient pas des images absorbĂ©es devant le rĂ©cepteur, elles ne participent pas d’une comprĂ©hension mais d’un spectacle. Et la mĂ©moire visuelle ne dĂ©passe pas quinze jours.
Qui se souvient du macho protestant venu du froid, peau blanchĂątre, casquette de tweed, arquĂ© sur ses jambes, qui tira sur la foule Ă  travers les tombes du cimetiĂšre de Belfast, pensant qu’un des Dieux en conflit dans la rĂ©gion se tenait rĂ©solument Ă  ses cĂŽtĂ©s ? Quelques jours aprĂšs, de balourds catholiques en tweed lynchĂšrent semblablement, sous les camĂ©ras et donc sous nos yeux, des soldats anglais asphyxiĂ©s par la peur, avec la certitude d’ĂȘtre approuvĂ©s par le Dieu restant. Ces spectacles venaient de chez nous, qui donnons des leçons au monde et traitons de sauvages des hommes qui n’en font pas autant. Nous nous exclamons devant les violences additionnĂ©es des Serbes et des Croates, alors qu’une heure d’avion nous sĂ©pare de Belfast. L’opinion europĂ©enne est sĂ©lective. Les Irlandais n’ont pour eux que ce romantisme de taverne et ces champs sublimes que magnifient les ivresses Ă  la biĂšre. Comment pouvons-nous prĂ©tendre Ă  une quelconque supĂ©rioritĂ© occidentale alors que les grisĂątres et les corpulents de Shankill Road ou du ghetto d’en face, toutes sectes confondues, catholiques et protestants, fournissent au genre humain une ornementation incomprĂ©hensible et parfois bestiale ?
La tĂ©lĂ©vision nous donne Ă©pisodiquement Ă  voir en gros plan une dimension de l’homme que l’on oublie facilement : celle d’un guerrier peureux et aveuglĂ© de haine. Les indignations tĂ©lĂ©visĂ©es sont courtes et disparaissent avec l’image. On fait dans les nouvelles douces, comme dans les mĂ©decines. Hors des lyrismes irlandais, on croyait l’Europe plus protĂ©gĂ©e des violences que le reste de la planĂšte. Depuis les massacres des villages frontaliers de la grande Serbie, on s’aperçoit qu’il n’en est rien. Des conflits effrayants nous attendent Ă  nos portes. Aucun commentateur ne relie les insupportables visions libĂ©riennes, celles des ghettos de Soweto ou d’Alexandra avec les sĂ©quences des violences du Kosovo, de la SlovĂ©nie ou du Haut Karabah. Par le rideau dĂ©chirĂ© du socialisme se glissent des appĂ©tits nationalistes et des dĂ©sastres Ă©conomiques qui susciteront des hordes de barbares.
L’équilibre de la terreur donnait aux conflits locaux des dimensions modestes. On y mourait certes, mais personne, au loin, ne semblait concernĂ©. Les opinions se rassuraient de la guerre froide. Ces protections sont terminĂ©es. L’unanimitĂ© nĂ©e du conflit avec l’Irak a pu sembler fugitivement le prĂ©lude Ă  un gouvernement des consciences du monde, mais les conflits locaux vont fleurir. Ils n’avaient pas vraiment cessĂ©. Suivant les classifications, trente-sept ou quarante-quatre guerres en activitĂ©, comme on dit d’un volcan, secouĂšrent la planĂšte depuis 1945. Et les blancs Occidentaux, vendeurs d’armes concurrents, tĂȘte sous l’aile et pacifisme en bandouliĂšre, se croyaient en paix sous prĂ©texte qu’aucun soldat officiel de leurs armĂ©es n’y mourait en leur nom. Erreur, nous Ă©tions Ă©troitement reliĂ©s Ă  chacun de ces vacarmes.
Cette cĂ©citĂ© nous protĂšge-t-elle ? Nos populations sont incapables, faute de certitudes et d’idĂ©al, d’affronter physiquement un conflit aussi rude que ceux du Cambodge, de l’Afghanistan ou du Salvador, demain celui des Touaregs ou des Yougoslaves.
La rĂšgle est simple. Plus d’images, plus d’évĂ©nements. Voici quelques nouvelles des fronts que nous avons frĂ©quentĂ©s, des petites guerres de ces annĂ©es-ci, que l’on jugait exotiques et qui nous menaçaient toutes ; un Ă©vĂ©nement collant Ă  l’autre sans que personne ne tente, en ces temps d’audimat, de rassembler ces secousses diverses en un mĂȘme mouvement. Un retour par brassĂ©es de ces images cathodiques que rien ne semble relier entres elles, que l’on aura oubliĂ©es aussitĂŽt et qui pourtant sont indispensables, comme si elles crĂ©aient elles-mĂȘmes la rĂ©alitĂ©.

L’erreur de Timisoara fut salutaire pour la presse

Soixante mille morts, donc probablement plus de cent vingt mille blessĂ©s ! Charnier Ă  Timisoara : on avait annoncĂ© des milliers de corps. La crĂ©dulitĂ© nĂ©e d’une image est si forte que la pupille des tĂ©lĂ©spectateurs ne s’était pas accrochĂ©e aux cicatrices visibles d’interventions abdominales, tĂ©moignant qu’il s’agissait de toute Ă©vidence des malades d’un hĂŽpital. L’opinion publique, bouleversĂ©e par les chiffres des victimes annoncĂ©s dans la presse, croyait Bucarest soulevĂ©e en masse, couverte de barricades dressĂ©es contre les chars lourds
 Dans la Roumanie de NoĂ«l 1989, qui en finissait avec Ceaucescu, nous n’avons heureusement pas trouvĂ© les blessĂ©s attendus. IngĂ©rence d’État : les secours humanitaires officiels français s’étaient passĂ©s d’autorisation. Nous avions affrĂ©tĂ© deux avions, des Ă©quipes de secours de la sĂ©curitĂ© civile, un SAMU, un matĂ©riel remarquable, prĂȘt au traitement des dizaines de milliers de blessĂ©s prĂ©vus.
PrĂ©cĂ©dĂ©es par quelques mĂ©decins volontaires, les Ă©quipes gouvernementales gagnĂšrent la capitale roumaine. MalgrĂ© nos tentatives, il fut impossible de se poser Ă  Bucarest. Nous arrivĂąmes Ă  la nuit tombante Ă  Varna, Bulgarie, dĂ©bordant les possibilitĂ©s de cet aĂ©roport, dĂ©chargeant les avions nous-mĂȘmes. Nous nous Ă©tions prĂ©parĂ©s au pire : Ă©quipes nombreuses, matĂ©riel nĂ©cessaire pour faire fonctionner en autonomie deux hĂŽpitaux mobiles. Nous avions rĂ©quisitionnĂ© des camions. Au petit matin, nous sommes arrivĂ©s Ă  RuzĂ©, Ă  la frontiĂšre roumaine. À soixante kilomĂštres de Bucarest en rĂ©volte, des Bulgares, qui n’avaient pas franchi la douane, nous saluĂšrent : « Quel courage, disaient-ils. Vous allez lĂ -bas ? » Eux aussi avaient entendu parler de massacres. Ils avaient dĂ©gagĂ© soixante lits dans l’hĂŽpital de la ville. Ils n’avaient reçu qu’un seul blessĂ© : un accident de la route. Tout Ă©tait dĂ©jĂ  clair.
La frĂ©quentation des guerres, l’habitude des massacres rendaient suspecte cette absence de victimes au plus proche de structures dĂ©bordĂ©es. Avant d’entrer en Roumanie, les mĂ©decins chevronnĂ©s affirmaient aux journalistes incrĂ©dules que les chiffres annoncĂ©s seraient sans doute heureusement faux. Les journalistes trouvĂšrent les secouristes plus prĂ©tentieux qu’honnĂȘtes. La discussion devint vive entre gens fatiguĂ©s et anxieux. Ils nous brandirent, dans les rues de RuzĂ©, les chiffres publiĂ©s du charnier de Timisoara : 4 632 morts ! Nous fĂźmes remarquer qu’un tel comptage exigeait des kilomĂštres de morgue, qu’au plus fort des batailles, depuis vingt ans, nous n’avions jamais vu plus de quelques centaines de cadavres ensemble. Le reste, c’était Auschwitz, oĂč les fours crĂ©matoires palliaient, Ă  grand renfort de technique, le manque de place. Nous affirmĂąmes prĂ©maturĂ©ment que cette dĂ©pĂȘche d’une agence hongroise semblait politiquement suspecte. Dans la fiĂšvre et l’excitation, les journalistes refusĂšrent les arguments des mĂ©decins. Il ne fait pas bon avoir raison trop tĂŽt, on s’attire des haines tenaces. Les mĂ©decins insistaient. Qui donc Ă©tait allĂ© sur place ? Quels comptables s’étaient chargĂ©s de ces macabres additions ? Et pourquoi ces cicatrices de laparotomie sur les victimes, visibles Ă  la tĂ©lĂ©vision et que personne n’avait commentĂ©es ? On n’opĂšre pas des fusillĂ©s ! Ces cadavres venaient de la morgue ou d’un hĂŽpital. Le monde entier avait donc contemplĂ© ces cicatrices sans s’interroger plus loin que nos journalistes de RuzĂ© !
Nous arrivĂąmes Ă  Bucarest sous les acclamations de la rue.
Notre ambassade subissait, comme l’opinion internationale, mais de plein fouet, ce matraquage d’intoxication et de dĂ©formation. Les journalistes locaux comme la presse mondiale hurlaient aux fusillades collectives. Comment rĂ©sister Ă  la panique ? On se terrait de bonne foi, afin d’éviter les malheurs. Les rues Ă©taient libres, mais il fallait y circuler pour le savoir. Les gardes de sĂ©curitĂ©, prudents comme il convient, construisaient un camp retranchĂ© plutĂŽt que de mettre le nez dehors. Seul l’attachĂ© militaire circulait, qui passa pour un provocateur. BarricadĂ©s, traversant le jardin en courant, certains de nos diplomates croyaient que l’on faisait feu sur eux, alors que les gardes roumains se tiraient les uns sur les autres. RĂ©action habituelle : Fort Chabrol doit sentir la poudre.
Des journalistes, chassĂ©s des hĂŽtels avec leur antenne satellite, furent installĂ©s dans l’ambassade Ă  leur demande. La panique s’accentua : le GIGN fut mandĂ©, Ă  tout hasard, alors qu’il ne se passait rien. Plus tard, en inspectant les endroits d’oĂč partaient ces tirs thĂ©oriques sur l’ambassade, on ne dĂ©couvrit qu’une couche de poussiĂšre Ă©paisse. ParticuliĂšrement dans le clocher qui surplombait la cour, oĂč personne n’était jamais montĂ©. Il n’y avait pas une douille.
L’épouvantail de la Securitate Ă©tait brandi dans le mĂȘme sens. Alors qu’on tirait trĂšs peu dans les rues, il devenait nĂ©cessaire de terroriser, d’inventer des souterrains et des tortures. En quelques heures, sur place, on avait compris et apprĂ©ciĂ© ce mĂ©lange de rumeurs, de terreur de la Securitate, de rĂ©alitĂ© d’une armĂ©e maladroite aussi injuste que la milice. Mais on voulait qu’elle se soit rangĂ©e aux cĂŽtĂ©s du peuple alors qu’elle avait tirĂ© et fait des victimes. On inventa des caches, de faux Libyens et de faux Palestiniens, de prĂ©tendus bunkers. À titre humanitaire, on me demanda de ramener dans notre avion une partie du personnel philippin de l’ambassade. Des diplomates prĂ©tendaient que les Philippins « couraient de grands risques avec leurs visages basanĂ©s ». Personne n’a jamais vu un mercenaire Ă©tranger. Seul tĂ©moignage, Ă  l’hĂŽpital des urgences, le directeur nous avait dit : « Il y a un Libyen lĂ -haut et un Palestinien Ă  la morgue. – Comment le savez-vous ? ...

Table des matiĂšres

  1. Couverture
  2. Titre
  3. Ouvrages du mĂȘme auteur
  4. Copyright
  5. DĂ©dicace
  6. Introduction
  7. Le devoir d’ingĂ©rence
  8. Le droit d’assistance
  9. Le droit d’ingĂ©rence
  10. Annexes
  11. Table